Lorsque le soleil se lève sur Rouen le 26 septembre 2019, le ciel a pris des couleurs d’Apocalypse. Un violent incendie s’est déclaré dans l’usine pétrochimique Lubrizol en pleine nuit. Au petit matin, une colonne de fumée noire de plusieurs dizaines de kilomètres de long s’étend au-dessus de la ville et jusque dans les campagnes alentour. « Ce matin-là, j’emmenais ma fille chez l’ophtalmo à Amiens », se souvient Pascal Hénache, ancien commercial de 48 ans reconverti dans le maraîchage (en photo de Une). « Tout le long de la route, on était comme poursuivis par ce nuage. Je me suis dit : “Pourvu qu’il ne pleuve pas”. » Mais il a plu. À son retour à la ferme, il ne peut que constater les dégâts, impuissant. Une pluie sombre et grasse s’est déposée sur ses salades et ses potimarrons, ruisselle le long de ses serres, sur ses ballots de foin.
Dans l’après-midi, tandis que préfet et ministres se succèdent devant les caméras pour rassurer, la commercialisation de toutes les productions agricoles de la zone est suspendue. Miel, œufs, fromages, légumes sont potentiellement contaminés par la fumée chargée d’hydrocarbures et de particules d’amiante. 216 communes sur cinq départements sont concernées.
Les conséquences économiques de l’accident sont un désastre, en particulier pour le monde agricole, ainsi qu’un gigantesque gâchis. En moins de trois semaines, quelque dix millions de litres de lait sont jetés. Les maraîchers ne sont pas épargnés. Pascal Henache est contraint de détruire 5.000m2 de légumes plein champ cultivés en bio, le cœur gros. « Septembre, c’est une période importante pour nous, on a encore les légumes d’été et les légumes d’hiver qui commencent à arriver. Ça fait des beaux paniers », explique-t-il. Les mois qui ont suivi ont été si difficiles qu’il a bien failli renoncer et revendre sa ferme.
Le bon voisin
Eric Schnur, le PDG du groupe Lubrizol entend se comporter « en bon voisin » suite à l’incendie. C’est du moins ce qu’il affirme lors de son audition par la commission d’enquête au Sénat fin octobre 2019. Joignant le geste à la parole, il annonce la création d’un fonds de solidarité pour venir en aide aux quelque 3.800 agriculteurs touchés par la catastrophe, sans attendre l’issue d’un procès qui durera vraisemblablement des années.
C’est ainsi que le 25 octobre, soit un mois plus tard, une convention – confidentielle – est signée par l’entreprise avec le FMSE, le fonds de solidarité agricole qui indemnise habituellement les agriculteurs lors de catastrophes climatiques et un cabinet de conseil, Extech, missionné pour étudier les dossiers des futurs demandeurs. Le tout en présence du Premier ministre, Édouard Philippe.
La promesse de générosité de Lubrizol n’est pas désintéressée. Ledit fonds de solidarité a moins pour objectif le soutien aux paysans normands que le règlement à l’amiable du préjudice occasionné par l’incendie. En échange du versement d’indemnités, les agriculteurs s’engagent par écrit à « renoncer définitivement et irrévocablement à toute réclamation, instance ou action, passée, présente ou future, à l’encontre de Lubrizol France, de The Lubrizol Corporation et de toutes ses filiales […] ». Ou comment acheter le silence. À ce jour, Lubrizol a indemnisé 1.870 dossiers, soit en théorie 1.870 parties civiles en moins dans la procédure en cours pour « pollution » et « mauvaise gestion d’un site Seveso », dans laquelle l’entreprise est mise en examen.
Julia Massardier, l’une des avocates rouennaises du collectif Lubrizol, met en garde contre ce genre de procédure. « En tant que pénaliste, j’ai l’habitude que les choses soient réglées publiquement, cet accident ne concerne pas qu’un particulier ou un autre, il touche la société entière. Hors avec cette procédure extra-judiciaire, le litige se règle en douce et à aucun moment l’entreprise n’est mise en cause », regrette-t-elle alors qu’elle déconseillait à ses clients d’accepter un tel deal. Elle précise : « Certains, des petits agriculteurs, des petits commerçants, écrasés par la pression financière n’ont pas eu vraiment le choix d’accepter », avant d’évoquer le cas d’une dame, coiffeuse à domicile, qui l’avait contacté pour se joindre aux plaintes, et aurait finalement pris moins de 200€ pour boucler sa fin de mois.
D’après Me Massardier, le contrat passé entre les indemnisés et Lubrizol ne les prive pas de toutes possibilités de recours pour autant. Ils ne pourraient certes pas demander de nouvelles indemnités pour le même préjudice – les pertes d’exploitation en l’occurrence – mais bien porter plainte pour mise en danger de la vie d’autrui, par exemple. « Quoi qu’il en soit, l’effet psychologique est fort. Cela a découragé beaucoup de monde », reconnaît-elle. Il faut avoir les reins solides, ou plus rien à perdre, pour prendre le risque de se mettre à dos une multinationale comme Lubrizol.
La stratégie de l’entreprise chimique semble fonctionner. Pascal Henache, le maraîcher, raconte comment les rangs des manifestations avec ses confrères et consoeurs se sont clairsemés au fur et à mesure que les indemnités tombaient :
« À la première, on était assez nombreux et remontés, puis c’est devenu glauque. Personne ne voulait dire combien il avait touché, les gens disparaissaient. À la dernière, à Paris, on était sept. »
La paix à pas cher
Quel a été le prix du silence ? En octobre 2019, le directeur du fonds de solidarité (FMSE) Joël Limouzin évoquait sur France Info la somme de 50 millions d’euros. Un montant rapidement démenti par le PDG du groupe Lubrizol. Le jour de la signature de la convention, le Premier ministre Edouard Philippe solde l’estimation à cinq millions d’euros. Soit dix fois moins. Deux ans après la création des fonds de solidarité, les sommes abondées par Lubrizol restent toujours inconnues. « Lors d’une réunion en 2020, j’ai posé la question à la directrice générale de Lubrizol, Mme Striga. Elle m’avait répondu que ça ne se faisait pas de donner le prix d’un cadeau », grince Christophe Holleville, secrétaire de l’Union pour les victimes de Lubrizol. Malgré nos sollicitations répétées auprès de Lubrizol et du cabinet Exetech, nous avons échoué à notre tour. Le « bon voisin » reste pudique.
Un certain nombre d’indices permettent tout de même à Christophe Holleville d’estimer :
« Lubrizol a acheté les plaintes des sinistrés à prix discount. »
Ainsi, seuls un tiers des agriculteurs indemnisables en ont fait la demande auprès du fonds. Le dossier à monter et la longueur de la liste des pièces justificatives en ont découragé plus d’un. Ensuite, tous les dossiers n’ont pas été acceptés. L’entreprise revendique « être venue en aide » à 85% de dossiers présentés. Enfin, les indemnisations ont rarement été à la hauteur du préjudice.
Pascal Henache a négocié sec le remboursement de ses légumes jetés pendant l’interdiction de commercialisation, mais n’a rien obtenu pour la perte de sa clientèle en vente directe qui a boudé les produits locaux jusqu’à six mois après la levée de la consigne. Pour les producteurs de fromage, le lait a été remboursé, mais pas le prix de vente de leur produit transformé.
« Il a fallu un an en râlant et en faisant pression constamment pour être payé », ajoute encore Olivier Navé, producteur de cidre à Saint-Aignan-sur-Ry. « On n’a pas pu faire de cidre cette année-là. De toute façon, ça ne faisait pas envie. Je n’aurais pas voulu avoir ça sur la conscience ». En plus de ses pommes, Olivier Navé a été contraint de jeter une partie de sa production de légumes pourtant situés à l’extérieur de la zone de restrictions : « Mes clients habituels – des magasins bio – ne m’achetaient plus rien ». L’appellation « produit en Normandie » est devenue un repoussoir commercial. Il finit par obtenir 4.000€.
Des oursins dans les poches
La multinationale, propriété du milliardaire Warren Buffet, a des oursins dans les poches. Derrière le comptoir de son café-snack, situé dans un centre commercial proche de l’incendie, Marie (1), coquette quinqua aux ongles nacrés vêtue d’un épais tablier de coton, en a fait l’expérience. Lorsqu’un second fonds d’indemnisation est créé en octobre 2019 à destination cette fois des commerçants et collectivités touchés par l’incendie, Marie monte un dossier, bien décidée à réclamer à l’entreprise la moitié de la perte de son chiffre d’affaires, soit 6.000 euros. Quelques semaines après, elle reçoit une proposition d’indemnisation de… 2.000 euros. « Leur seconde proposition, ils l’ont envoyée au printemps 2020, en plein Covid, pensant sûrement qu’on serait pris à la gorge et qu’on accepterait ». Le cabinet Exetech lui propose alors 4.000 euros. Pour Marie, le compte n’y était toujours pas :
« Ils pinaillent pour quelques milliers d’euros, une grosse boîte comme ça. Ils n’en ont rien à faire, ils n’ont jamais demandé comment on allait, si on n’avait pas eu de problème. On a dû fermer, on a eu des nausées, des migraines. On ne sait pas à quoi on a été exposé. Moi, pour 4.000 euros, je garde ma liberté »
Si certaines communes ont accepté des dédommagements d’à peine quelques centaines d’euros pour le nettoyage des rues et des écoles, tout en renonçant à poursuivre l’entreprise, Charlotte Goujon a refusé tout net. Mairesse de Petit-Quevilly et élue à la Métropole Rouen Normandie, elle explique : « Pour les collectivités, le plafond d’indemnisation était de 5.500 euros. C’est sans commune mesure par rapport aux frais engagés, tant pour le nettoyage que pour la perte d’exploitation des transports en commun ou les salaires des agents que nous avons arrêtés ». La métropole, qui estime son préjudice à 1,3 million d’euros – « sans compter le préjudice d’image pour le territoire, ou les conséquences à long terme » –, a porté plainte.
Dans certains cas, un accord a été trouvé mais l’argent n’a jamais été versé. C’est ce qui est arrivé à Eric Hartout, patron du All Sports Café, une affaire à plusieurs centaines de milliers d’euros de chiffre d’affaires mensuel. Attablé à la terrasse de son bar-restaurant sur les quais de Seine, juste en face de l’usine Lubrizol, il se souvient du jour de la catastrophe. « On se serait cru dans un film de zombie, la ville était complètement déserte. Je m’attendais à voir débarquer des sangliers et des chevreuils », ironise ce sexagénaire aux yeux rieurs, barbe d’une semaine et chemise fleurie de myosotis. En dépit de son ton jovial, il est remonté comme un coucou. « Mes experts et les leurs se sont mis d’accord très vite sur la somme de 138.000 euros, ce qui était très proche de notre estimation de la perte d’exploitation. Car on a rapidement rouvert après l’incendie, mais à part quelques fidèles, les clients ont déserté. On a fonctionné à régime réduit pendant plusieurs mois », rembobine-t-il. Deux ans plus tard, il n’a toujours pas été payé. Malgré les relances de son avocate, c’est silence radio du côté du cabinet Exetech.
Coralie et Nicolas Courtin, qui tiennent le camping Les Minières, ont reçu une proposition d'indemnisation de 572 euros par Lubrizol. S'ils avaient accepté cette somme, ils auraient dû « renoncer définitivement et irrévocablement » à toute réclamation contre l'entreprise. / Crédits : DR
Alors que les autorités promettaient la transparence sur l’accident et ses conséquences, l’opacité règne. À quarante kilomètres de Rouen, dans la campagne du Pays de Bray, Nicolas Courtin vante « les vastes étendues vallonnées à la nature verdoyante » de ce coin de Normandie. Il y tient le camping Les Minières avec sa femme Coralie. « C’est fou de se dire qu’on est à la fois si loin et si près des usines », philosophe le directeur. Le jour de l’incendie, une pluie visqueuse a recouvert les caravanes immaculées et les mobil-homes. Une partie de sa clientèle, des ouvriers en déplacement, plie bagage : le chantier ferroviaire à proximité est suspendu pour ne pas les exposer aux conséquences de l’incendie. Nicolas Courtin réclame simplement à Lubrizol le remboursement des annulations : 1.500 euros. Le cabinet Exetech lui en propose 572 exactement. « Mais juste après mon passage sur France 3 où j’ai piqué mon coup de gueule, ils m’ont recontacté pour me proposer 1.079 euros, donc le double. Je ne comprends même pas à quoi correspond la somme et quels sont les critères. On dirait que c’est à qui fera le plus de bruit », s’interroge-t-il, dubitatif. Il a refusé et porté plainte.
Pour Christophe Holleville, le secrétaire de l’Union pour les victimes de Lubrizol, le cabinet Exetech qui est chargé d’indemniser les victimes gère au cas par cas sans véritable barème. « Un de nos adhérents, M. Ribel, un vieux paysan à la retraite, avait écrit une lettre directement à la directrice générale de Lubrizol, Mme Striga, pour lui faire part de sa situation. Précaire, il vivait des légumes de son potager et vendait le surplus au marché. Ils ont sans doute été touchés par sa situation, ils lui ont livré pour 900 euros en nature de bâches agricoles et de bois de chauffage. Comme ça ». À ce jour, M. Ribel est le seul particulier indemnisé par Lubrizol. Et il n’y en aura pas d’autres avant l’issue d’un procès.
Pour les particuliers, le seul recours reste désormais la plainte. L’avocate rouennaise Julia Massardier en a déposé environ 120 pour ses clients, parmi lesquels les habitants de l’air d’accueil pour les gens du voyage, situé derrière l’usine Lubrizol. Au total, ce seraient environ 1.000 plaintes qui ont été déposées à ce jour par des particuliers, des collectivités ou des associations. Une goutte d’eau au regard d’un bassin de population de plusieurs centaines de milliers d’habitants touchés. Même si Lubrizol joue la montre, même si le procès doit durer 15 ans, Marie, Eric Hartout, Nicolas Courtin ou Christophe Holleville promettent qu’ils ne lâcheront pas.
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(1) Cette commerçante a préféré garder l’anonymat.
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