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    05/04/2022

    Le grand partage

    Le trésor Ratier, les archives les plus convoitées de l’extrême droite

    Par Mathieu Molard , Maxime Macé , Pierre Plottu

    Emmanuel Ratier, journaliste et archiviste d’extrême droite est mort en 2015. Il laisse derrière lui des kilomètres linéaires de documents rares sur son camp. Un trésor convoité tant pour sa valeur historique que pour les secrets qu’il renferme.

    Tout au long de sa vie, le journaliste d’extrême droite Emmanuel Ratier a accumulé une quantité extravagante d’archives et de documents sur son camp politique. Une sorte de bibliothèque d’Alexandrie du pire. Sur les kilomètres linéaires d’étagères sont rangées avec soin les collections complètes de canards d’extrême droite, des ouvrages rares ou interdits, des documents de propagande, des archives vidéo et même des fichiers militants. Il se murmure dans le milieu que certains auraient intérêt à voir ces documents disparaître tant elles pourraient être compromettantes pour leurs carrières politiques ou entrepreneuriales. D’autres aimeraient beaucoup pouvoir les consulter.

    La renommée de ce fonds tient autant de la formidable quantité de documents et d’archives accumulée que de la personnalité de son créateur. Figure presque légendaire du journalisme d’extrême droite, Ratier nourrit autant les fantasmes qu’il suscite l’admiration de sa mouvance. L’homme était discret, presque paranoïaque. Jusqu’à son décès en 2015, il était impossible de trouver des photos de lui sur Internet. Il ne vivait pas pour autant caché, accueillant ses admirateurs au comptoir de la librairie Facta, qu’il a ouvert en 2005. Il animait aussi le Libre journal de la résistance française sur Radio Courtoisie.

    Ratier, un néo-fasciste

    Emmanuel Ratier était un radical. Un « authentique néofasciste, capable de vous recevoir avec une veste à la gloire de la Decima Mas », cette unité d’élite de l’armée fasciste de Mussolini, rembobine une connaissance. Dès ses années lycées, il milite à l’extrême droite. En 1973, alors qu’il est en fac d’histoire à Rouen (76), il adhère au Front de la jeunesse, le mouvement de jeunes des néofascistes du Parti des forces nouvelles. Monté ensuite à Paris, il fait le coup de poing contre les gauchistes avec ses camarades du Gud.

    Il n’en reste pas moins un étudiant sérieux, au parcours scolaire brillant : fac d’histoire, Centre de formation des journalistes (CFJ) puis Sciences Po’. Sa carrière de journaliste, Emmanuel Ratier va la commencer dans une presse de droite presque mainstream. Il signe dans Le Figaro Magazine et Valeurs Actuelles, avant de glisser vers des publications plus marquées à l’extrême droite : Minute, National Hebdo, Le Crapouillot… En 1990, il prend la tête de la maison d’édition Faits & Documents, fondée par un proche du collaborationniste antisémite et antimaçonnique Henry Coston dont il est considéré comme l’un des héritiers.

    On ne nous dit pas tout

    C’est un tournant. Il va à partir de là et pendant 25 ans se consacrer à l’étude des réseaux de pouvoirs qu’il juge occulte. Il publie Mystères et secrets du B’naï B’rith : la plus importante organisation juive internationale (1993) ou Au cœur du pouvoir : enquête sur le club le plus puissant de France (1996). Ces livres aux titres édifiants, sont souvent plutôt bien documentés mais nourris d’un conspirationnisme appuyé. Pour nourrir son livre Les guerriers d’Israël, il envoie même l’un de ses fidèles, Vincent Moysan, infiltrer le Betar, une organisation juive violente qui suscite beaucoup de fantasmes. Il refait le coup avec la Franc-maçonnerie dans laquelle il infiltre un autre de ses proches : Xavier Poussard.

    Mais c’est surtout grâce à la lettre confidentielle Faits & Documents que Ratier gagne sa renommée. Une publication bi-mensuelle dont il réalise plus de 400 numéros et qui compte, sur la fin, quelque 3.000 abonnés (à 80 euros par an). Sur les 12 pages A4 s’étalent des notices biographiques si bien documentées que certains se persuadent qu’il a accès aux fiches des Renseignements généraux. La légende veut aussi qu’aucun procès n’ait été intenté contre le média du vivant de son créateur. Parmi ses coups d’éclat, la révélation en 2012 du nom de l’homme qui a tué Pierre Goldman (demi-frère du chanteur et activiste d’extrême gauche), René Resciniti de Says, marquis, militant d’extrême droite, barbouze et tueur à gages à ses heures. Toutefois, la qualité de Faits & Documents fait débat comme le note dans sa thèse sur le « soralisme » le chercheur Aurélien Montagner : « Nous avons constaté que la plupart des informations sont en fait des éléments biographiques présentés comme des faits significatifs via des rapprochements hasardeux ». L’universitaire précise :

    « Par exemple, si un homme politique a fait ses études dans tel ou tel institut ou école, Ratier va “révéler” que dans la même promotion, se trouvait une autre personnalité, aujourd’hui cadre dans le privé, et que cela peut expliquer certaines amitiés, certains choix politiques, qui ne seraient donc pas dictés par l’intérêt général mais par des liens occultes. »

    L’ami Soral

    Faits & Documents laisse aussi transparaître les obsessions de son auteur, notamment pour les juifs et les francs-maçons. Joint par StreetPress, l’historien Stéphane François assure que l’antisémitisme d’Emmanuel Ratier ne fait aucun doute. Même son de cloche pour Pierre-André Taguieff. Le spécialiste de l’extrême droite confie :

    « Ratier croyait sincèrement que le plan de domination juive mondiale détaillé dans Les Protocoles des Sages de Sion [un faux monté de toutes pièces au début du XXe siècle] était réel. »

    Son obsession pour les complots en tout genre le pousse également à travailler avec Thierry Meyssan sur les attentats du 11 septembre et nier le fait qu’un avion se soit écrasé sur le Pentagone.

    Ses penchants complotistes, bien qu’il s’en défendait, et son obsession pour les juifs le poussent naturellement à tisser des liens avec le duo Soral-Dieudonné. Ratier va progressivement devenir le conseiller éditorial occulte de Kontre Kulture, la maison d’édition soralienne. Un rapprochement que le chercheur Jean-Yves Camus analyse comme une volonté de « s’ouvrir un public plus large de la part d’Emmanuel Ratier ». À l’époque, le système Soral fonctionne à plein régime et il dispose d’une large audience. Il va en effet avoir droit à un renvoi d’ascenseur : Egalité & Réconciliation, l’association créée à la gloire de Soral, va assurer la promotion de Faits & Documents et de son livre Le vrai visage de Manuel Valls (2014), succès éditorial au sein de la droite radicale et au-delà. Le dernier véritable « coup » de Ratier. Les militants d’E&R, vont aussi servir de déménageur à Ratier quand il faut déplacer les tonnes d’ouvrages qu’il entrepose ici et là.

    Grâce au succès de Faits & Documents, il ouvre en 2005 dans le 9e arrondissement, la librairie Facta. Sur les rayonnages, presque exclusivement des livres liés à l’extrême droite à des prix abordables. On y trouvait en bonne place les ouvrages des auteurs de Kontre Kulture. Au fil des années, le lieu devient un petit monument du Paris nationaliste. Pouvaient s’y croiser des théoriciens de la pureté de la race, des chercheurs et même des diplomates étrangers. Il n’était d’ailleurs pas rare que le maître des lieux ferme à clé derrière certains clients pour pouvoir deviser avec eux sans être dérangé. La notoriété du lieu lui vaudra aussi deux attaques des antifascistes.

    Un bon business

    La petite PME d’Emmanuel Ratier, fondée en 1992 et déposée sous le nom de Société normande d’édition documentaire (Sned), lui permet de subvenir largement à ses besoins et à ceux de sa famille. Selon les exercices comptables que StreetPress a pu se procurer, Ratier a pu se verser en plus de son salaire au total presque 270.000 euros de dividendes entre 2008 et 2013 (1). Les parts Sned sont partagées entre lui-même et son épouse Véronique. Selon les statuts de l’entreprise, un certain Hubert Havare a été un temps actionnaire très minoritaire de la PME. Un petit mystère : aucun des spécialistes de l’extrême droite interrogé par StreetPress ne sait qui il est.

    Seulement voilà, Emmanuel Ratier décède accidentellement le 19 août 2015 alors qu’il pratique la spéléologie en famille. Les hommages affluent de toute l’extrême droite (Yvan Benedetti et Serge Ayoub se fendent par exemple d’un petit mot) même si, au Front national, on fait plutôt profil bas, à l’exception notable de Jean-Marie Le Pen et Bruno Gollnisch. Un hommage public où se bouscule toute l’extrême droite radicale est organisé dans la foulée de ses obsèques. La famille d’Emmanuel Ratier, bien insérée dans la société, s’y fait discrète. L’une de ses filles va tout de même prendre la parole à la tribune, mais le visage masqué.

    Préserver le trésor

    C’est à cette occasion qu’un certain Eric Delcroix annonce la création de l’institut Emmanuel Ratier. Un projet initié du vivant du journaliste. En 2014 ont en effet été déposés les statuts des archives associatives du Vexin pour assurer la sauvegarde du « patrimoine national et européen ». Dans les faits, il s’agit de créer un fonds documentaire pour conserver les très nombreuses archives accumulées en près de 40 ans par Emmanuel Ratier. Le premier président de cette association n’était autre qu’Eric Delcroix. L’avocat est connu pour avoir défendu le négationniste Robert Faurisson. Le trésorier de l’époque était Philippe Asselin, industriel normand qui fut un des fondateurs d’Occident dont il a été un temps le secrétaire général. Viennent compléter ce bureau – en tant que vice-présidents – l’auteur de livres de jeunesse et journaliste à Présent Francis Bergeron et Anne Brassié, proche de Civitas, également collaboratrice de Présent mais aussi de Minute et de l’hebdomadaire antisémite Rivarol. Emmanuel Ratier est aussi présent, en qualité de secrétaire. Une composition de bureau plutôt orientée national-catholique qui étonne un peu l’historien Stéphane François qui décrit Ratier comme un homme qui ne faisait pas mystère de son paganisme.

    Pour consulter ces archives, il faut montrer patte blanche. Comme l’expliquait Francis Bergeron en 2015, « ce centre, c’est pour nous. Ça ne sera pas ouvert aux chercheurs, très sympathiques par ailleurs, qui vont écrire des ouvrages à charge contre notre mouvement. On n’a pas de raison de les aider spécialement ». L’adresse des locaux est d’ailleurs longtemps tenue secrète, perpétuant l’idéal de discrétion de Ratier. Jusqu’à un article de La Nouvelle République en 2017 qui révèle que c’est un petit village de l’Indre, Niherne, qui abrite le centre d’archives dans l’ancien dortoir d’une école hors-contrat, gérée par les catholiques intégristes de la Fraternité Saint-Pie-X.

    Le grand partage

    Le bureau de l’association devenu Institut Emmanuel Ratier change en 2017. C’est l’une des filles du journaliste, Marguerite, qui en prend la présidence. L’année suivante pourtant, la veuve et les trois fils du journaliste décident de se séparer de leur « héritage ». La ferme des templiers – jolie bâtisse familiale située à Saint-Martin-de-Boscherville (76) –, où s’est longtemps trouvée une partie des archives, est vendue. Le bail de la librairie Facta est résilié et son stock de bouquins est éparpillé. La Sned, la PME de Ratier, est cédée à une autre société, baptisée Edition et Documentation parisienne, pour la modique somme de 100 euros. Étrange.

    Une partie du stock de Facta est rachetée auprès de la veuve Ratier par la Nouvelle librairie. L’échoppe qui ouvre ses portes en juillet 2018, rue de Médicis, en plein cœur du Quartier latin est tenue par François Bousquet, une figure de la Nouvelle Droite, un courant de pensée politique d’extrême droite. Ce proche d’Alain de Benoist est également rédacteur en chef de la revue Éléments. Rien d’étonnant à ce qu’une partie du fond Ratier finisse entre ses mains. Emmanuel Ratier dit s’être « formé intellectuellement » en lisant cette revue, à laquelle il est resté attaché. Au départ, la Nouvelle librairie devait semble-t-il regrouper plusieurs chapelles de l’extrême droite. Alain Soral affirme ainsi qu’il a été un temps associé au projet, avant que celui-ci ne capote. Nous avons tenté d’interroger le patron de la Nouvelle librairie, mais il nous a fait savoir qu’il ne répondait pas à StreetPress.

    Revanchard, Soral s’en prendra volontiers à Bousquet, le décrivant comme « national-sioniste » et lui reprochant d’avoir perverti l’héritage d’Emmanuel Ratier. Le polémiste antisémite vénal semble surtout lui en vouloir de ne pas vendre les livres de Kontre Kulture, contrairement à ce qui se faisait à Facta : « Soral, n’a jamais fait parti du projet de la Nouvelle librairie contrairement à ce qu’il raconte. Le brouille entre lui et François Bousquet vient simplement d’un problème de commande commercial. La Nouvelle librairie a refusé de commander l’ensemble de son catalogue. Elle ne voulait pas de folklore nazi et antisémite », détaille à StreetPress un proche du libraire (2). Bousquet répond aux attaques de Soral en le traitant de « national-bolchévique ». Ambiance. Piqué au vif, Egalité & Réconciliation va riposter en ouvrant la Librairie Vincent, dans le très chic 7e arrondissement, non loin de l’Ecole militaire. Une autre partie du stock de Facta y est vendue. L’homme qui tient le comptoir n’est autre que Vincent Moysan, l’ancien libraire de Ratier.

    Il est au capital de la société Edition et Documentation parisienne qui a racheté la Sned, la PME de Ratier. À ses côtés parmi les actionnaires, on retrouve le fidèle bras droit, Xavier Poussard, désormais à la tête de Faits & Documents, Sophie Ratier, fille de. Mais l’actionnaire majoritaire est une presque inconnue, Emmanuelle Kerhuel. La femme qui tient une petite boutique de photocopies près de Nantes n’a aucun engagement politique public. Mais c’est en réalité, depuis plus de dix ans, une fidèle d’Egalité & Réconciliation, l’association d’Alain Soral. StreetPress a retrouvé sa trace dans un fichier interne à l’organisation datant de 2010. Selon un ex de l’association, elle serait responsable des expéditions chez Kontre-Kulture.

    La société en question possède à la fois Faits & Documents et la librairie Vincent. Dans la guerre pour l’héritage Ratier, la bande des Soraliens s’est accaparé une part non-négligeable du butin, pour officiellement 100 euros. Selon un proche d’Alain Soral, les gudards Axel Loustau et Frédéric Chatillon, deux intimes de Marine Le Pen, seraient intervenus dans la transaction. C’est d’ailleurs Riwal, la société de communication qu’ils ont fondée, qui édite depuis de nombreuses années maquette Faits & Documents. Un contrat qui aurait pris fin récemment, selon Frédéric Chatillon qui conteste par ailleurs avoir joué un quelconque rôle dans la transaction.

    À LIRE AUSSI, NOTRE ENQUÊTE : Derrière la fake news « Brigitte Macron est un homme », l’ombre du clan Le Pen

    Si la lettre confidentielle fondée par Emmanuel Ratier continue de paraître, elle n’a plus la même cote au sein de la mouvance, qui juge que les informations qu’on y trouve ne sont plus aussi sérieuses que du temps de son fondateur. C’est finalement une fausse information évoquée jusque dans la presse mainstream qui va remettre le titre sur le devant de la scène : « l’affaire Jean-Michel Trogneux ». Selon Faits & Documents, Brigitte Macron serait un homme. Complètement délirant.

    Axel Loustau a été contacté par l’intermédiaire de son avocat. Marine Le Pen, par l’intermédiaire de l’attaché de presse du RN. François Bousquet par l’entremise de l’un de ses proches. Xavier Poussard, Alain Soral, Marguerite Ratier ont également été contactés. Aucun d’eux n’a répondu.

    (1) 94.935 euros en 2008, 68.552 en 2009, 48.529 en 2010, 39.143 en 2012, 18.000 en 2013
    (2) Edit le 5 avril.

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