Le 23 avril 2017, le visage de Marine Le Pen apparaît sur tous les écrans de télévision. Sans surprise, la candidate d’extrême droite se qualifie pour le second tour de l’élection présidentielle. Une évidence, tant la machine frontiste est désormais rodée.
Pendant de longs mois, Marine Turchi, journaliste à Mediapart, et Mathias Destal, journaliste à Marianne, ont enquêté sur les rouages de ce système. Leur livre, « Marine est au courant de tout… », met à mal la stratégie dite de « dédiabolisation » du parti. Ils révèlent ce que le Front National voulait à tout prix cacher : les petites affaires et les grosses magouilles.
Pour cela, le clan de Marine Le Pen verrouille tout. À quelques mois des élections, David Rachline, son directeur de campagne, fait même circuler un mail au sein du parti demandant aux cadres de ne pas répondre aux deux journalistes. Pour maintenir l’omerta, d’autres sont allés plus loin : mails anonymes, petites allusions ou véritables menaces. Les deux auteurs ont enquêté dans un « climat général vraiment hostile », jusqu’au dernier jour. À la veille de la sortie du livre, Philippe Péninque, un très proche de Marine Le Pen, connu pour son passé violent, fait savoir aux auteurs qu’il a déjà le livre entre les mains et « se réserve le droit de porter plainte ». « L’idée c’est, en multipliant les procédures, de dissuader des confrères de reprendre ou d’enquêter », décrypte Marine Turchi. Entretien avec les auteurs.
2 journalistes et des post-it / Crédits : Maxime Reynié
Depuis combien de temps êtes-vous blacklistés au Front National ?
Marine Turchi (MT) : En ce qui me concerne, depuis février 2012. À l’époque, on [Mediapart] lance nos émissions live où l’on invite les « candidats de l’alternance démocratique », définition qui, de l’avis du média, excluait Marine Le Pen. Dans le même temps, on publie un grand décryptage de son programme qui a énormément circulé. Dans la foulée, on commence à enquêter sur les financements du parti. Le cocktail des trois fait qu’ils ont appliqué, selon eux, une forme de réciproque : un boycott mutuel. Depuis 5 ans, ils refusent systématiquement mes demandes d’accréditation.
(repitw) Mathias Destal (MD) : Jusqu’au soir du premier tour, je n’avais pas de souci à m’accréditer. Le 23 avril [premier tour], je me rends à Hénin-Beaumont pour suivre la soirée électorale. Je donne mon nom au mec à l’entrée, il regarde sa liste. Par-dessus son épaule, je vois mon nom barré d’un trait de stylo avec marqué « non accrédité ». Je finis par découvrir que c’est David Rachline, le directeur de campagne qui, la veille, en checkant les listes a dit : « Non, lui, il ne vient pas ». Ils ont fait valoir que je n’étais pas le seul, qu’il n’y avait pas de place. Ce qui sera le motif invoqué pour le second tour.
À l’occasion du second tour, le Front National a refusé d’accorder à plusieurs médias (dont StreetPress) l’accréditation pour couvrir la soirée électorale organisée par le parti. En signe de solidarité, de nombreux confrères ont refusé de s’y rendre.
Mathias Destal, l'un des auteurs du livre Marine est au courant de tout, dans les locaux de StreetPress / Crédits : Maxime Reynié
Mais que se passe-t-il dans l’entre-deux tours pour qu’ils se mettent à barrer autant de noms ?
(repitw) MT – C’est une crispation. Ils sentent que la campagne ne se passe pas bien. Ils n’ont aucun intérêt à accréditer des médias qui font un travail critique. Lors du premier tour, Mathias a photographié Philippe Péninque [proche de Marine Le Pen, ancien militant du GUD, qu’il aperçoit depuis l’entrée] alors qu’on dit qu’il n’est plus là. C’est ce travail-là qu’ils veulent empêcher.
C’est David Rachline, directeur de campagne, qui effectue ce tri. Pourquoi a-t-il été placé à ce poste ?
(repitw) MT – Tout le monde a dit qu’il était très consensuel, ce qui est un peu drôle au regard de son parcours, tout sauf consensuel [comme StreetPress le révélait, il a milité au sein d’Égalité & Réconciliation, l’asso d’Alain Soral]. En tout cas au sein du FN, c’est quelqu’un qui peut faire la passerelle entre les 3 générations Le Pen ; il est bien vu par les différentes figures du Front et il a aussi l’avantage d’être ami avec ce cercle des anciens du GUD, dont il est beaucoup question dans notre livre. Il est en lien direct avec les deux sphères : les cadres du parti et la partie fantôme.
Ce n’est pas risqué de le nommer à un poste aussi visible avec un tel passé ?
(repitw) MD : Qui connaît son passé ? Toi et nous… Pour le grand public et nombre de journalistes, il reste le plus jeune sénateur de France. Celui qui réussit dans sa ville, qui est dynamique. C’est un mec qui squatte les plateaux télé, comme Philippot.
(repitw) MT : Pour Marine Le Pen, ce n’est embêtant que si ça [les affaires, ou le passé de son entourage] existe vraiment médiatiquement à l’échelle du journal de 20 heures.
MD : Et il n’y a pas d’affaires à cette époque.
MT : Maintenant, c’est différent. Il est mis en cause dans le cadre de l’affaire dite des emplois fictifs du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais. Il est aussi soupçonné d’avoir bénéficié d’un emploi fictif au sein de la société Riwal [agence de com’ « prestataire » du FN, montée par son ami, lui aussi ancien du GUD, Frédéric Chatillon].
Le 18 Juin dernier, huit députés FN, ou assimilés, ont été élus à l’Assemblée nationale. Combien d’entre eux pourraient être rattrapés par les affaires ?
MT : Louis Aliot [vice-président du FN et compagnon de Marine Le Pen] et Marine Le Pen, dans le cadre de l’affaire des assistants parlementaires au Parlement européen. En tant que présidente du parti, elle pourrait être inquiétée dans plusieurs autres affaires. Bruno Bilde [ancien chef de cabinet de Marine Le Pen, élu à Hénin-Beaumont, à la région et aujourd’hui député] pourrait être inquiété dans le cadre des possibles emplois fictifs au sein du groupe FN au conseil régional Nord-Pas-de-Calais et comme attaché parlementaire de Marine Le Pen.
Est-ce que certaines personnalités au cœur des affaires ont été écartées de circonscriptions « gagnables » ?
MD : Très peu. Ils n’ont pas tant de personnalités sous le coude. Le seul qui a réellement été mis de côté, c’est Axel Loustau [ancien du GUD, proche de Marine Le Pen].
MT : C’est une histoire intéressante qui est passée sous les radars. Axel Loustau annonce en janvier, lors d’une réunion publique, qu’il va être candidat à Asnières (92). Mais finalement, il n’est pas investi par le parti. Ça montre les limites de la stratégie qui consiste à montrer ces personnalités mises en causes et à dire on s’en fiche.
MD : En revanche, on lui donne, pour cette campagne, la communication et la fabrication de la propagande.
Pour Marine Turchi, leur enquête, avec Mathias Destal, s'est déroulée dans un « climat général vraiment hostile » / Crédits : Maxime Reynié
Pourquoi le cas d’Axel Loustau est-il si « sensible » ?
MT : C’est un condensé des deux problèmes de Marine Le Pen. D’un côté, il fait partie de ces cercles radicaux dont elle est censée s’être débarrassée. Loustau, c’est le bras droit de Frédéric Chatillon quand il est à la tête du GUD. Comme lui, c’est quelqu’un de violent et accusé d’antisémitisme. Dans le bouquin, on apporte des preuves de tout ça. Et de l’autre côté, il est mêlé aux affaires. Ils [les anciens du GUD, Loustau, Châtillon et Péninque] créent des sociétés opaques, qui sont prestataires du Front National et grâce auxquelles ils gagnent de l’argent.
MD : Il est sensible parce qu’il est sulfureux, mais indéboulonnable. C’est celui qui connaît très très bien tous les montages cachés. Il y a aussi une part d’affectif dans ce groupe. Ils font de la politique ensemble, ils font la fête ensemble et ils font du business ensemble.
L’arrivée de trois députés, possiblement impliqués dans des affaires, pose la question de l’immunité parlementaire . Vont-ils échapper à la justice ?
MT : La procédure pour lever l’immunité parlementaire prend des mois. C’est un frein en plus pour la justice.
MD : Et puis Marine Le Pen, pour entrer à l’Assemblée nationale, quitte son poste de députée européenne. À Bruxelles, ils se demandent dans quelle mesure ils vont être remboursés (pour l’affaire des possibles emplois fictifs), puisque c’était ponctionné sur son indemnité de députée européenne. On sait qu’elle a hésité de se présenter aux législatives. Ça a pu peser dans la balance.
MT : Le Front national, qui se revendique anti-système, sait plus que les autres comment jouer avec les règles du système.
C’est quoi cette affaire au parlement européen ?
MT : Les juges soupçonnent un système de financement illicite du salaire des cadres du parti, par des postes d’assistants parlementaires auprès des députés européens. Normalement, quand tu bosses pour le parti, tu es payé par le parti, et quand tu bosses comme assistant parlementaire, tu es payé par l’Europe. La justice soupçonne le FN d’avoir salarié des gens qui travaillaient pour le parti sur des postes d’assistants parlementaires, pour que le parti n’ait pas à les payer. Ou moins, avec des temps partiels.
MD : En 2012, Louis Aliot est directeur de campagne pour les présidentielles, porte-parole sur les législatives, vice-président du FN. Qui peut croire réellement qu’il a, en plus, travaillé comme assistant parlementaire de Marine Le Pen sur cette période ? Il n’est pas le seul dans ce cas. Certains assistants n’ont jamais vu leur député ou n’ont même pas leur numéro de téléphone.
On peut avoir l’impression que c’est un petit bricolage. Ça représente quelle somme ?
MT : Le parlement européen chiffre le tout à 5 millions d’euros. Pour être honnête, rémunérer des cadres sur l’enveloppe des assistants, ce n’est pas nouveau et ils ne sont pas les seuls à le faire. Ce qui est nouveau, c’est le côté très systémique, industrialisé de l’histoire. Avec 24 députés et 60 ou 80 assistants, on va pouvoir rémunérer une grande partie des petites mains du parti et de ses cadres sur des fonds publics. Ils ont même été jusqu’à faire des tableaux, dont Marine Le Pen a eu copie, pour organiser ça : où caser qui ?
La seconde grosse affaire qui menace le Front, c’est l’histoire des kits de campagne ?
MT : L’idée, c’est encore une fois de tirer le maximum d’un système au départ légal. Chaque candidat recevait un kit avec tout le matériel pour faire campagne. On te donne tout, clé en main. Pour ça, tu vas payer 16.000 euros, mais cette somme te sera avancée par le micro-parti Jeanne, puis elle ira dans les caisses de Riwal (société de Frédéric Chatillon, proche de Marine Le Pen et ancien du GUD) et sera au final remboursée par l’État. Donc c’est un système gagnant-gagnant : Riwal va faire de l’argent sur ces prestations qui sont soupçonnées d’être sur-facturées. Et Jeanne va pouvoir faire de l’argent, grâce aux taux d’intérêts très élevés. Au final, le dindon de la farce c’est l’État, donc le contribuable.
Si c’est du gagnant-gagnant, qui alerte les autorités ?
MT : Déjà, il y a la commission de contrôle des comptes de campagne qui s’inquiète de voir que le micro-parti Jeanne mène une activité de petite banque. Ensuite, il y a des candidats qui disent, « nous, on n’était pas au courant, ou bien on a signé à notre place tel document ». Enfin, il y a des gens au FN qui sont soucieux de l’argent public.
MD : Au départ, il y a un candidat qui appelle (la commission de contrôle) parce qu’il ne comprend pas certains flux financiers entre son compte courant et Jeanne, alors qu’il n’a pas demandé ce prêt. C’est lui qui alerte, de manière tout à fait naïve, la commission. Il y a le soupçon qu’on ait usurpé son identité et fait tout ça dans son dos. Finalement, les dindons de la farce, c’est parfois aussi les candidats frontistes.
Nature morte / Crédits : Maxime Reynié
Ce système ne date pas d’hier. Comment peuvent-ils continuer au nez et à la barbe de la justice ?
MD : Effectivement, Loustau, par exemple, est déjà mêlé à la surfacturation présumée des kits, en 2012. Pourtant en 2015, malgré les mises en examen et les procédures autour de lui, il a continué.
La justice interdit pourtant certains d’entre eux d’entretenir des relations commerciales avec le parti ?
MT : Il y a une attitude un peu bras d’honneur. « Vous n’en voulez pas (des anciens du GUD) et bien on va les mettre bien au milieu. » C’est un signal envoyé aux médias et à la justice. Une manière de dire qu’on n’a aucun problème avec ça ; on pense que ce système est légal, la preuve on continue. Mais effectivement, pour ça, ils contournent, ils jouent avec les règles. On le montre avec l’exemple de Frédéric Chatillon. Il ne peut plus commercer avec Riwal. Du coup, il va être salarié de la campagne en son nom propre et va créer des faux-nez, des sociétés-écrans. Comme l’explique un frontiste dans le livre, ils prennent un type de 25 ans, militant, lui offrent clé en main une société qui va drainer des millions d’euros avec les campagnes. Le type, il a 25 ans, il n’a rien fait de sa vie et il se retrouve à la tête d’une boîte qui marche bien, touche 5.000 euros par mois et se prend pour un petit patron. Mais derrière l’argent, les ficelles sont tirées par l’ancienne génération, Frédéric Chatillon et ses amis.
MD : Il faut rappeler que c’est une culture. Depuis qu’ils ont 18 ans, ils jouent avec la justice, la police, les règles…
Marine Turchi, auteure du livre Marine est au courant de tout / Crédits : Maxime Reynié
Dans votre livre, vous évoquez aussi les différents prêts accordés par des banques russes. Le Front National se défend en disant qu’en France, ils n’arrivent pas à emprunter d’argent…
MT : D’abord, c’est vrai qu’il y a un problème en France. Cela pose question qu’un parti n’arrive pas à se financer auprès des banques. Une nouvelle loi est d’ailleurs en préparation. Ils envisagent de créer une instance publique qui pourrait prêter de l’argent. Et c’est d’ailleurs aussi une demande du Front National.
MD : Une fois qu’on a dit ça, est ce que cela ne pose tout de même pas un problème que le FN se fasse financer par une puissance étrangère comme la Russie ? Quand on reprend la chronologie, comme on le fait dans le livre, le FN donne de plus en plus de gages à la Russie au fur et à mesure qu’il y a des prêts russes.
MT : On révèle que son directeur de cabinet, en 2014, au moment où ils se voient accorder l’un des prêts, va en secret dans le Donbass (province ukrainienne séparatiste). Il envoie un signal très fort à Vladimir Poutine, pile au moment des élections organisées par les séparatistes pro-russes. Aucun autre parti politique n’est allez dans le Donbass à cette époque-là.
MD : Et puis ça pose la question de leurs votes au Parlement européen et demain à l’Assemblée nationale, sur toutes les questions qui touchent la Russie. Prenons Jean-Luc Schaffauser (dont StreetPress vous parlait longuement ici). Il négocie une partie des prêts. À ce titre, touche une commission qu’il ne déclare qu’après la publication de nos articles. Et en même temps, il est élu au Parlement européen et donc, vote contre les sanctions imposées à la Russie… Cela pause de nombreuses questions de conflits d’intérêt.
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