Grenoble, 19 heures- La porte s’ouvre presque sans bruit. Dans la salle, l’assistance écoute religieusement Diane Ranville, qui énumère les cinq piliers de Wikipédia. L’atelier est organisé par un groupe local de wikipédiens, la Cabale à la Noix, avec un objectif précis : recruter des adeptes de la connaissance libre et leur enseigner l’art de contribuer. En bref, faire vivre Wikipédia, dont le seul carburant est la participation bénévole.
« Nous apprendrons comment créer, modifier et améliorer des articles. Les nouveaux contributeurs recevront une formation à l’édition », promettait l’invitation. Une petite dizaine de participants a répondu à l’appel. Océane, 35 ans, raconte :
« Je fais partie d’une association qui tente d’initier les personnes âgées à la technologie. Wikipédia est un bon moyen de les faire participer. »
Son voisin de table, lui, vient de terminer ses études d’ingénieur informatique et cherche un travail. Beaucoup ont déjà un pied dans le numérique. Tout ce petit monde a posé ses ordis sur les tables de la Coop Infolab, une coopérative de geeks qui s’est mise en tête d’initier les néophytes au maniement des données. Le local est calé au rez-de-chaussée d’un immeuble de bureaux, dans une ancienne zone industrielle en reconversion. A part la voix de l’animatrice de l’atelier, on entend que le bourdonnement du rétroprojecteur, pendu au plafond haut de cette salle au décor minimaliste.
Lors d'un atelier organisé par la Cabale à la Noix /
« Avant, j’ajoutais au moins 10 contributions par jour »
« J’ai apporté quelques BD. On essaye de réaliser des articles dessus ? » lance-t-elle, cheveux bruns et chemise à larges carreaux verts gris et blancs. A 27 ans, Diane est scénariste de BD, traductrice de livres et wikipédienne chevronnée. La bande dessinée ? Un prétexte pour plonger son audience dans un univers animé par un désir : le partage libre de connaissances, produites par tous et accessibles à tous.
Wikipédia n’existe et ne vit que grâce à son fonctionnement collaboratif. Chaque jour, ils sont des milliers à écrire de petits bouts de Wikipédia, à vérifier des infos et les rectifier si besoin, à mettre les articles en forme… A elle seule, la version française compte près 2 millions d’articles, avec près de 3 millions de visiteurs uniques par jour en moyenne.
« C’est le projet le plus fou qui existe ! », s’enflamme Elsa (un prénom d’emprunt), qui a co-organisé l’atelier. A 33 ans, la petite blonde vénitienne fait aussi partie de La Cabale à la Noix. Dans le civil, elle est prof remplaçante. Sur Wikipédia, elle est une membre respectée de la communauté. Et pour cause :
« Avant, j’ajoutais au moins 10 contributions par jour, 80 par semaine. Il peut y avoir un côté névrotique. Ça m’a déjà porté préjudice dans ma vie sociale et tout. Mais peu importe, c’était pour la cause. »
Diane Ranville, lors de l'atelier grenoblois /
Elle s’est calmée depuis ses débuts, en 2005. Mais sa foi en « la cause » est restée intacte. « Nous sommes pour une société où tous les citoyens seraient contributeurs. Nous pensons même que la contribution sur Wikipédia devrait être enseignée à l’école. »
Entre 13 et 23% des contributeurs à Wikipédia seraient des contributrices
Chacun est libre d’écrire ou de modifier ce qu’il veut sur l’encyclopédie. « Les erreurs, les pages vandalisées, c’est la communauté qui rattrape », assure Elsa, qui est venue s’asseoir à la table d’à côté pour montrer quelques astuces à Renaud, l’un des participants. « Plus il y a de contributeurs, meilleure est la qualité », martèlent Diane et Elsa.
Mais tout n’est pas si simple. De nombreux biais socio-culturels contrarient sa sacro-sainte neutralité, pourtant l’un de ses cinq principes fondateurs. Le « gender gap » est le travers le plus décrié. Cette « disparité entre les sexes » a été pointée du doigt dès 2009, par la Fondation Wikimédia elle-même. Selon les dernières études de Wikimédia, entre 13 et 23% des contributeurs à Wikipédia seraient des contributrices. Résultat : en 2016, des 505 000 biographies disponibles sur la version française de l’encyclopédie, seules 75 000 retraçaient la vie de femmes, selon Les sans pagEs, un collectif qui milite pour étoffer ce nombre. Elsa dénonce :
« Il y a aussi ce préjugé, même chez nous les femmes, qui fait qu’on se dit ‘‘c’est bizarre qu’une femme ait réussi à devenir scientifique au 18e siècle’‘. Alors on va chercher si un homme ne l’a pas aidée ou soutenue. Quand il s’agit d’un homme, on ne se demande pas si une femme l’a aidé ou pas… Même si ça a été le cas. »
Les contributeurs ont tous des profils socio-culturels similaires
Pas question de rester les bras croisés. 4 jours après l’atelier BD, La Cabale à la Noix récidive à La Coop Infolab. Cette fois-ci, le but est bien de proposer une initiation à la contribution féministe, avec la complicité d’Osez le féminisme 38, branche locale de la célèbre association. Résultat, de nombreuses pages ont été enrichies, comme celle d’Amy Winehouse, ou créées comme celle sur la BD “Le Féminisme” (Le Lombard, 2016). L’initiative s’inscrit dans un mouvement plus large : ateliers et « éditathons » se multiplient dans toute la France pour tenter de corriger ce gender gap.
Ca bosse /
Et des biais, il y en a d’autres. Diane développe :
« Lors des événements, on voit bien que les contributeurs ont tous des profils socio-culturels similaires. Il faut un certain niveau d’éducation pour écrire un article construit, pour se sentir légitime à contribuer. Toutes les dissensions qui traversent les sociétés se retrouvent en ligne. Mais à la Wikimania, le rassemblement annuel des wikipédiens, on insiste sur le fait qu’il faille dépasser ces fractures, faire en sorte que les minorités soient mieux considérées. »
Tout cela n’a qu’un but : servir la cause. « Si on veut avoir une vision du monde qui soit le plus fidèle possible à la réalité il faut qu’on s’y mette tous. Nous devons mettre en place un environnement dans lequel tout le monde puisse participer. » C’est ce qui poussé Diane à proposer à la MJC d’Echirolles, ville populaire de la banlieue de Grenoble, d’organiser une initiation avec les jeunes du coin.
StreetPress publie son mini-mag’ papier consacré au collaboratif à Grenoble : spots pour réparer son vélo ou bidouiller de l’électronique, reportage avec la Cabale à la Noix, collectif local de wikipédiens ou interview du DJ KIKO… Bonne lecture.
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