En 2010, le brigadier-chef Thierry Henion (1) est chargé d’expulser Madame Hendy (1), une femme de 30 ans qui squatte un logement en Île-de-France. Il tombe sur son bébé de 22 mois et des proches venus empêcher l’expulsion. En 2013, c’est cette fois Muriel (1), une employée de la préfecture, qui est bouleversée. Un locataire vient de l’appeler en pleurs pour la supplier de reporter son expulsion et lui dire qu’il pense à se tuer. Rarement confrontée d’aussi près à la brutalité des expulsions qu’elle gère, elle décide d’écrire en urgence au bailleur. Son message est laissé sans réponse et l’homme est mis dehors le jour même.
Ce sont des scènes racontées par le sociologue Camille François, dans son livre De gré et de force, comment l’État expulse les pauvres, à paraître le 19 janvier prochain aux éditions La Découverte. « La question des expulsions est invisible dans les médias, sauf à l’occasion de l’ouverture ou de la fermeture de la trêve hivernale », regrette-t-il. Pendant trois ans, de fin 2012 à 2015, le chercheur chevronné a suivi de l’intérieur les institutions chargées de réaliser les expulsions dans un département de banlieue parisienne. Le deal a été accepté à condition qu’il ne nomme pas celles et ceux qui lui ont ouvert leurs portes :
« Je m’attendais à ce qu’on me mette des barrières à l’entrée. Mais je n’ai pas rencontré tant de refus. Ce sont des institutions invisibles qui n’ont pas le temps d’évaluer leur propre activité. »
Le maître de conférences en sociologie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne a rencontré les « petites mains » du service de recouvrement des bailleurs sociaux. Il a lié des relations avec les juges qui prennent la décision des expulsions au tribunal et s’est infiltré au sein des services de préfecture et de police qui l’appliquent.
À l’issue de sept années à travailler sur ses données, il publie sa grande enquête. On y apprend que 17.000 familles par an étaient mises à la rue par les forces de l’ordre avant la crise sanitaire. Que la hausse du nombre d’expulsions est dû à la répression grandissante de l’État plutôt qu’à l’appauvrissement des familles. Que les résidents de foyers de travailleurs migrants, exclus du droit commun, ont 13 fois plus de risques d’être mis à la porte. Une vision claire et chiffrée des mécanismes qui mènent aux expulsions, loin des clichés.
Pourquoi as-tu voulu traiter ce sujet ?
L’expérience des dettes et la menace de perdre son domicile sont centrales dans la vie des familles populaires. Et pourtant, on a très peu de connaissances sur le sujet. Il y a des travaux sur la situation à l’étranger, mais aucun livre, ni étude, sur les expulsions en France.
Une deuxième raison est biographique. J’ai grandi dans un HLM d’une cité calme de Seine-Saint-Denis. J’étais le petit notable, mes deux parents travaillaient et ma mère était assistante sociale. Au moment où j’ai commencé ce travail, mon père s’est retrouvé assigné au tribunal pour une petite dette de loyer. J’ai voulu comprendre pourquoi lui avait réussi à rembourser sa dette dans les temps, alors qu’un grand nombre de familles n’y parviennent pas.
Dans ton ouvrage, tu bats en brèche le préjugé bien ancré en France selon lequel on ne peut pas expulser des locataires. Pourquoi c’est faux ?
C’est trois fois faux. Une première fois parce qu’un locataire qui ne paye pas son loyer risque effectivement l’expulsion. Chaque année les tribunaux et les forces de police expulsent des milliers de locataires. Avant la crise sanitaire, il y avait environ 17.000 familles par an mises à la rue par les forces de l’ordre. C’est une deuxième fois faux parce que ces expulsions ont augmenté au cours de la décennie 2010.
Enfin, ça l’est une troisième fois, faux, parce qu’il y a tout un halo autour de l’expulsion dont on ne parle pas : les nombreux foyers sous le coup d’une procédure, finissent par quitter les lieux avant l’intervention de la police. Ceux-là ne sont pas comptabilisés dans les chiffres des expulsions – les 17.000. Les procédures peuvent prendre entre dix mois et deux ans. C’est un temps pendant lequel se fabrique l’obéissance des familles à quitter pacifiquement les lieux. Paradoxalement, la longue durée des procédures d’expulsion dispense dans un grand nombre de cas l’État de recourir de manière effective à la violence physique légitime et produit du délogement par la violence symbolique légitime.
Pourquoi les expulsions ont augmenté ces dernières années ?
Le nombre de procès pour expulsion intentés par les propriétaires a augmenté de quatre pour cent entre 2010 et 2019. Mais le plus impressionnant est que, pendant cette même période, le nombre d’interventions de la police pour expulser manu militari les familles augmente de 40 pour cent, soit dix fois plus. La hausse du nombre d’expulsions en France n’est pas simplement due à l’appauvrissement des familles et à l’augmentation des loyers. C’est l’État qui expulse davantage.
Comment ça se fait ?
C’est en partie la conséquence directe d’une politique d’économie budgétaire. Lorsque l’État met trop de temps à expulser, il doit indemniser les propriétaires bailleurs. À l’époque de mon enquête, le budget total de cette indemnisation était de 30 millions d’euros par an, donc très peu à l’échelle du budget de l’État. Sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy puis de François Hollande, le ministère de l’Intérieur a décidé de réduire cette enveloppe. En expulsant les familles plus rapidement, les indemnités baissent mécaniquement.
Mais cette logique d’austérité est absurde puisque les indemnités sont ensuite rendues par les locataires une fois qu’ils remboursent leur dette. Surtout, c’est une économie de bout de chandelle qui se répercute sur un plus gros besoin de financement de l’hébergement d’urgence pour les familles à la rue…
Tu as aussi observé des discriminations concernant les personnes visées par ses expulsions. Qui sont ceux qui risquent le plus d’être mis à la porte de chez eux ?
La discrimination la plus massive est celle qui frappe les résidents de foyers de travailleurs migrants. Ils risquent 13 fois plus que les autres d’être expulsés au tribunal. La principale raison, c’est qu’ils sont exclus du droit commun et ne bénéficient pas du statut de locataire. Ils ne signent pas de baux, mais des conventions d’occupation précaire, ne versent pas de loyer, mais une indemnité de résidence… Résultat, ils n’ont aucune protection et pas le droit à des délais de paiement.
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Est-ce qu’il y a aussi des discriminations chez les locataires qui ont signé un bail ?
Les institutions décident d’une frontière sociale entre les bons et les mauvais pauvres. Cette frontière se nourrit de stéréotypes ou de préjugés associés aux ménages immigrés ou issus de l’immigration. Dans les faits, les ménages non-blancs sont expulsés un peu plus fréquemment et rapidement que les ménages blancs. Mais c’est une corrélation, pas une causalité. Et ces discriminations fonctionnent de manière indirecte. Elles interviennent en amont sur le marché du travail et celui du logement. Par exemple, les ménages immigrés font face à des niveaux de loyers plus élevés dans le parc locatif privé parce qu’ils n’ont pas été pris ailleurs.
Une proposition de loi « anti-squat », portée par la majorité et soutenue par la droite et le RN, a été votée à l’Assemblée nationale le 3 décembre 2022. Elle doit désormais être examinée par le Sénat. Quels seront ses effets si la loi est adoptée ?
Cette loi « anti-squat » porte mal son nom. La population dont elle va radicalement détériorer les conditions de vie, ce ne sont pas les squatteurs qui concernent quelques centaines de lieux par an en France. Ce sont les centaines de milliers de familles qui sont entrées légalement dans les lieux et qui connaissent des difficultés à payer leur loyer.
Cette loi va notamment réduire le délai maximal de remboursement accordé aux locataires qui sont allés en justice. Il va passer de 36 mois à 12 mois. Par exemple, une famille qui doit 3.600 euros devra rembourser 300 euros par mois au lieu de 100 euros par mois en plus de leur loyer. Mécaniquement, un grand nombre de familles se retrouveront insolvables et donc expulsées.
Enfin, cette loi va créer, à côté de la procédure d’expulsion au civil, une infraction pénale contre les locataires qui ne quittent pas les lieux après la décision de justice. Deux tiers des familles ne partent pas par elles-mêmes parce qu’elles n’ont pas de solution de relogement. Donc ces familles, qui sont en situation de pauvreté, qui ont déjà été expulsées, vont être transformées en délinquants. On va leur infliger une amende supplémentaire voire une peine de prison. C’est une logique de criminalisation de la pauvreté extrêmement radicale. Ce serait une révolution conservatrice.
(1) Dans l’ouvrage, les noms des personnes et des lieux ont été changés.
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