« C’est compliqué ». Quand il prononce ces mots, Éric (1) ne parle pas d’une notice Ikea ou d’un statut de relation Facebook, mais bien du fait d’être un supporter ultra alors qu’il est aussi policier. Une double vie pas facile à concilier. Les deux groupes se toisent souvent au stade : « Flic, arbitre ou militaire, qu’est-ce qu’on n’ferait pas pour un salaire », chantent par exemple chaque week-end les supporters du Red Star, dans les travées du Stade Bauer. « Ultra-police, c’est pas copain de base », résume Ludwig (1), un autre pandore.
Pourtant, sociologues comme supporters le répètent à l’envi : dans un stade, il y a de tout. Des patrons, des chômeurs, des plombiers, des pharmaciennes, des journalistes… Et aussi des flics ? Lorsqu’on pose la question à des leaders de groupes, presque tous répondent par la négative. « Pas à ma connaissance. Quelle drôle d’idée », écrit même un ultra strasbourgeois, agrémentant son commentaire d’un smiley étonné. Il y en a pourtant. Jeff, Éric, Ludwig ou David ont accepté de se confier à StreetPress sur ce grand écart.
L’ambiance comme passion
Dans son bureau d’un commissariat de la banlieue parisienne, Éric revient sur ses débuts en tant que supporter du PSG en même temps qu’il se fait un café, entre deux gardes à vue à gérer. Un peu de métal sort des enceintes de son ordi et accompagne son récit. Son premier match au Parc est PSG-Glasgow Rangers en 2001. Il en garde un sacré souvenir. « L’image de la tribune qui bouge, le béton qui tremble… J’ai trouvé ça génial », raconte-t-il. Il côtoie plusieurs groupes en tribune Auteuil. Il enchaîne avec des matches côté Boulogne mais n’y reste pas. « Les rixes ont repris à ce moment-là. Je me suis dit que je ne voulais pas être mêlé à ça », explique-t-il. À l’époque, il ne porte pas encore l’uniforme. Il ne rentrera dans la police qu’en 2006. Côté tribunes, il s’installe avec la Brigade Paris, à côté du kop de Boulogne.
L’ambiance a également submergé les autres policiers-supporters. « Je suis devenu ultra à force de regarder l’animation, le travail effectué. C’était mieux que de rester assis dans son coin », lance David, ultra des Indians Tolosa depuis 2003 et gendarme de 2005 à 2010. Dans la ville rivale, à Bordeaux, Jeff est devenu sympathisant des Devils pendant 4 saisons, de 1995 à 1998. Ce baqueux de 42 ans a fait « tous les déplacements à l’extérieur en 96 avec eux », dont les matches européens à Munich ou à Milan.
Ludwig, la trentaine, est lui entré dans le kop nord de Geoffroy-Guichard lors d’une grève des supporters pour un Sainté-Marseille. Il fait « le max de matches possibles » tout en étant étudiant. Mais comme il avait déjà « cette ambition » de devenir flic, il s’est limité. « Il y a des choses que tu ne peux pas te permettre de faire. Il y a la passion mais aussi la raison. Faut pas trop déconner. Avant, j’avais bossé un peu à l’usine. J’avais pas envie d’y rester toute ma vie », détaille-t-il.
Le chômage comme raison
Pour Éric le Parisien et David le Toulousain, ce n’est pas la passion des uniformes et des PV qui les a amenés à rejoindre les rangs des bleus. Plutôt le chômage. « J’étais entraîneur de tennis mais j’arrivais pas à trouver de club. Une fois, j’ai vu une affiche : “Devenez gendarme”. Je me suis dit pourquoi pas ? », narre le sudiste. Jeff, lui, est devenu policier après s’être fait « broyer » dans une boîte privée comme technicien de maintenance. Dégoûté du privé, il s’est dirigé vers le public :
« Et le seul truc qui me plaisait, c’était flic. »
Il avait pourtant son lot d’a priori. « Quand je faisais les déplacements avec les ultras, je voyais ce qu’il se passait, j’aimais pas trop la police. Mais ça me permettait d’avoir un boulot qui bouge », confesse-t-il. S’il n’a intégré les rangs des bleus qu’après sa parenthèse ultra, il n’exclut pas d’y retourner un jour. « On m’a toujours dit que j’étais le bienvenu. Mais si je reviens, je mettrais “plombier” dans la case profession du bulletin d’adhésion ! »
Garder le silence
Car certains de ses comparses ont dû taire leur métier ou leur passion. « Je savais dès le départ que mon engagement dans la police pouvait poser problème », se rappelle Ludwig. Parmi ses potes avec qui il va au kop Nord, les plus proches « savent que je suis flic. Les autres non ».
Au Parc, les soucis d’Éric ont commencé en 2008 quand un membre de la Brigade Paris a fait courir la rumeur qu’il travaillait pour les RG. À l’époque, tout le monde connaissait son job au sein de la police de proximité. « Je n’étais pas là pour dire qui a fait quoi ou qui a craqué des fumigènes ». La preuve par les chiffres, selon lui : lors des deux ans passés à la Brigade Paris, il n’y a jamais eu un interdit de stade. « Et pourtant, des potes à moi qui ont cramé des fumis, il y en a eus ». Ça ne suffit pas à faire taire les ragots. « J’ai commencé à être “connu” au Parc et j’ai été persona non grata à partir de 2009 ». Pour compenser, il est devenu ultra d’un autre club d’Île-de-France dont il ne souhaite pas donner le nom :
« Je ne veux pas que mon groupe ait des problèmes. Si ça se sait qu’ils ont un policier dans leurs rangs, ça peut vite vriller ».
Il n’y a pas que du côté des tribunes que ces flics gardent le silence. Au sein de leur administration aussi. « J’ai caché mon engagement ultra, mais ils ont fini par le savoir », raconte David, l’ex-gendarme. « Mon colonel m’a dit qu’on ne pouvait pas faire partie d’une association quand on était gendarme. Il fallait le déclarer. Je me disais qu’il y avait la vie pro et la vie perso. Mais non, il m’a dit : “Vous êtes gendarme dans votre vie tous les jours, tout le temps”. »
Éric et Ludwig en ont parlé à certains collègues mais pas à leur direction. « Ça évolue quand même car on a des policiers encartés dans beaucoup de groupes. Pas mal ont été ultras en province », explique Éric, qui en compte au moins cinq dans son commissariat. « Ça s’aplanit mais ça reste très mal vu », conclut-il.
Éviter les situations de conflits
Conscients d’être en première ligne, ces flics passionnés de tribunes évitent toujours de se faire remarquer. « Comme tout ultra, j’ai connu des tensions avec des policiers ! », s’exclame le Stéphanois Ludwig. Il se rappelle des déplacements à Lyon « quand ils étaient autorisés » et du comportement des CRS :
« La faute n’est pas toujours du côté des ultras. Les CRS aiment bien quand ça part à la chamaille. Faut arriver à garder son calme… J’allais pas tout risquer pour un match de foot. »
À Paris, Éric n’a jamais été pris dans un accrochage, pourtant nombreux de 2006 à 2009. « C’était très compliqué d’être flic et supporter à cette époque-là. Il fallait être hyper vigilant », se souvient-il. Il cite notamment le fight entre supporters parisiens, lors d’un mémorable Sochaux-PSG qu’il a vécu des tribunes en 2008, où Paris sauve sa tête en Ligue 1 de justesse. « Les anciens de Boulogne sont entrés dans le parcage tout en noir et c’est parti en baston. C’est là que tu te dis qu’il faut pas se faire prendre dedans parce que t’es flic ».
David, le gendarme, a été moins consciencieux et s’est fait « gauler » deux fois. La première à Marseille : « Les flics ont embarqué un de nos gars et on est allés le chercher devant le commissariat. Tout le monde était mort saoul, ils sont sortis avec les flashballs et ont lâché les chiens ». Lors de la seconde, à l’occasion d’un Toulouse-Montpellier, il se fait balancer par un lieutenant en civil qui travaillait dans sa caserne. Les Toulousains étaient partis à la rencontre des visiteurs devant le stade :
« Il y a eu quelques petites échauffourées. L’autre gendarme m’a vu avec une canette à la main, que je n’ai pas jetée finalement. Et après il m’a vu tenter d’entrer en force, face à la sécu ».
Une autre fois, il se fait interpeller par la police municipale à un retour de déplacement. « Un de mes potes avait pété un fumi derrière la vitre et ils nous avaient arrêtés. Ils m’ont reconnu et m’ont fait “cadeau” de l’alcoolémie. Ils ont été sympas ». Éric a également pu éviter des problèmes grâce à sa fonction. Lors d’un match à Caen, des policiers filtrent les véhicules parisiens « pour trouver des fumis ou des barres de fer ». Dans sa caisse, il n’y a rien à part des packs de bières. « On se fait contrôler, je présente mon permis mais mes potes commencent à gueuler. Ça aurait pu mal tourner mais un des policiers a vu ma carte et m’a dit : “Tu es collègue ? C’est bon allez-y”. Ça a aidé parfois mais j’étais toujours sur la sellette dans certaines situations. Je me disais que j’allais ramasser ».
Des sanctions « plus lourdes que tout le monde »
Les ultras policiers n’ont pas, le plus souvent, l’impression d’être protégés par leur statut. C’est même plutôt l’inverse. « En cas d’infraction pénale, on prend trois fois plus que tout le monde », assure Éric. David peut confirmer : « Quand on s’est fait interpeller à Marseille, les mecs m’ont dit que j’allais manger encore plus car il fallait que je montre l’exemple ». Les bleus rappellent qu’ils risquent deux types de sanctions : judiciaire et administrative. « Parfois, tu n’es pas sanctionné par la justice mais par l’administration, et inversement », précise Éric.
La preuve avec son collègue toulousain. « À la fin de mes cinq ans comme gendarme adjoint volontaire [sorte de vacataire], le commandant m’a dit qu’il me mettrait un avis défavorable si je souhaitais continuer ». Par chance, le Toulousain avait déjà décidé abandonner l’uniforme. « J’étais ultra à 100%, la gendarmerie ce n’était qu’une passade », dit-il aujourd’hui. Sa situation ne concerne pas que les pandores au statut « précaire ». « S’il est titulaire, il aura un statut “protégé” mais ce n’est quand même pas bon pour sa carrière », estime un policier du sud de la France, qui surveillait les ultras locaux.
Même quand il n’y a pas d’infractions, les policiers peuvent être épinglés. Éric s’est par exemple fait « griller » récemment par le S.T.A.D.E, le service transversale des événements, qui suit la tifoseria parisienne, lors d’un contrôle. « J’ai eu des remontées dans mon commissariat ». Contacté par StreetPress, le service n’a pas souhaité répondre.
Des similarités entre les deux groupes
Séparés par les grilles du stade, les ultras et les policiers ont pourtant des similarités. De l’avis de tous, ce sont « des mouvements d’hommes », avec un fort esprit de corps. « Face à des difficultés qui sont complètement différentes, tu es obligé d’avoir une cohésion pour contrer les problèmes », estime Ludwig. Un côté presque familial pour Éric : « On n’est pas tous d’accord, on ne s’aime pas forcément mais on fait front commun ».
Pourtant, ils n’ont jamais souhaité conjuguer leur deux passions et intégrer les sections d’intervention rapide (SIR) qui surveillent les stades ou les correspondants hooliganismes, par exemple. « Je ne me vois pas être dans la répression après avoir chanté à leur côté », refuse Jeff, le Bordelais exilé à Paris. « J’aurais l’impression d’être passé des deux côtés du miroir et ça, je ne veux pas. J’aime trop ce milieu pour le trahir », prévient Éric qui tapote des piles de documents : « J’aime bien ma petite délinquance. Regarde, j’ai assez de dossiers ! ».
Un regard tranché sur les restrictions
Rester dans leur rôle d’OPJ ou de baqueux ne les empêche pas de déplorer la situation autour des stades. « La liberté d’aller et venir des supporters est bafouée mais ça n’émeut personne. Je rejoins totalement la plupart des groupes ultras qui disent que les fans de foot sont des sous-citoyens », lance Éric tout en tirant sur sa cigarette électronique, laissant apparaître un logo de Batman collé dessus. Comme les arrêtés préfectoraux, qui interdisent aux supporters d’aller dans certaines villes :
« C’est la nouvelle parade ! Ils disent : “Oui mais c’est parce qu’il n’y a pas assez de policiers pour encadrer”. Et mes couilles sur ton front ? Les policiers, il y en a bien assez pour les Gilets jaunes. »
En plus de ces restrictions de déplacement, les interdictions de fumigènes sont également dans le viseur de ces fonctionnaires. « Aujourd’hui, on est dans le tout-répressif. Le nombre de huis-clos à Sainté juste à cause de la pyro, c’est hallucinant », juge Ludwig qui trouve « débile » le manque de dialogue du côté des préfectures. Certains ne peuvent s’empêcher de faire des comparaisons avec leur travail. « Un fumi, c’est direct un défèrement au parquet et au tribunal alors que je vois des mecs avec 100 grammes de shit sur eux qui ne sont pas déférés », lâche Éric. « De toute façon, ils veulent aseptiser les stades », résume Jeff avant de raccrocher. Un vrai discours d’ultra.
(1) Le prénom a été changé
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