Rue du Moulin Joly, Paris 11 – Omar, jeune homme à la silhouette frêle et aux cheveux courts, vient de débarquer en France après un long périple. Il affirme avoir 16 ans et a quitté la Guinée Conakry dans l’espoir d’une vie meilleure. A Paris depuis deux jours, il dort comme il peut « dans le métro ou à Gare de Lyon ». Là-bas, des compagnons lui ont indiqué l’adresse du centre de la Croix-Rouge dédié aux mineurs isolés étrangers. Il s’agit du premier « sas » à franchir pour faire reconnaître sa minorité. L’association a repris ce dispositif d’évaluation en 2016, à la suite des critiques récurrentes adressées à la structure précédente, France Terre d’Asile. Face au bâtiment entouré de grilles, sous un ciel gris de janvier, Omar prie pour que l’association reconnaisse sa minorité. Le jeune homme serait alors pris en charge par les services sociaux et inexpulsable jusqu’à ses 18 ans.
Omar pénètre dans le centre et prend place sur l’une des banquettes de l’entrée. Autour de lui, une dizaine d’autres jeunes garçons attendent leur tour nerveusement. Ils viennent pour la plupart d’Afrique de l’Ouest : Guinée Conakry, Côte d’Ivoire, Mali… Après quelques minutes, un salarié du centre l’appelle. L’entretien débute. Nom, prénom, date de naissance, nationalité, parcours effectué pour venir en France et date de départ sont les seules questions posées. 10 minutes suffisent à l’évaluateur pour décréter qu’Omar est « manifestement majeur ». Le garçon quitte la Croix-Rouge abattu. Le papier de refus qu’il tend à StreetPress ne comporte aucun motif justifiant la décision. Il informe simplement le jeune débouté qu’un recours auprès du juge des enfants est possible. Le jeune homme aurait donc été victime d’un « rejet-faciès », comme on dit dans le jargon. Il se dirige, benoîtement, vers le parc de Belleville pour rejoindre les bénévoles du collectif les « midis du MIE ». Tous les jeudis et vendredis, ils préparent des repas chauds et tentent de trouver une solution d’hébergement aux mineurs en galère.
Au déj' du collectif les midis du MIE / Crédits : Julie Brunet
Explosion
Devant l’antenne de la Croix-Rouge de Couronnes, il y a foule. Entre 2016 et 2017, le nombre de jeunes venus se faire évaluer est passé de 2000 à 6676. « N’importe quelle association mise dans ces conditions ne peut prétendre bien faire son travail », assure Jean-François Martini, salarié du Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI) :
« L’idée même qu’un travailleur social puisse évaluer la minorité de quelqu’un en 30 minutes n’a aucun sens. »
En 2017, tous examens confondus, seuls 18,2 % de ces 6676 jeunes ont été finalement pris en charge par l’aide sociale à l’enfance (ASE), selon la mairie de Paris. Pour Dominique Versini, adjointe chargée de la protection de l’enfance et ancienne du Samu Social, il n’y a pas d’erreur de casting : les rejets-faciès n’existent pas et aucun mineur n’est à la rue. Contactée par StreetPress à de multiples reprises, la Croix-Rouge, placée au front par le Département, refuse de commenter son dispositif d’évaluation et renvoie systématiquement les journalistes au service communication de la mairie.
La bénévole Agathe Nadimi aide les jeunes à trouver un toit / Crédits : Julie Brunet
Des refus-faciès
La bénévole Agathe Nadimi connaît ces jeunes depuis environ deux ans. Armée de son petit carnet, elle prend systématiquement leur signalement à la sortie de la Croix-Rouge. Elle estime avoir observé environ 40 refus-faciès rien qu’entre le 2 et le 7 janvier 2018. Pour Agathe, l’arrivée massive de mineurs isolés depuis l’été 2016 n’a pas été suivie d’une augmentation conséquente des places d’hébergement. « S’il n’y a pas assez de places, ils les rejettent au faciès ». Ce que confirme le Défenseur des droits : les refus « seraient plus nombreux en période de particulière affluence ».
« Tous ceux qui se présentent font l’objet d’une évaluation d’une demi-heure », insiste l’élue Dominique Versini, pour justifier le sérieux du travail de l’ONG. Les témoignages recueillis auprès des adolescents tendent plutôt à estimer la durée du premier entretien à une quinzaine de minutes. Il arrive même que certains jeunes ne soient pas du tout reçus. A quelques mètres de la Croix-Rouge, Sylvie Brod bénévole auprès de l’ADJIE (Accompagnement et défense des jeunes isolés étrangers) une permanence juridique pour mineurs isolés étrangers, briefe Youssouf (1) et Bouba (1) pour qu’ils retournent au centre d’évaluation faire valoir leurs droits. Lors de sa première visite, Youssouf aurait été mis à la porte par un évaluateur qui prétendait l’avoir reconnu. « Pourquoi tu reviens ? », lui aurait-t-il lancé en lui montrant la sortie. Bouba, lui, a seulement pu donner son nom et son pays d’origine avant de devoir quitter les lieux.
Les victimes de ces « rejets-faciès » perdent sur tous les fronts, pestent les associations. D’un côté, la Croix-Rouge conteste leur âge et leur ferme les portes des foyers pour mineurs. De l’autre, ils sont exclus des centres d’hébergement classiques, réservés aux majeurs. Tous les soirs, ces galériens de l’asile se retrouvent devant les locaux de l’association d’aide aux réfugiés Utopia 56, à la recherche d’un toit. N’importe lequel. « J’ai 15 gamins dehors et pas de solution », lance Jeanne, bénévole.« On est fatigués de la rue. On est venus dans la souffrance, en clandestin, c’est pour ça qu’on a pas tous nos papiers », lance un jeune garçon sénégalais avant de repartir vers la station de métro. Devant un écran, un autre bénévole navigue entre Google Maps et un immense fichier excel rempli de noms et numéros de téléphone. La dernière colonne du tableau signale la situation des mineurs : hébergement en appartement, hôtel, foyer, à la rue ou même définitivement perdu de vue.
Certains jeunes se retrouvent à la rue / Crédits : Julie Brunet
Les survivants du premier filtre
Les jeunes qui passent la première étape – environ 46% des prétendants – sont invités à se rendre de nouveau à la Croix-Rouge pour être interrogés plus en détail sur leur parcours migratoire, leur scolarité et leur isolement. En attendant ce rendez-vous, ils sont logés. Yaya B., Guinéen de 16 ans est de ceux-là. Il a pu jouir d’un second entretien à la Croix-Rouge, mais il craint encore « la rue, le froid, la galère ». En effet, ceux qui sont évalués majeurs doivent quitter leur hébergement provisoire.
L’évaluation n’est pas un jeu d’enfant. Rencontrés à la permanence de l’ADJIE, Sangare et Oumar, respectivement Ivoirien et Guinéen, semblent encore perturbés par les questions posées par les évaluateurs. « Ils veulent connaître les dates exactes de chaque étape, si on avait su, on aurait tout noté », s’exclame Oumar, visiblement en colère. « C’est un parcours long, on va de souffrance en souffrance, c’est difficile à expliquer », ajoute Sangare dans un souffle. L’évaluateur a reproché au jeune homme de ne pas avoir su indiquer la ville exacte de son étape en Libye. Sangare se justifie :
« Impossible de savoir où j’étais. On était enfermés dans des camions ou dans des immeubles avec interdiction de sortir. On nous tirait dessus si on le faisait. »
« Les questions sont volontairement faites pour piéger le gamin », croit savoir Agathe Nadimi. Pourtant, précise-t-elle, « il ne s’agit pas d’une demande d’asile, la Croix-Rouge n’est pas là pour déterminer un parcours migratoire, elle est là pour protéger des jeunes jugés vulnérables sur la base de leur minorité et de leur isolement. »
Jeune afghan à l’allure juvénile, Masrur affirme avoir 16 ans. Il fait partie des recalés au deuxième tour. Les motifs du rejet indiqués sur la lettre qui lui est adressée sont laconiques : « un mode de communication mature », « un degré d’autonomie élevé » et « un parcours migratoire peu détaillé ». Seule solution pour Masrur, comme pour les autres : présenter un recours devant le juge des enfants, qui peut durer entre un et 14 mois. En attendant, le jeune garçon, qui porte des traces de coups au visage, dort dans le métro.
Lettres de refus
Masrur n’a pas le monopole du courrier de rejet absurde. Sur la dizaine de petites lettres que StreetPress a pu consulter, on retrouve bien souvent la même rengaine. La dernière justification à la mode ? « Vous avez fait preuve d’une autonomie et d’une maturité importantes en décidant seul de quitter votre pays et en voyageant seul ». Un argument qui a le don de révolter les associations. Il est, par ailleurs, quasiment toujours reproché au jeune de ne pas présenter de papiers d’identité fiables. « Les documents produits ne peuvent vous être rattachés » est l’une des formules consacrées. Un argument dénoncé par le Défenseur des droits en juillet 2016. L’organisme indépendant avait alors pointé du doigt le cas d’un jeune malien refusé au motif qu’il n’apporterait « aucun élément tangible permettant d’étayer la minorité » alors même qu’il avait présenté un passeport dont l’authenticité ne semblait pas contestée.
Aussi laconiques soient-ils, les motifs invoqués par les évaluateurs sont toutefois conformes aux modalités d’évaluation décidées par la justice. Ces critères auraient été élaborés par un certains nombre d’acteurs, dont le Défenseur des droits et l’Antenne des mineurs, souligne Dominique Versini. Deux organismes loin « d’être conciliants avec les autorités », poursuit l’élue.
Adam, jeune marocain croisé devant la Croix-Rouge sera lui, pris en charge par l’aide sociale à l’enfance. Le garçon a un visage poupon. Est-ce cela qui aurait convaincu la Croix-Rouge ? « L’idée n’est pas de voir s’ils ont “l’air” mineur, le but de l’évaluation est de déterminer un faisceau d’indices, pouvant attester de la minorité du jeune », insiste pourtant madame Versini. Yaya, le jeune guinéen qui espérait tant être reconnu mineur, recevra finalement une lettre de refus, le forçant à quitter son hôtel. Quelques jours plus tard, on le retrouve désorienté à Porte de La Chapelle. Retour à la case départ : il demande un endroit où dormir aux bénévoles d’Utopia 56. « Tu es malheureusement arrivé un peu tard mais on va voir si on peut te trouver quelque chose », lui explique une jeune femme.
Des évaluateurs dépassés
Mais que se passe-t-il à l’intérieur du centre d’évaluation de la Croix-Rouge ? À en croire Catherine Delanoë-Daoud, responsable du pôle mineurs non-accompagnés du barreau de Paris, le dispositif parisien est « l’un des plus constructifs » :
« Ils en font beaucoup plus que les autres. »
L’avocate affirme que la Croix-Rouge a doublé ses effectifs depuis la mise en place de son dispositif. « Nous faisons le maximum, c’est un sujet sur lequel on ne lésine pas », renchérit Dominique Versini. Elle souligne que le budget alloué à l’évaluation augmente constamment, au vu du nombre croissant de jeunes se présentant à l’institution : 2,45 millions d’euros en 2016 portés à 8 millions pour 2018. Mais selon ce cadre de Médecin Sans Frontières, qui souhaite garder l’anonymat, « le dispositif est saturé » ce qui expliquerait que l’association « ajuste ses méthodes d’évaluation ». Les « rejets-faciès » seraient donc un dommage collatéral du manque de moyens abonde Me Delanoë-Daoud. Mais pour la robe, la mairie est aussi responsable de la situation des mineurs isolés :
« Elle ne veut pas se donner les moyens de prendre ces jeunes en charge. »
Après l’évaluation, c’est bien la mairie, via l’aide sociale à l’enfance qui statue sur la minorité du jeune. Et là aussi, les rejets étonnants sont nombreux. C’est le cas de Sangare, jeune garçon pour lequel la Croix-Rouge avait émis un avis favorable, avant que l’ASE ne le recale.
Le silence comme seule réponse
Face à l’absence de prise en charge de ces jeunes, Médecins Sans Frontière, une ONG plus habituée aux zones de conflits, a décidé d’ouvrir un centre d’orientation entièrement dédié aux jeunes migrants non accompagnés. Située à Pantin (93), la structure propose notamment une aide juridique destinée aux déboutés de la Croix-Rouge. Depuis l’ouverture de son centre, l’organisation a essayé de faire-valoir le droit à une deuxième évaluation de 65 victimes de « refus verbal ». Les jeunes ont retenté leur chance à la permanence de la Croix-Rouge, cette fois-ci munis d’une lettre adressée à la directrice du dispositif. Sans grand succès. A ce jour, seuls 5 des 65 jeunes ont fait l’objet d’un second entretien. Aucun n’a finalement été reconnu mineur. Le centre de Pantin a également pour but de contester les méthodes actuelles d’évaluation de la minorité. Ce même cadre de l’asso de rebondir :
« Nous constatons les difficultés rencontrées et constituons les données qui viendront appuyer nos revendications »
MSF n’est pas la seule structure à remettre en cause les méthodes d’évaluation de la Croix-Rouge. C’est aussi le cas de l’Antenne des mineurs du barreau de Paris. Les 45 avocats qui composent cette association accompagnent les déboutés de la minorité. Ils évaluent à environ 30 à 50% le nombre de jeunes finalement reconnus mineurs par les juges des enfants après avoir été refusés par la Croix-Rouge. « Certains se présentent comme mineurs alors qu’ils ne le sont pas », concède Me Delanoë-Daoud. « Mais pour éviter de les prendre en charge, on met en danger des vrais mineurs », déplore l’avocate, qui a récemment tiré la sonnette d’alarme lorsque les températures sont tombées en-dessous de zéro :
« On retarde au maximum la prise en charge. »
« Ce préjudice, qui va leur réparer ? », poursuit Me Delanoë-Daoud. La robe songe désormais engager des actions en dommages et intérêts mettant en cause la responsabilité du Conseil départemental et de l’Etat.
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