C’est une rumeur farfelue. Brigitte Macron, l’épouse du président de la République, serait une femme transgenre, née sous le nom de Jean-Michel Trogneux. S’il s’agit bien là du nom de jeune fille de madame Macron, le reste de « l’affaire » est bien sûr totalement fantasmé. Malgré son caractère délirant, l’histoire a été lue, vue ou partagée par des centaines de milliers de personnes. Selon Le Monde, qui a cartographié la propagation de la fake news sur Twitter, elle a surtout circulé dans une galaxie de comptes antivax « autour de Florian Philippot, de François Asselineau et de Nicolas Dupont-Aignan ». Le quotidien note également qu’aucun « membre éminent parmi les internautes proches de Marine Le Pen n’a été impliqué de près ou de loin dans la diffusion de la polémique ».
Et pourtant StreetPress a remonté le fil de cette fake news pour trouver qui en était à l’origine jusqu’à tomber sur des très proches de la candidate du Rassemblement National. Notre enquête révèle en effet le rôle qu’a joué la « GUD connection », ces hommes d’affaires d’extrême-droite intimes de Marine Le Pen, pour soutenir – y compris financièrement – ceux qui ont lancé cette boule puante.
Faits & Documents
Mais ne brûlons pas les étapes. L’affaire « Jean-Michel Trogneux » apparaît pour la première fois en avril 2021, dans le numéro 497 d’une « lettre confidentielle » payante d’extrême droite, baptisée Faits & Documents. Comme l’a relevé Checknews, la fake news est ensuite relayée par des blogs d’extrême droite ou complotistes comme « Profession gendarme » ou « Planetes360 ».
Mais c’est à partir du 10 décembre 2021 que la rumeur va massivement se propager. Ce jour-là, la médium Delphine Jégousse alias Amandine Roy et Natacha Rey, une pseudo-journaliste qui a contribué à l’enquête de Faits & Documents, consacrent un live YouTube de plus de quatre heures à « l’affaire Jean-Michel Trogneux ». La vidéo va être vue plus de 450.000 fois avant d’être supprimée par plateforme. Ça va mettre le feu aux poudres : Twitter et Facebook s’enflamment et la boule puante circule à grande vitesse. L’épouse du président va, comme le révèle Libération, mandater son avocat pour qu’il porte plainte. Depuis, elle remonte ponctuellement sur Twitter ou Facebook, comme par exemple ce mardi 29 mars 2022. Faits & Documents va surfer sur ce buzz à retardement et consacrer pas moins de six autres numéros à cette affaire.
Si cette théorie farfelue a pu prendre corps, c’est notamment parce que Faits & Documents a bonne réputation à l’extrême droite. La lettre confidentielle consacrée à l’étude de la politique française et des réseaux d’influence est fondée en 1996 par Emmanuel Ratier. Ce journaliste et documentaliste passé par Sciences po’ et le CFJ (une école prestigieuse de journalisme) est le disciple du collaborationniste Henry Coston. Lui aussi antisémite et conspirationniste, Ratier a développé une obsession pour les sociétés secrètes. Il va jusqu’à envoyer ses disciples infiltrer la franc-maçonnerie ou le mouvement de jeunesse juif radical, le Betar, rapporte à StreetPress un ancien de cette galaxie. Emmanuel Ratier n’en reste pas moins un journaliste plutôt rigoureux qui a dégoté quelques scoops. Il va, par exemple, révéler en 2011 une liste des membres du Club du Siècle, un cercle mondain où se côtoient politiques, hommes d’affaires et journalistes influents.
Le trésor Ratier
Au fil des décennies, le plumitif a accumulé une documentation, sur son camp politique notamment, absolument titanesque. Des kilomètres linéaires de publications confidentielles et de fichiers militants. En 2005, il ouvre dans le 9e arrondissement de Paris la librairie Facta où il fait commerce d’ouvrages d’extrême droite, pour certains rares ou interdits. En 2015, Emmanuel Ratier décède lors d’une sortie en spéléologie. Dans un premier temps, sa veuve et ses trois filles vont rester propriétaires de l’ensemble des biens. Mais en 2018, le trésor Ratier va être partagé. Différents courants d’extrême droite vont mettre la main sur une part du gâteau. Le gros des archives va être géré par des (très vieux) nationaux-catholiques, une partie des livres en vente chez Facta vont être rachetés par le néo-droitier François Bousquet et sont désormais en vente à la Nouvelle Librairie qu’il dirige. Le reste des bouquins et la lettre confidentielle Faits & Documents vont rejoindre la galaxie Soral.
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Au printemps 2018, la Société normande d’édition documentaire (Sned), l’entreprise qui chapeaute la librairie et la lettre confidentielle change de propriétaire. Vincent Moysan et Xavier Poussard, les deux disciples de Ratier, entrent au capital. C’est le second qui va désormais assumer la présidence de l’entreprise. Mais la majorité des parts tombe entre les mains d’une certaine Emmanuelle Keruhel. La femme qui tient une petite boutique de photocopies près de Nantes n’a aucun engagement politique public. Mais c’est en réalité, depuis plus de dix ans, une fidèle d’Egalité & Réconciliation, l’association d’Alain Soral. StreetPress a retrouvé sa trace dans un fichier interne à l’organisation datant de 2010. Vincent Moysan et Xavier Poussard ne cachent pas non plus leur admiration et leur soutien à Soral. Sophie Ratier, la cadette des filles du fondateur, est tout de même restée au capital (1). Officiellement, l’entreprise a été cédée pour un montant très largement en dessous de la valeur réelle de l’entreprise : à peine 100 euros.
La « GUD connection » à la manoeuvre
Selon nos informations, au moment de cette reprise, deux hommes vont œuvrer dans l’ombre et aider les nouveaux propriétaires à se lancer : Axel Loustau et Frédéric Chatillon. Ces figures éminentes de ce que Mediapart a baptisé la « GUD connection » (en référence au Gud, syndicat étudiant violent dont ils ont été des cadres), sont des intimes de Marine Le Pen. Le premier était jusqu’en 2021 conseiller régional Rassemblement National d’île de France. Il est aussi le trésorier du micro-parti Jeanne, une structure qui sert à organiser le financement des campagnes du parti de Marine Le Pen. Le second n’a jamais eu de fonction élective mais a été salarié de l’équipe de campagne de la candidate en 2017 et la conseille depuis de nombreuses années. Les deux hommes ont fondé ensemble l’entreprise de communication Riwal (2), prestataire récurrent du Front national jusqu’à ce que tout ce petit monde soit rattrapé par les affaires. Châtillon, Loustau mais aussi Riwal et le FN comme « personnes morales » (3) ont été mis en examen dans « l’affaire Jeanne », une magouille financière autour de la campagne électorale de 2012. Si Axel Loustau est finalement acquitté, tous les autres ont été condamnés. La société de communication Riwal est aussi, depuis de nombreuses années, chargée de la mise en page de chacun des numéros de Faits & Documents. En 2018, au moment de la reprise de la lettre confidentielle par des proches de Soral, Frédéric Chatillon et Axel Loustau ont tout fait pour que leur vieux copain Soral « prenne le contrôle de Faits & Document », assure un proche du polémiste d’extrême droite, témoin direct de plusieurs conversations. Une version contestée par le premier. Son avocat assure que « monsieur Chatillon n’a joué aucun rôle dans la reprise de ces sociétés, ni directement ni indirectement ».
Impossible de démontrer le rôle exact joué par les deux hommes. Mais StreetPress s’est procuré de nombreux documents comptables internes aux différentes entreprises de la galaxie Soral. Ils courent sur une période allant de 2010 à 2020 et témoignent de liens financiers nombreux avec la « GUD connection ». Sur l’un d’eux, un tableau Excel, sont listés les créanciers : parmi eux est cité Axel Loustau. Cette dette, de 5.000 euros semble-t-il, est confirmée par un virement mensuel qui court sur plusieurs années de 84 euros, baptisé « LOUSTEAU RBT PRET », abréviation de « Loustau remboursement prêt ». On trouve des mentions d’autres crédits, sans qu’on puisse les étayer.
Il y a aussi un virement de 2.800 euros à l’intention de Riwal, sans que l’objet soit précisé. Frédéric Chatillon reconnaît – par l’intermédiaire de son avocat, maître Alexandre Varaut – que « Riwal a fait durant une longue période la maquette de F&D pour un prix de 400 euros ». Mais « cette relation est désormais terminée », jure l’intéressé. Le nom de l’entreprise apparaît pourtant encore dans le dernier numéro de Faits & Documents (4).
Enfin, plusieurs versements – de quelques centaines d’euros à chaque fois – sont effectués à l’intention de Dreamwell Travel, une agence de voyage, dont Riwal détient 55% des parts. Là encore Frédéric Chatillon reconnaît leur existence tout en minimisant leur importance :
« Dreamwell est une agence de voyage, elle a vendu 3 billets à ce client en 2014 et 5 en 2018 pour un total de 3024 euros ; cela représente 0,002 % du CA de la Société… »
En 2016, StreetPress était déjà tombé sur un document qui montrait que l’entreprise avait organisé un déplacement d’Alain Soral. Dreamwell avait, à l’époque, reconnu du bout des lèvres avoir travaillé une fois seulement pour lui.
Pourquoi soutenir le polémiste antisémite multi-condamné ? « Soral est une grenade dégoupillée et ça les fait marrer », assure une connaissance commune à toute la bande. Un autre abonde :
«C’est justement parce qu’il peut dire des trucs cinglés ou sortir des trucs comme l’affaire Brigitte Macron-Jean-Michel Trogneux, qu’ils le soutiennent. »
Le Rassemblement National jure avoir depuis longtemps coupé les ponts avec Alain Soral. Mais, malgré les scandales à répétition, Marine Le Pen n’a jamais voulu rompre avec Loustau et Chatillon, ses amis de la « GUD Connection ». Comme l’a révélé Le Monde, ils sont encore en 2022 impliqués dans la campagne électorale.
Axel Loustau a été contacté par l’intermédiaire de son avocat. Marine Le Pen, par l’intermédiaire de l’attaché de presse du RN. François Bousquet par l’entremise de l’un de ses proches. Xavier Poussard, Alain Soral, Marguerite Ratier ont également été contactés. Aucun d’eux n’a répondu.
(1) Le capital est réparti de la manière suivante. Xavier Poussard 15%, Vincent Moysan 10%, Emmanuelle Keruhel 65%, Sophie Ratier 10%.
(2) Axel Loustau est depuis sorti du capital.
(3) Également mis en examens et condamnés dans cette affaire : Nicolas Crochet, Olivier Duguet, Jean-François Jalkh, Wallerand de Saint-Just, Sighild Blanc.
(4) Numéro de janvier 2022.
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