En mars 2020, Julie participe à une manifestation féministe. « La police a pulvérisé du gaz lacrymo sur mon visage à bout portant. Deux jours plus tard et alors que ce n’était pas prévu, j’avais un retour en force de mon endométriose », témoigne l’étudiante :
« C’est comme si le gaz avait tiré mes règles de mon corps, douloureusement, deux semaines à l’avance. »
Sa camarade, Amélie, a participé à la même manifestation. « J’ai aussi une endométriose, et rien que trois heures après l’action, j’avais déjà des crampes et des saignements comme jamais. Tout ça alors que je n’étais pas censée avoir mes règles avant une dizaine de jours », se remémore la jeune femme.
De nombreuses personnes témoignent de différentes perturbations menstruelles après avoir été exposées au gaz lacrymogène. Lucie (1), une Lyonnaise de 27 ans, montre son application de suivi des règles. Sur l’écran, on peut constater qu’au mois de décembre dernier, ses règles sont venues deux fois au lieu d’une. C’est ce même mois qu’elle a participé à une manifestation et respiré une grande quantité de gaz. Ezékiel, une personne transmasculine de 18 ans, déclare qu’à chaque manifestation, à peine le gaz inhalé, il ressent de violentes crampes qui se traduisent par des saignements inexpliqués quelques heures plus tard. Léa (1), une jeune rennaise, raconte qu’après avoir participé à des manifestations étudiantes, ses douleurs au moment des règles se sont aggravés :
« Maintenant, j’ai mal à en vomir quand j’ai mes règles, je ne peux plus tenir debout. Je suis allée plusieurs fois aux urgences, mais on ne m’a rien trouvé de particulier. »
Des risques de fausses couches
Il n’y a pas qu’en France qu’on s’inquiète de l’impact des gaz lacrymogènes sur l’utérus. Aux États-unis, on voit même apparaître de nombreux posts sur les réseaux sociaux recommandant aux personnes enceintes d’éviter les rassemblements #BlackLivesMatter. Elles pourraient perdre leur bébé à cause des lacrymos, assurent ces internautes.
Des récits qui ont alerté Gina Martinez, membre du Colorado Doula Projet. Elle est également autrice d’un article titré « Est-il sûr de manifester durant sa grossesse ? », qui résume son travail sur le sujet. « En faisant des recherches, j’ai réalisé qu’il existait plus d’une trentaine d’années de données anecdotiques recueillies par des associations, principalement dans des zones de conflit, concernant les effets de ce gaz sur la santé reproductive. »
C’est notamment au Bahreïn que Physicians for Human Rights, une organisation de professionnels de santé qui luttent pour le respect des droits humains, a travaillé sur les violences du gouvernement contre sa propre population. En août 2012, à la suite d’émeutes violemment réprimées dans le petit pays du Moyen-Orient, certains villages ont été saturés pendant des semaines de gaz lacrymogènes. Dans le très long rapport écrit sur le sujet, on peut notamment lire le témoignage d’une infirmière de l’hôpital de Salamniya :
« Il y a tellement, tellement de fausses couches. On pense que le nombre de fausses couches a augmenté même si nous ne pouvons tenir des comptes officiels. Ce que je veux savoir, c’est ceci : Quel est ce gaz… Et quelles complications va-t-il causer à l’avenir ? »
L’organisation a également recensé des cas d’augmentation de fausses couches en Palestine, en Corée, en Turquie. Selon Rohini Haar, membre de Physicians for Human Rights, il est cependant compliqué d’affirmer avec certitude que toutes ces fausses couches sont directement liées au gaz lacrymogène.
Alors comment en avoir le coeur net ? Les industriels entretiennent une véritable omerta sur le sujet. Nobel Sport et SAE Alsetex, les deux sociétés françaises qui produisent des grenades lacrymogènes n’ont pas donné suite aux demandes de StreetPress. Elles ont également toujours refusé de communiquer la composition de ce produit pourtant respiré par des millions de personnes en France. Des études scientifiques, bien que peu nombreuses et encore parcellaires apportent quelques éléments de réponse.
Les effets du gaz CS
L’un des premiers à établir un lien possible entre des fausses couches et l’inhalation de gaz lacrymogène est le professeur Andrei Tchernitchin, président du département environnemental du Collège Médical du Chili. Les travaux de ce scientifique n’ont semble-t-il jamais été évoqués en France. Ses recherches sur le sujet remontent aux années 80, alors que le pays est toujours sous la dictature de Pinochet. Après que certains étudiants de l’université aient été exposés au gaz lacrymogène, le professeur engage des travaux sur la façon dont celui-ci impacte leurs taux d’hormones.
Dans leurs analyses de sang, il remarque que leurs éosinophiles, « un type de globules blancs impliqués dans des actions mécaniques dans l’utérus pouvant impacter le développement foetal », sont vidés de leurs enzymes après exposition à du gaz lacrymogène. C’est particulièrement le gaz CS (chlorobenzylidène malononitrile), le composant irritant dans les grenades lacrymogènes, qui affecterait les éosinophiles. Selon lui, cela augmenterait le risque de fausses couches. Faute de moyens, Tchernitchin met de côté ces recherches pendant plusieurs années.
En 2011, alors que des manifestations contre un projet de barrage hydroélectrique sont violemment réprimées, l’Université organise une conférence pour détailler le travail du toxicologue. La presse hispanophone en fait écho, et ce retentissement à l’international pousse le gouvernement chilien à suspendre l’usage des gaz lacrymogènes dans le pays. Mais, à peine une semaine plus tard, le ministère de l’Intérieur rétablit leur usage. Selon lui, le lien entre l’exposition au gaz lacrymogène et une augmentation du nombre de fausses couches n’est pas démontrable.
Andrei Tchernitchin a depuis poursuivi ses recherches sur les effets du gaz CS sur la santé reproductive. Le 9 décembre 2019, il est invité devant le Sénat chilien à présenter ses travaux. À cette occasion, le scientifique a affirmé que « l’exposition au gaz durant une grossesse pourrait être à l’origine de malformations foetales et de bébés mort-nés », et pourrait causer l’apparition de maladies respiratoires chez les personnes exposées durant la gestation ou pendant la petite enfance. Le gaz CS est présent dans la majorité des grenades lacrymogènes utilisées à travers le monde, et notamment en France.
Impact sur les règles
D’autres scientifiques se sont penchés sur le sujet depuis, dont le biologiste Alexander Samuel. En France, ses méthodes avaient défrayé la chronique : le chercheur barbu s’était fait remarquer en faisant des prélèvements sanguins à des manifestants volontaires, et une partie de la communauté scientifique lui était tombée dessus. Mais une autre avait jugé ses travaux intéressants. Il s’est finalement, pour poursuivre ses recherches, associé à André Picot, président de l’association Toxicologie-Chimie et chercheur au CNRS.
Dans leur étude sur la composition du gaz lacrymogène, les deux hommes émettent une hypothèse complémentaire aux travaux d’Andrei Tchernitchin. Celle-ci concerne la composition du gaz CS. Il possède deux molécules de cyanure, un composant qui a la particularité de priver les cellules de leur oxygène en contractant les vaisseaux sanguins. C’est ce phénomène qui pourrait expliquer les règles douloureuses ou abondantes. Alexander Samuel explique :
« Selon le moment de l’exposition au gaz, cela peut soit provoquer une plus grande croissance de l’endomètre qui occasionnera des règles abondantes, soit provoquer des contractions et des règles dans les heures qui suivent. »
Le gaz lacrymogène n’atteint pas uniquement les organes reproducteurs. StreetPress a fait un tour d’horizon des risques qu’ils font peser à celles et ceux qui en inhalent.
(1) Les prénoms ont été changés
Image d’illustration : Manifestation contre la réforme des retraites à Paris, le 9 janvier 2020
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