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    06/07/2021

    Entretien avec William Acker, auteur du livre « Où sont les gens du voyage ? »

    « Si tu ne trouves pas l'aire d’accueil, cherche la déchetterie »

    Par Léa Gasquet , Yann Castanier

    Pour vérifier l’adage, le juriste William Acker a fait l’inventaire des lieux où se situent les aires d’accueil en France. Pollution et isolement : les résultats sont édifiants.

    L’ensemble de ce (long) travail sur les conditions de vie des voyageurs a été financé par les lecteurs de StreetPress. Merci.

    Sur son compte Twitter, suivi par plus de 15.000 personnes, William Acker dénonce quotidiennement les discriminations que subissent – non sans résistances – les voyageurs en France. Le racisme environnemental en est une forme particulièrement insidieuse, que ce juriste de 30 ans synthétise en un proverbe : « Si tu ne trouves pas l’aire d’accueil, cherche la déchetterie. » À mi-chemin entre le conseil pratique et le trait d’humour noir, cet adage qu’il entend depuis l’enfance dit la relégation des voyageurs assignés à vivre au bout des villes, près des stations d’épuration et des casses automobiles.

    William Acker a grandi en caravane avec sa famille sur un petit terrain agréable en Seine-et-Marne mais situé au bout d’une rue sans lampadaire ni trottoirs : la route s’arrêtait à la dernière maison de « sédentaires ». Il en a gardé le sentiment d’être « un peu hors de la ville ». Le décès de son grand-père, qui s’était battu toute sa vie pour la mémoire des camps d’internement tziganes, va déclencher l’envie de s’investir. Peu après, en 2019, l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen produit sur lui l’effet d’un coup de tonnerre lorsqu’il s’aperçoit qu’une aire d’accueil est située à moins de 300 mètres du brasier de produits chimiques. L’événement sera le point de départ d’un travail colossal : afin de poser des chiffres sur une réalité connue empiriquement, il étudie la situation géographique de 1.358 aires dites « d’accueil » et en tire un premier livre, paru aux Éditions du commun. « Où sont les gens du voyage ? » se situe à mi-chemin entre l’inventaire critique et le récit familial.

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    William Acker a publié son premier livre aux Éditions du commun, où il étudie la situation géographique des aires dites « d’accueil ». / Crédits : StreetPress

    C’est quoi au juste une aire d’accueil ?

    Concrètement, c’est du goudron, des marquages blancs au sol et une barrière à l’entrée : c’est un parking. Dans le droit, c’est un espace public destiné à accueillir une catégorie particulière de la population qu’on appelle les « gens du voyage ». Ce terme a été inventé par l’administration pour désigner des gens qui auraient pour point commun « un mode de vie en habitation mobile traditionnel », pour les distinguer de ceux qui ont des caravanes pour le loisir. Dans ma famille, on préfère « voyageur » car c’est un mot qu’on a choisi, qu’on ne nous a pas imposé.

    Et depuis quand ça existe ?

    Dans les années 1970, il y a eu des expérimentations de type quartiers réservés aux gens du voyage, comme la cité gitane à Berriac (11) ou le hameau tsigane à Plan-de-Grasse (06). Puis, avec la loi Besson, toutes les communes de plus de 5.000 habitants ont eu l’obligation de se doter d’une aire d’accueil. Ça ne représente que six pour cent des villes en France. Aujourd’hui seulement 3,60 pour cent des communes ont effectivement une aire, et comme les voyageurs n’ont pas le droit de stationner ailleurs, ils sont exclus de 96 pour cent du territoire.

    Ces aires d’accueil ne sont pas très accueillantes justement…

    Il y a un adage chez les voyageurs : « Si tu ne trouves pas l’aire, cherche la déchetterie. » Je l’entends depuis que je suis enfant. Tous les voyageurs savent que la majorité des aires sont insalubres et dans des localisations pourries. Il y a aussi des chercheurs qui travaillent sur ces inégalités environnementales, comme l’anthropologue Lise Foisneau et Valentin Merlin.

    Au moment de l’incendie de Lubrizol, avec Lise et Valentin, on s’est rendu compte qu’il y avait une aire juste à côté de l’usine. Ils sont partis sur place, on a formé une sorte de collectif et on a monté une opération médiatique pour mettre le sujet sur la table. On dénonçait une situation qu’on constate empiriquement, sauf que pour être audible, on nous demandait de le prouver par des chiffres.

    Donc je me suis lancé : j’ai recensé 1.358 aires. J’ai déterminé leur localisation par rapport aux commodités, aux centres-villes et quels types d’installations se trouvent à proximité. Désormais, je peux affirmer qu’à l’échelle nationale, 70 pour cent des aires d’accueil sont isolées et plus de la moitié sont polluées.

    Quelles sont les nuisances dont les voyageurs sont le plus souvent les victimes ?

    Les voisinages les plus typiques sont les voies de chemin de fer et les autoroutes. À Saint-André dans le Nord, la ligne TGV passe littéralement au-dessus des caravanes. Dans le quart sud-est, les emplacements des aires suivent exactement le tracé de l’A9, « l’autoroute du soleil ». Bien souvent, il n’y a même pas de barrières de sécurité. Ensuite, viennent les déchetteries et les stations d’épuration. C’est vraiment récurrent et ça confirme notre adage ! Et les usines, car les aires sont souvent situées dans les zones commerciales ou industrielles. J’en ai compté 40 à moins de 500 mètres d’une usine classée Seveso (les plus dangereuses), comme celle de Petit-Quevilly à côté de Lubrizol, ou celle de Saint-Menet près de Marseille derrière un site pétrochimique.

    Est-ce qu’il y a des régions plus réglos que d’autres ?

    Il existe de grandes disparités d’un territoire à l’autre mais surtout une très grande majorité de mauvais élèves. Certains départements sont particulièrement inhospitaliers, comme l’Ain, la Seine-Saint-Denis, les Alpes-Maritimes ou le Nord. Et si on zoome encore, il y a des lieux catastrophiques où l’on atteint quasiment 100 pour cent d’aires isolées et polluées. Je pense à la Métropole de Lille, qui est l’une des pires de France.

    Tu as toi-même vécu sur des aires ?

    Ma mère est née dans un bidonville dans le quartier de la Pallice, à la Rochelle. Moi, j’ai eu la chance d’éviter les endroits catastrophiques. Avec ma famille, on vivait dans la même rue, en Seine-et-Marne, sur un terrain qu’on avait bien arrangé. Mais on n’avait pas de voirie. La route s’arrêtait à la dernière maison de non-voyageur. Il y avait un sentiment d’être un peu hors de la ville. Je me souviens d’une fille avec qui je rentrais du lycée, qui me demande où j’habite. Je lui dis : « Au bout de la rue ». Et elle me dit : « Oh mais c’est plein de gitans là-bas, fait attention. » C’était ma famille !

    Tu évoques aussi ton histoire familiale, en quoi cela a nourri ton projet ?

    Pour moi, ce travail de recensement, c’est aussi un cheminement personnel. À 18 ans, j’ai quitté mon foyer, j’ai fait l’armée, j’ai fait des études, j’ai fait ma vie… Je me suis un peu éloigné de ma famille. Et puis la maladie de mon grand-père m’a ouvert les yeux. Ça a été un électrochoc. Mon grand-père parlait beaucoup de l’internement des voyageurs. Il voulait qu’un mémorial soit créé sur le camp où avait été internée notre famille pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est mort il y a deux ans sans avoir pu mener son combat jusqu’au bout. Je me sentais redevable, je voulais porter son héritage. Ce livre est une manière d’honorer la mémoire de ma famille.

    Pourquoi faire ce lien entre la situation actuelle et l’internement des tsiganes ?

    On ne peut pas comparer le traitement des tsiganes dans les camps d’internement et le traitement des voyageurs dans les aires d’accueil, mais on peut déterminer une volonté politique continue de discrimination et de sédentarisation. Au début du XXème siècle, la France a adopté les premières lois discriminatoires à l’égard des « nomades » avec un système de fichage ethnique, le contrôle des déplacements. Puis, pendant la Seconde Guerre mondiale, les gens ont été internés sur la base de ce fichage ethnique. Ils ont même été les derniers libérés des camps en 1946.

    Après la guerre, le ministère de l’Intérieur a écrit noir sur blanc aux préfets qu’il fallait « continuer à profiter des résultats heureux du décret de 1940 sur l’internement des nomades ». Ça a posé les bases des politiques publiques pour la suite : civiliser, sédentariser les « nomades », tout en les tenant à l’écart. Je n’invente rien, je reprends des travaux d’historiens. Aujourd’hui, sur certaines aires, ce sont des policiers municipaux qui font appliquer le règlement intérieur. La symbolique du camp ne peut pas être plus forte.

    Concrètement, comment as-tu travaillé pour réaliser cet inventaire ?

    Ce n’est pas mon métier. Je suis juriste, donc concrètement, j’y ai passé pas mal de nuits blanches. Plus sérieusement, j’ai défini une méthodologie carrée pour qu’on ne puisse pas me reprocher d’être subjectif, qu’on dise que c’est un travail fait par un gitan pour les gitans ! Par exemple, pour le voisinage des usines Seveso, j’ai défini un périmètre de 500 mètres. Donc si l’aire est à 700 mètres de l’usine, je ne la prends pas en compte. Pour l’isolement, je prends en compte la distance entre l’aire d’accueil et la mairie, car c’est là où se trouvent généralement les commerces et les services. Depuis l’aire d’Aix-en-Provence, il faut 3h40 de marche pour rejoindre le centre-ville, donc la journée pour aller acheter une baguette.

    Ensuite, j’ai complété avec des témoignages très factuels. Par exemple, près de l’aire de Concarneau, dans le Finistère, en vue satellite, je ne voyais qu’un entrepôt. Grâce aux témoignages des habitants, j’ai su que c’était une usine de traitement de déchets de poisson, donc très difficile de vivre à côté de ça, parce que ça pue.

    À quelles difficultés tu t’es heurté ?

    Il y a une sorte de loi du silence sur les aires d’accueil, les gens ont peur de parler. Ou plutôt, ils veulent bien témoigner, mais pas que leur témoignage soit publié par crainte de s’attirer des ennuis avec l’administration. Ils sont souvent en situation de précarité, certains sont en retard dans le paiement de leurs charges, beaucoup ne peuvent plus voyager et sont en attente de logements sociaux ou de terrains familiaux. S’ils se plaignent, l’administration met en place des mesures d’intimidation : le terrain familial qui ne sera pas octroyé, des pressions administratives, une menace d’expulsion. Ça a été le cas à Petit-Quevilly après la médiatisation des voyageurs qui ont subi l’incendie de Lubrizol. Une vingtaine de policiers ont débarqué peu après pour contrôler tout le monde.

    Pourquoi les aires sont aussi souvent situées dans des endroits pollués ?

    On a un système, pas forcément imposé par une volonté étatique, mais par une succession de pratiques dictées par un antitsiganisme très ancré. Un maire qui décide d’installer une aire près des habitations, cela peut lui coûter son mandat même s’il y est obligé par la loi. Aujourd’hui, ce sont les agglomérations et les métropoles qui ont cette compétence, donc la personnification est moins forte et il me semble que les réalisations d’aires vont plus vite, mais ça n’arrange rien aux emplacements. On cherche toujours à isoler les aires sur des terrains qui font l’objet de moins de convoitises, donc moins chers, donc des terrains pollués.

    Tu peux nous expliquer la notion de racisme environnemental que tu développes dans ton livre ?

    Elle a été portée par les mouvements noirs américains pour faire reconnaître l’exposition accrue des quartiers noirs aux atteintes environnementales. Ce terme s’est importé en Europe. Dans un rapport récent, le Bureau européen de l’environnement le reprend à propos des lieux d’habitation des Roms en Europe de l’Est : de manière systémique, ce sont des bidonvilles et des quartiers pollués.

    En France, la loi fait référence aux « gens du voyage », donc pas directement à l’ethnie ou à la race, mais de fait, ce terme administratif désigne les Gitans, les Sintés, les Manouches, les Yéniches… Donc on a des terrains publics, choisis par les pouvoirs publics dans des lieux isolés et pollués, pour une catégorie de population appréhendée sur des critères ethniques et raciaux : c’est du racisme environnemental.

    Quelles conséquences sur la santé des voyageurs ?

    Le problème, c’est qu’on a peu d’études à ce jour qui portent clairement sur l’impact de l’environnement des lieux d’accueil sur la santé des voyageurs. Une étude de Médecins du monde qui date de 2001 montrait que l’espérance de vie des gens du voyage était inférieure de 15 ans à la moyenne nationale. L’environnement des terrains n’y est sûrement pas pour rien !

    Est-ce que c’est toute la politique d’accueil qu’il faut revoir aujourd’hui, à ton avis ?

    Oui, parce qu’il y a un défaut intrinsèque : il existe plusieurs systèmes d’accueil pour plusieurs types de publics et un de ces publics est appréhendé par sa catégorie ethnique. Quand on voit différence de localisation entre les aires d’accueil et les aires de caravaning, la discrimination est très claire. Les voyageurs ne peuvent pas accéder aux terrains de camping. Pendant longtemps, ça a été interdit noir sur blanc à l’entrée des campings, mais il y a eu des jurisprudences qui ont estimé que c’était discriminatoire. Donc maintenant, les campings interdisent les caravanes à double essieux qui sont utilisées majoritairement par les gens du voyage. C’est plus subtil. Le jour où on aura une réelle égalité d’accès au territoire, ce sera le jour où chaque ville prévoira un espace d’accueil, pour toutes les personnes en habitation mobile.

    Au-delà, de l’inventaire des lieux, tu fais aussi un inventaire des luttes…

    Des gens m’ont demandé, « pourquoi les voyageurs ne se révoltent pas si c’est si terrible que ça ? ». Le problème c’est que quand ils se révoltent, les médias présentent ça comme des violences. En réalité la résistance est quotidienne : s’amuser des gestionnaires, refuser de payer pour protester contre les conditions d’accueil ou refuser d’aller sur les aires… C’est ce que montre le travail de Lise Foisneau auquel je fais référence. Il y a aussi des collectifs structurés, souvent portés par des femmes, comme celui d’Hellemmes-Ronchin qui sont à la croisée, peut-être sans s’en rendre compte, de plein de combats : le féminisme, l’écologie, la lutte pour la dignité des voyageurs… Il y a un gros travail à faire sur l’accès des voyageurs aux médias, car on ne va les voir que lorsqu’il y a une installation illégale ou un fait délictuel.

    Moi je ne suis pas porte-parole. Aujourd’hui, je ne vis plus en caravane, donc ce n’est pas à moi de porter les luttes, c’est à ceux qui les vivent au quotidien. Ce que j’espère, c’est que mon travail d’inventaire pourra servir d’outil pour ces luttes.

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