Tribunal de Bobigny (93) – Ce n’est pas tous les jours qu’un procureur de la République affirme souscrire à « l’ensemble des démonstrations de la partie civile ». Surtout quand cette partie civile accuse des policiers de violences et d’avoir falsifié un procès-verbal. Pourtant, ce 5 janvier 2023, le procureur adjoint Loïc Pageot soutient devant le tribunal :
« Ce n’est pas de cette police-là dont nous avons besoin. »
Dans son viseur se trouvent trois agents de la Bac du 93 : Kévin G., Sandy M. et Sébastien P. Le premier bleu est accusé de violences volontaires sur Yacine M., après lui avoir fracturé le nez le 9 novembre 2020 lors d’un contrôle nocturne à Clichy-sous-Bois (93). Devant le tribunal, Kévin G. ne cache pas son agacement d’être à l’audience : « Je ne sais pas pourquoi cette affaire est arrivée là. » La réflexion provoque l’énervement de la présidente, déjà exaspérée par le débit très rapide et peu distinct de ce grand baqueux, habillé d’une chemise blanche pour l’occasion.
Le tribunal reproche aussi aux trois policiers d’avoir signé un PV falsifié, rédigé par Sandy M., dans lequel ils accusent Yacine de s’être rebellé devant Kévin G.
Un coup de coude dans le nez
« C’est faux, tout est faux. Je le dis en majuscule et je ne le redirai plus. » À la barre, Yacine M. arrache un petit rire à la juge. Celui qui est à la fois victime et accusé répond toujours la même chose aux affirmations des trois policiers à côté de lui : leur version est bidon. Selon Kévin G., ils seraient arrivés pour une histoire de tapage nocturne en se présentant comme des policiers et auraient annoncé le contrôle. Pour Yacine M., l’histoire est tout autre : alors qu’il bavarde dans sa voiture avec deux amis et qu’il téléphone à un autre en visio, Kévin G. vient lui mettre sa lampe-torche en pleine figure. « Personne ne m’a dit que c’était la police », indique l’homme de 39 ans qui « repousse instinctivement » la lumière. Il se serait alors pris « un coup de coude dans le nez ». Le pif en sang, il se serait fait ensuite tordre le bras. Après avoir été sorti de sa voiture, Yacine M. est projeté au sol et subit une clé d’étranglement par Kévin G.
Mais du côté du baqueux, dans la police depuis presque 15 ans, on décrit une intervention presque exemplaire. Pour lui, l’histoire du coup de coude serait « fantaisiste ». « Je suis grand, le véhicule est bas. Matériellement, c’est difficile », tente-t-il en mimant l’action. Quant au saignement abondant de Yacine, ce ne serait pas dû à un coup ! Le bras de Kévin G. serait juste « arrivé en contact avec son nez » car Yacine M. aurait tordu son poignet gauche lors de l’interpellation – d’où l’accusation de rébellion. « Quelle prudence dans le propos ! », pointe le procureur dans son réquisitoire. La justification laisse également la présidente du tribunal pantoise :
« – Pour vous défendre de cette torsion du bras gauche, vous utilisez votre bras droit dans son nez ? Il a dû arriver brusquement votre bras.
- J’ai mal, je repousse. Comme quand vous touchez une plaque de cuisson chaude, votre bras repart vite. J’avais mal, je voulais que ça cesse. »
« On cassera encore des nez »
Pendant ce temps, les deux autres passagers de la voiture se prennent chacun une volée de gaz lacrymogènes : le premier par Kévin G. quand il sort de la voiture, le deuxième par Sébastien P. alors qu’il est dans le véhicule. « Il est indispensable ce jet ? », demande la juge du tribunal à ce dernier. « Oui, je vois qu’il est grand et costaud. Il veut ouvrir la porte, je repousse la portière et je mets un jet de gaz lacrymogène », détaille sobrement Sébastien P.
Pourtant, ni eux ni Yacine M. ne sont interpellés pour un quelconque délit. « Si monsieur se rebelle, pourquoi ne pas l’avoir interpellé ? », demande la juge d’une voix cassée à Sandy M., qui dirige l’équipage. La policière évoque alors des cris et des menaces dans les bâtiments alentour. Les baqueux auraient entendu des projectiles tomber. « La situation est tendue. Malgré notre intervention, on se retire pour notre intégrité physique », répond la quadragénaire.
Ce n’est pourtant pas ce que montre une vidéo récoltée par Yacine après les faits. Projetée sur les écrans du tribunal, on y voit les trois agents repartir tranquillement. « C’est une image qu’on essaie de donner, de ne pas partir en courant », essaie Sandy M. Mais surtout, on entend distinctement une voix masculine dire :
« On cassera encore des nez. »
Face à cette phrase, les policiers n’ont pas d’explications à donner au tribunal. « Je n’ai pas du tout fait attention à cette phrase-là, j’étais dans ma bulle », se défend Sandy M. Sébastien P. n’a lui « pas le souvenir de ça ». Quant à Kévin G., vers qui les soupçons se portent, il certifie que « les paroles ne viennent pas de [lui] » :
« Ma voix est plus grave que celle qu’on entend. J’ai deux octaves d’écart. »
Pas convaincu, le procureur se dit « surpris » qu’aucun des bleus n’ait entendu quoi que ce soit alors qu’ils entendent « des jets de projectiles ». D’une voix grave, il questionne également l’absence de message radio des policiers vers le commissariat qui se trouve au coin de la rue, à 230 mètres, si la situation était si dangereuse. « Tout est allé très vite », assure Sandy M. Pour le magistrat, la vidéo ébranle toute la version des policiers. « Je laisse le tribunal réfléchir à ce qu’il se serait passé s’il n’y avait pas eu ces deux vidéos », pointe-t-il. Car Yacine M. a bien été placé en garde à vue après les faits.
40 heures de garde à vue pour la victime
Suite au coup qu’il a pris dans le pif, le Clichois se rend au commissariat avoisinant. « Les policiers m’ont invité à aller voir l’IGPN, j’ai suivi leurs conseils. J’ai été au commissariat pour faire constater mes blessures », déclare-t-il à la barre. Sur place, un agent « constate le nez gonflé de couleur bleu », lit la présidente du tribunal. « S’il s’était rebellé, il serait assez idiot pour aller se jeter dans la gueule du loup ? Non, il est tellement choqué par ce qu’il vient de vivre qu’il veut aller en référer à l’autorité de police », lance l’avocat de Yacine M., maître Jean-Claude Cohen, dans sa plaidoirie.
Sauf que les agents de la Bac sont également au commissariat. Selon eux, ils sont au poste pour signaler les faits par écrit, comme ils n’ont « pas pu aller au bout de [leur] action ». La main courante informatisée qu’ils ont remplie parle pourtant d’un simple « tapage » à minuit 30 et non pas d’une rébellion. Pour se justifier de cette absence, les bleus soutiennent que Kévin G. avait commencé à rédiger la main courante et « n’a pas eu le temps de finir ». La présence de Yacine M. dans les locaux les aurait amenés à supplanter la main courante par un PV d’interpellation. Sauf que le document, rédigé par Sandy M., est antidaté d’une vingtaine de minutes. Une « erreur », plaide l’agente. Mais pour l’enquête et le procureur, ce serait plutôt pour gommer la non-interpellation directe de Yacine lors du contrôle, qui fait tache dans leur déroulé. Pour le magistrat, sa venue « a été intempestive et a amené les policiers à penser qu’ils pouvaient peut-être rendre des comptes » suite à la violence subie par le trentenaire, au casier judiciaire vierge. Le magistrat affirme :
« Ce ne sont pas des erreurs sur des horaires mais bien un faux ! »
Yacine a été placé en garde à vue pendant une quarantaine d’heures. Un certificat médical fait le lendemain constate une « fracture des os propres du nez » et lui donne dix jours d’ITT. Yacine M. porte plainte auprès de l’IGPN un peu plus de deux mois après les faits.
Décision le 2 février
« Le tribunal doit faire comprendre que nous avons besoin d’une police exemplaire », lance à la fin de ses réquisitions le procureur Loïc Pageot. Il demande des mois d’emprisonnement avec sursis pour le trio : trois pour Sébastien P., huit pour Sandy M. pour la rédaction du faux et six pour Kévin G., avec en prime un an d’interdiction professionnelle. Le magistrat préconise également la relaxe pour Yacine M. « car franchement, je ne peux pas m’appuyer sur un tel PV pour sa condamnation ! » Après l’audience, son avocat maître Jean-Claude Cohen se satisfait des réquisitions :
« Il faut protéger les policiers quand ils doivent l’être et les fustiger quand ils doivent l’être. »
Le délibéré aura lieu le 2 février.
Photo d’illustration d’un policier, prise lors d’un reportage de StreetPress en mars 2022 à Lucé (28).
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