« Déjà à l’époque du bagne, on racontait que les prisonniers allaient bronzer sous les cocotiers », lance la journaliste Lucie Inland. Dans son livre, « Surveiller et nourrir, comprendre ce que la prison a dans le ventre », sorti ce 22 mars aux éditions Nouriturfu, elle raconte les préjugés passés – et ceux qui persistent encore – sur le milieu carcéral. « On entend encore souvent que la prison serait le Club Med’ et que les détenus seraient nourris, logés, blanchis », poursuit la journaliste indépendante, qui travaille pour les médias Slate ou StreetPress. Dans son essai, elle retrace une partie de l’histoire des premières prisons et de leurs premiers repas. Du pain, de l’eau, parfois de la soupe. Et dénonce aujourd’hui des manquements encore présents, avec des détenus qui ont faim.
Aujourd’hui, comment se passent les repas en prison ?
Il y a un imaginaire très américain. Mais non, ce n’est pas comme aux Etats-Unis où les repas sont collectifs. En France, il y a deux repas par jour qui sont distribués en cellule : on appelle ça la « gamelle ». Il y a aussi un petit-déjeuner, mais qui ressemble plus à un demi-repas. La distribution est à 11h30 pour le déjeuner, et 17h30 pour le dîner. Le pain est distribué la veille pour le petit-déjeuner du lendemain qui est à 7h30. Il a aussi une boisson chaude et de quoi tartiner son pain.
Sur la question des horaires, il y a un décalage entre le dîner à 17h30 et le petit-déjeuner. J’espère que ça évoluera : ça fait trop long entre deux repas et c’est un peu compliqué à tenir.
Est-ce que les repas sont gratuits pour les détenus ?
La « gamelle » est prise en charge, mais reste souvent insuffisante. À côté, il y a ce qu’on appelle la « cantine ». C’est tout ce que tu achètes au magasin interne à la prison. Et les tarifs sont encore plus élevés qu’à l’extérieur. Cuisiner n’est pas gratuit non plus. Il faut acheter les aliments, mais aussi les ustensiles, les plaques… Pour avoir un frigo, il faut le louer.
Même si on prend en compte les frais de fonctionnement, ces très hauts tarifs sont difficiles à justifier. [Le coût de la vie en prison s’élève au minimum à 200 euros par mois pour les détenus, NDLR]. Après, ce sont des coûts qui peuvent être mutualisés, c’est l’avantage de la surpopulation – si on peut appeler ça un avantage.
Nos détenus ont du talent. Centre pénitentiaire du Bois d'Arcy. / Crédits : CGLPL
Dans ton essai, tu parles aussi de la place des prestataires privés pour les repas. Qu’est-ce que cela change dans la qualité ?
C’est plus compliqué quand il y a une prise en charge privée. [Environ 50 pourcents des personnes détenues se trouvent dans une prison « semi-privée », NDLR] Comme toute entreprise, c’est la logique de rentabilité qui prévaut.
Le plus problématique, c’est le calcul du « taux de prise effective » [Pour lutter contre le gaspillage, le prestataire est désormais autorisé à ajuster, et donc diminuer, sa production en fonction du « taux de prise effectif », c’est-à-dire selon ce qui est réellement consommé par les détenus, NDLR]. Mais ça ne prend pas en compte tous les facteurs comme la qualité. Quand vous avez des personnes qui racontent que des légumes comme les carottes sentent la javel… Ça influe donc sur la qualité et sur la quantité des repas, comme le racontait le journal Les Jours. [Le groupe français Sodexo gère par exemple les services généraux de 26 centres pénitentiaires dans l’Hexagone.]
Et puis il y a les aléas de la prison : il y a des transferts, des changements de cellule, des gens qui sortent… Tu n’es jamais le même nombre en prison. Un repas qui n’est pas mangé, ce n’est pas forcément qu’une personne boude la gamelle. Mais juste qu’elle n’est plus là…
Aujourd’hui, en 2023, quand on est détenu dans une prison française, est-ce qu’on mange bien ?
Les personnes avec lesquelles j’ai discuté expliquent que la gamelle ne suffit pas, si on n’a pas de quoi compléter. Il y a aussi des disparités d’un centre pénitentiaire à l’autre. Je n’accuse personne d’affamer volontairement les gens, mais c’est un problème qui revient régulièrement, depuis pas mal d’années. Le problème c’est que les détenus parlent rarement frontalement du fait qu’ils ont faim. Ils parlent d’abord d’autres problèmes, la nourriture arrive en dernier. C’est ce que rapporte l’OIP.
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Tu parles de la nourriture en prison comme « marqueur social ». Est-ce que tu peux nous l’expliquer ?
Dany Hell’s Kitchen [un détenu qui filmait ses recettes de cuisine depuis sa prison] me disait que celui qui peut acheter sa propre nourriture, comme lui, ne mange pas la gamelle.
J’étais aussi tombée sur un article sur les membres de mafias, qui expliquait comment ils mangeaient en prison. C’est l’exemple un peu emblématique où le rôle social se tient jusqu’au bout. Et pour eux, c’était par exemple complètement inconcevable de ne manger que la gamelle.
Les cuisines sont parfois insalubres, comme ici au centre pénitentiaire du Bois d'Arcy. / Crédits : CGLPL
Quelles sont les conséquences de ces inégalités d’accès à une bonne alimentation en prison ?
Avec des moyens, on est moins isolés. Alors que les indigents [les personnes pauvres en prison] sont mal vus et plus ciblés par des brimades ou des chantages. C’est aussi un amplificateur dans les violences carcérales. Il y a du chantage entre les détenus ou avec leur entourage. Ça peut être de devoir faire passer de la contrebande, de la drogue… Et puis il y a les cas extrêmes de violences sexuelles. Tout ce qui est pression en tout genre.
Il y a également les problèmes sur la santé. Si tu ne manges pas assez ou pas assez varié, ton corps va être affaibli. Avec le choc carcéral, les problèmes psychiatriques en prison [deux tiers des détenus libérés ont des troubles psychiatriques, NDLR], il y a plusieurs facteurs qui peuvent plus ou moins donner faim ou couper l’appétit. Il y a aussi les problèmes digestifs. Le plus répandu en prison, c’est la constipation. Ça se comprend aussi : à quatre dans une cellule, il faut faire caca devant des parfait inconnus.
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Tu parles aussi du trafic en prison. Pas celui de la drogue ou des téléphones, mais celui lié à l’alimentation. Il y a donc un trafic lié à la bouffe en prison ?
Oui, des colis de viandes sont envoyés par-dessus les murs de la prison. Des familles rentrent avec de la bouffe sur eux aussi. Cela peut être essayer de faire rentrer un Twix dans sa chaussette ou un burger dans le soutien-gorge. Souvent c’est de la bouffe maison, car il y a la question de la faim mais aussi tout le lien affectif autour : ça te rappelle ce que tu mangeais en famille, ou ton plat préféré…
C’est interdit d’emmener de la nourriture en prison ?
La nourriture ne peut être rentrée que pour les colis de fin d’année. Mais tous les aliments ne sont pas autorisés et il y a certaines conditions liées à la sécurité ou à l’hygiène. Par exemple, tu ne peux pas amener des oranges en prison ! Même dans le colis de fin d’année. C’est du frais donc ça ne passe pas. Après, il y a des surveillants qui ferment les yeux. C’est un peu comme la consommation de cannabis, tant que ça remplit sa fonction anxiolytique…
Il y a aussi des disparités selon les prisons. En Guadeloupe et en Polynésie française, on peut rentrer certains fruits et des légumes frais, et même des gâteaux d’anniversaire. Si ça se fait dans certaines prisons, ça pourrait être généralisé.
Tu expliques aussi que mal manger en prison est encore vu comme faisant partie de la peine et de la punition ? Comment tu expliques cela ?
Si tu es en prison, c’est que tu as fait de la merde. Et si tu as fait de la merde, il ne faut pas trop en demander. Il y a cette idée qu’il ne faut pas se plaindre parce que tu serais : « Logé, nourris, blanchis aux frais de l’Etat ». Et qu’on ne va pas non plus leur donner de droits à ces gens-là.
Et il y a encore la vision du repas de pénitence : du pain sec et de l’eau. Il y a aussi cette idée qu’il ne faudrait pas que la population carcérale vive mieux que la population générale. Mais la prison est l’application d’une peine. Ce n’est pas un châtiment en plus du fait d’être enfermé pendant une certaine période. Les détenus sont sous la responsabilité de l’Etat. Et c’est indigne de les laisser crever de faim.
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