« On m’a comparé à un terroriste », lance Brahim au téléphone. Il décrit précisément et d’une voix calme les derniers mois « hallucinants » qui l’ont mené à son licenciement. Mais aussi la peur qui s’est installée au sein de sa famille et ses nuits blanches :
« Depuis que la police est venue chez moi, je me demande si je ne suis pas fiché quelque part. Et peut-être qu’un jour ils reviendront, mais pas de manière aussi décontractée… »
En septembre, Brahim est embauché comme assistant d’éducation (AED) dans un collège de Roubaix. « J’avais dans l’optique de rester quelques années et ensuite faire une formation pour devenir éducateur spécialisé », explique-t-il. L’homme de 37 ans est connu dans son quartier pour son engagement en tant que militant syndical et ses différentes actions associatives. Mais après un débat avec un professeur sur l’utilisation du terme « esclavage » dans un devoir, Brahim est accusé de radicalisation par le collège. Licencié pour « faute grave », il est aussi signalé par l’administration. Dans la foulée, deux agents du service départemental du renseignement territorial (SDRT), chargés de détecter les cas de radicalisation, ont débarqué chez le surveillant :
« J’ai eu de la chance ! J’aurais pu me faire défoncer la porte à 4h du matin. Mais ils m’ont quand même posé des questions gênantes, comme ce que je pensais de telle ou telle mosquée. Dans ce climat, forcément on a peur. »
Son conseiller syndical CGT, Samuel Meegens, commente : « C’est complètement ahurissant cet emballement. Je me demande où est le discernement dans cette institution ».
« Captif » ou « esclave » ?
Tout a commencé fin novembre. « Je surveillais un élève en inclusion : il était exclu de cours mais devait rester dans le collège faire des exercices. » Son professeur le rejoint et lui donne un devoir d’histoire sur la colonisation et l’esclavage. Brahim est surpris par la formulation de l’énoncé : « Comment expliquer que des Africaines et Africains comme la Quimanbouc se retrouvent captifs sur des navires européens pour ensuite devenir esclaves dans les colonies américaines ? ». Il n’est pas d’accord avec l’utilisation du terme « captif » et suggère au prof’ le mot « esclave ». « Je lui ai dit qu’à partir du moment où l’esclave est capturé pour être un esclave, c’est un esclave. Et je lui ai cité le décret Colbert de 1685 et l’article 44 du Code Noir, qui stipule bien que quand un Africain naît, il naît esclave. » Le professeur, lui, affirme son désaccord. L’échange, qui ne dure pas plus de quelques minutes, se serait déroulé dans le calme selon Brahim. Mais dans l’après-midi, le professeur d’histoire interpelle Brahim dans les couloirs d’un ton colérique et lui aurait crié :
« Tu te prends pour qui ? T’es pas historien, t’es rien. Moi je suis historien, tu connais rien au sujet. Tu remets en cause l’Éducation nationale. Et en plus tu parles devant un élève. »
Surpris, Brahim s’excuse auprès du professeur : « Jamais je n’aurais pensé qu’il aurait pu mal le prendre… ». En rentrant, il explique le débat qu’il a eu avec ce professeur d’histoire sur son compte Facebook, tout en demandant l’avis à ses amis. Le lendemain, il reçoit un appel d’une des deux CPE du collège qui lui demande d’effacer « immédiatement » sa publication. « Sur le moment je ne comprends pas et lui demande pourquoi. Elle me dit : “Tu l’effaces !!” » Brahim s’exécute immédiatement.
« Et le matin suivant, on m’a accueilli comme un terroriste. » Brahim est sommé de se rendre dans le bureau de la principale : « Et là, on m’a rappelé la mort de Samuel Paty [professeur d’histoire-géographie assassiné et décapité le 16 octobre 2020 après être sorti de son collège de Conflans-Sainte-Honorine], on m’a dit que je mettais en danger le professeur et le collège. On était quasiment en train de me comparer aux personnes qui avaient causé sa mort… ». Pourtant sur son compte Facebook, le surveillant ne nomme ni le collège ni le professeur. Dans le compte rendu de l’événement, que StreetPress a pu consulter, l’administration bute sur deux passages du post de Brahim :
« M. [Nom] a écrit que “très vite [ses] oreilles sont en alerte, qu’est-ce que j’entends ?…” puis “Là plus le choix ma grande bouche est obligé de s’interposer. – Super votre devoir Monsieur P… mais je ne suis pas du tout d’accord avec le sens de votre question […] à partir du moment où une personne est capturé pour être rendu à l’état d’esclavage ça devient un esclave captif.”
« Il a également écrit : “[…] que pour moi les mots et les thermes employé sont super importants surtout dans un contexte historique, et que le sens d’une phrase peut tromper sur de vrai fait.” »
Brahim est mis à pied jusqu’à nouvel ordre. Mais ce n’est que le début d’une escalade qui ne prendra fin que plusieurs mois après.
Soupçonné de terrorisme
Deux semaines après sa mise à pied, Brahim est convoqué à un entretien avec la direction du collège. Il s’y rend accompagné de son conseiller syndical CGT, Samuel Meegens. En face d’eux, la principale, la CPE et une inspectrice du rectorat. La discussion dérive rapidement sur son compte Facebook. « Ils m’ont notamment reproché mon pseudonyme. À la base je suis rappeur et mon pseudo est Prince BR le Fellagha », raconte Brahim, avant de continuer :
« Et là, la principale m’a expliquée que Fellagha était synonyme de terrorisme. Et m’a fait comprendre qu’en gros j’étais partisan du terrorisme. »
Lui et son conseiller tombent des nues. Un « Fellagha » est un terme utilisé pour désigner un combattant algérien, marocain et tunisien, entré en lutte pour l’indépendance de son pays entre 1952 et 1962, alors sous domination française. « Je lui ai demandé si c’était fréquent qu’elle surveille la page Facebook de ses personnels », s’exclame Samuel Meegens, de la CGT Tourcoing. « Ils ont aussi laissé entendre très clairement qu’il [Brahim] sortait des valeurs de la République, et qu’il n’avait pas respecté le devoir de réserve », précise le militant. Brahim leur rappelle son engagement pour son quartier et plus précisément son activisme contre la radicalisation :
« Ils n’ont rien voulu comprendre. Pour eux j’étais quelqu’un qui avait un discours haineux, partisan du terrorisme. »
D’autres posts Facebook qu’aurait publié Brahim et antérieurs à l’affaire sont évoqués. On lui reproche également d’avoir donné un goûter à un élève qui n’avait pas déjeuné, un matin en début d’année. « Au moment où ça s’est passé, je ne savais pas qu’on n’avait pas le droit à cause des allergies alimentaires. Je me suis excusé et promis de ne plus jamais le faire… »
Brahim, surveillant dans un collège à Roubaix, a été licencié et signalé pour radicalisation après un débat sur l'esclavage avec un professeur. / Crédits : DR
La direction l’informe qu’il passera en commission consultative paritaire à l’Académie du Nord, le 11 mars.
Signalé pour radicalisation
Une semaine avant la commission, il peut consulter son dossier à l’Académie. Il est rempli de captures d’écran de son compte Facebook. Photos de profil, posts, commentaires, partages… Et découvre également une note indiquant que la principale du collège a fait un signalement pour radicalisation auprès du Service départemental de sûreté territoriale « parce qu’il [Brahim] voit la transmission de son histoire personnelle comme un combat et revient régulièrement sur l’oppression des minorités », selon le document que StreetPress a pu consulter. « Je n’ai pas compris, j’étais sous le choc », souffle l’ex surveillant.
Il découvre aussi ce qu’il assure être un « faux témoignage ». Il y est écrit : « Une AED me rapporte que [un autre AED au sein du collège] […] et connaissance de [Brahim] l’a croisé et, dans la discussion lui rappelé qu’au collège, ils étaient là pour les élèves. [Brahim] lui a répondu qu’ils ne menaient pas le même combat. » Il met au courant ce fameux collègue AED, qui assure n’avoir jamais entendu ni rapporté ces propos, et rédige un document pour démentir ces dires.
À LIRE AUSSI : La drôle de fiche envoyée par l’Université de Cergy pour détecter la radicalisation
Le 11 mars, la commission se déroule dans un climat tendu. Là aussi, le sujet du devoir d’histoire n’est pas abordé : « Quand j’ai commencé à en parler on m’a dit : “si vous continuez je vais vous expulser” », raconte Patrice Vandemaele, le deuxième conseiller syndical CGT de Brahim. La commission n’aborde pas non plus le signalement pour radicalisation. Le débat revient encore au compte Facebook. « Ils m’ont fait comprendre que j’étais dans un état de victimisation et que j’étais un peu communautaire », explique Brahim. Le 2 avril, Brahim reçoit sa lettre de licenciement pour « faute grave » sans indemnité.
La visite de police à son domicile
Entre-temps, un jeudi après-midi, alors que Brahim fait du bénévolat dans son quartier, il reçoit un coup de téléphone. À l’autre bout du fil, deux agents des renseignements de la sécurité territoriale. [Un service chargé de repérer les personnes radicalisées.] « Ils me demandent s’ils peuvent me voir tout de suite. » Brahim leur donne rendez-vous chez lui immédiatement. Assis dans son canapé, les deux agents posent nombre de questions à Brahim : habitudes religieuses et alimentaires, activités… « À la fin, un des policiers m’a dit “je te laisserai tranquille mais tu es encore dans nos radars”. » Brahim se demande désormais s’il est « fiché quelque part » et déclare :
« Ça a fini par installer un climat de peur au sein de ma famille. »
Il raconte le manque de sommeil, et les questionnements quotidiens : « Cette histoire a pris des proportions impossibles… Est-ce que ça a blessé l’ego du professeur qu’un mécanicien le reprenne ? Est-ce que mon côté activiste les a froissés ? »
« Je trouve cela scandaleux, on prend un fait anecdotique et on le monte en épingle pour le licencier », complète son collègue Patrice Vandemaele. Tous deux affirment que cet « incident » avec le professeur aurait dû simplement mener à un avertissement, voire à un blâme.
Brahim, lui, est à la recherche d’un nouvel emploi et a pris contact avec un avocat. Il compte porter plainte pour « licenciement abusif » devant le tribunal administratif :
« Cette histoire a pris des proportions hallucinantes. Je n’ai pas envie de lâcher l’affaire. »
Contactés, ni le collège ni le rectorat de Lille n’ont donné suite à nos sollicitations.
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