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    05/10/2022

    « On a un parquet qui enquête sur son propre dépôt »

    Comment le parquet de Paris a enterré l’affaire des maltraitances et racisme au tribunal de Paris

    Par Mathieu Molard , Christophe-Cécil Garnier

    Après la révélation par StreetPress de maltraitance et de racisme au tribunal de Paris, la justice avait ouvert une enquête. Après trois petites auditions et malgré des témoignages qui confirment, le parquet a décidé de « classer sans suite ».

    L’affaire avait fait grand bruit. Le 27 juillet 2020, StreetPress, s’appuyant sur le témoignage d’un policier lanceur d’alerte et de nombreux documents, révélait les maltraitances et le racisme quotidien dans les cellules du tribunal de Paris. Selon le brigadier-chef Amar Benmohamed, plus d’un millier de personnes ont subi de la part de policiers, humiliations, insultes souvent racistes ou homophobes, privations de nourriture ou d’eau, refus de soins médicaux… Certains des fonctionnaires mis en cause auraient également, à plusieurs reprises, profité des transferts vers les prisons pour voler des liquidités ou du petit matériel informatique à des retenus, choisis parce qu’ils ne parlaient pas français.

    RELIRE L’ENQUÊTE : Un policier révèle des centaines de cas de maltraitance et de racisme dans les cellules du tribunal de Paris

    Le policier avait dans un premier temps alerté ses supérieurs et son syndicat, Unité SGP, sans qu’aucune suite réelle ne soit donnée à ces signalements. Pire encore, comme l’avait révélé StreetPress, une partie de la hiérarchie policière avait tenté activement d’étouffer l’affaire. C’est donc en dernier recours qu’il avait accepté de témoigner dans la presse. Cette fois, l’ensemble des médias d’informations hexagonaux relaient l’affaire et le ministre de l’Intérieur est sommé de s’expliquer à l’Assemblée nationale.

    À LIRE AUSSI : Comment la hiérarchie policière a tenté d’étouffer les affaires de maltraitance au Tribunal de Paris

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    Coucou c’est nous. / Crédits : DR

    Le parquet de Paris se saisit. Il ouvre une enquête préliminaire pour « violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique », « injures publiques à raison de l’origine, de l’appartenance (…) à une ethnie, une nation, une race ou une religion » et « injures publiques à raison du sexe ou de l’orientation sexuelle ». Près de 18 mois plus tard, alors même que le témoignage d’Amar Benmohamed est confirmé par d’autres policiers, le parquet va finalement procéder au classement sans suite de cette procédure. Circulez, il n’y a rien à voir…

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    Racisme. / Crédits : DR

    Une enquête judiciaire vide

    StreetPress s’est procuré l’ensemble de cette procédure plus que lacunaire. L’Inspection générale de la police nationale (IGPN) va, en tout et pour tout, auditionner trois personnes. Le premier à être entendu est le policier lanceur d’alerte Amar Benmohamed. Il va réitérer ses accusations. Il évoque les insultes racistes – « bougnoules », « négro » – et les faits de maltraitance comme la fermeture habituelle des trappes d’aération ou les privations répétées d’eau et de nourriture. Il désigne nominativement certains fonctionnaires et plus largement deux des « groupes ». Pourtant aucun de ces fonctionnaires ne sera entendu dans le cadre de cette enquête.

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    Si les syndicats n’ont rien dit c’est qu’il ne se passait rien. / Crédits : DR

    Les deux autres auditions sont celles du commandant responsable du dépôt depuis 2017 et de son supérieur, un commissaire général. Ils vont expliquer n’avoir jamais rien vu. Et pour cause, le premier a son bureau 12 étages au-dessus des geôles quant au second, il travaille à 7km des cellules. Ils vont également affirmer n’avoir été alertés qu’en 2019 par le rapport d’Ama Benmohamed qui va déclencher l’enquête administrative. Tous deux se disent d’ailleurs « très surpris » de ce qu’avance le lanceur d’alerte. « Je n’ai jamais eu connaissance de violences gratuites à l’encontre des détenus », détaille ainsi le commissaire général :

    « Il en est de même avec les propos discriminatoires. Aucune organisation syndicale ne m’a fait remonter de tels faits depuis janvier 2018. »

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    Il aurait dû prévenir… / Crédits : DR

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    Justement, il avait prévenu ! / Crédits : DR

    Si le parquet s’est contenté de ces trois interrogatoires, c’est sans doute qu’il a considéré que les auditions administratives suffisent. Elles ont en effet été versées au dossier. Sauf qu’elles ont été menées dans le cadre d’une procédure interne, donc sans les moyens de coercition propre à la justice et sans être soumises au contrôle d’un magistrat. Par ailleurs, et c’est indiqué noir sur blanc, c’est l’article de StreetPress qui déclenche la procédure judiciaire. L’enquête administrative est antérieure à la publication de cet article, alors comment les policiers entendus auraient-ils pu être interrogés sur l’ensemble des faits rapportés ? Rappelons qu’en plus de révéler l’alerte du policier Amar Benmohamed, StreetPress s’appuie sur de nombreux témoignages ou documents extérieurs à la police. Nous avons ainsi interrogé plusieurs personnes qui ont été enfermées au dépôt, des avocats, et mentionnions par exemple un rapport à l’intention du Défenseur des droits, rédigé après l’interpellation de 102 jeunes qui occupaient le lycée Arago.

    Que dit l’enquête administrative ?

    Bien que lacunaire, l’enquête administrative ne conclut pas à l’absence de faute, bien au contraire. Les difficultés d’accès au médecin ou les privations de nourriture sont confirmées. Au fil des interrogatoires, plusieurs policiers rapportent aussi des insultes répétées de leurs collègues qui traitent les déférés de « bâtard », « [d’]enculé », de « bougnoule », de « négro », de « pouilleux » ou qualifiant l’Islam de « religion de merde ». Des propos à caractère raciste récurrents, confirmés par deux fonctionnaires en plus d’Amar Benmohamed.

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    Personne ne confirme… À part deux témoins et le lanceur d’alerte. / Crédits : DR

    La synthèse qui en est faite pour justifier des sanctions administratives proposées est légèrement édulcorée. Les insultes à caractère racistes, ont disparu. Mais il est bien précisé que trois fonctionnaires ont de manière répétée insulté des déférés, les traitants de « bâtard » ou « [d’]enculé » ; ont « évoqué devant eux, par des propos humiliants et dégradant leur manque d’hygiène », euphémisme la synthèse. Et ce malgré des rappels à l’ordre répété de la hiérarchie qui était donc bien au courant.

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    Les sanctions. / Crédits : DR

    L’enquête administrative a entraîné en plus d’un rappel des règles, deux avertissements (dont un pour Amar Benmoahamed), un blâme, une « alternative aux poursuites disciplinaires » et un passage en conseil de discipline. Des sanctions qui ne sont tombées qu’après la publication de l’enquête de StreetPress. Le parquet a considéré que c’était bien suffisant et a donc décidé de classer sans suite la procédure judiciaire : il n’y aura donc pas de procès. Pas vraiment une surprise pour Arié Alimi, l’avocat du policier lanceur d’alerte. « Il n’y a pas eu de dépaysement. On a donc un parquet qui enquête sur son propre dépôt », pointe maître Alimi. Et de tacler :

    « On apprend ici que la section AC2 du parquet [qui est en charge des libertés publiques] participe activement de la culture de l’impunité et du racisme dans la police. »

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