« Ceux qui y étaient n’oublieront jamais cette nuit. » 10 avril 2016, place de la République. Nuit Debout est à son apogée. Dans la nuit parisienne, plus d’un millier d’esprits bouillonnent sous l’œil inquisiteur des CRS. Ce soir, leur nuit aussi sera longue.
À 23h, l’esplanade rebaptisée « Place de la Commune » s’agite. « Quelqu’un a proposé qu’on parte prendre l’apéro chez Valls en pleine assemblée générale ! » explique-t-on. Au grand dam des débatteurs, plusieurs centaines de manifestants quittent la place, suivis par presque autant de CRS. Au pas de course, le cortège fonce rue de la Roquette.
Devant la préfecture de police du 11e arrondissement, un conteneur de recyclage de verre est renversé. Son contenu finit en éclat sur le commissariat, comme sur les fonctionnaires venus le défendre. A moins de 100 mètres de leur cible, les manifestants sont repoussés sur le Boulevard Voltaire. Les banques, distributeurs, et agences immobilières sont pris d’assaut à coups de barres de fer. A chaque vitrine explosée, on crie, on saute, on exulte… « La rue est à nous », scande la foule. De retour sur la place, un jeune taggue sous un éblouissant feu de joie :
« Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple le plus indispensable des devoirs. »
Sur la place de la République, l’apéro chez Valls suscite l’indignation des nuits-deboutistes pacifiques. Au centre des accusations, une poignée de militants adeptes d’une pensée insurrectionnelle aussi romantique que radicale : celle du Comité Invisible. Un intriguant collectif auteur de L’insurrection qui vient, le livre qui a défrayé la chronique durant « l’affaire Tarnac ». En 2008 le ministère de l’intérieur accuse une poignée de militants de gauche radicale d’avoir voulu fomenter une « entreprise terroriste ». Si la justice, qui n’a pas retenu ce chef d’accusation, a souvent attribué les 128 pages de ce fameux livre à Julien Coupat, le leader présumé de la bande, celui-ci a toujours démenti en être la plume. Dix ans après sa sortie, le bouquin est de retour sur le devant de la scène. Tant sur la table de chevet des manifestants les plus radicaux que dans les notes de la DGSI.
De retour de l'apéro chez Valls, les militants allument un feu de joie / Crédits : Pierre Gautheron / Hans Lucas
L’insurrection qui vient
Janvier 2017. Après la loi Travail, c’est désormais sur le terrain de l’élection présidentielle que la colère des manifestants se déplace. A l’appel du mouvement Génération Ingouvernable, des militants venus des quatre coins de la France se réunissent à La Parole Errante, un lieu culturel de Montreuil (93). L’objectif ? « Se rencontrer, s’organiser et lutter contre la mascarade présidentielle. »
Réunis en demi-cercle, plusieurs centaines d’« ingouvernables », comme ils se font appeler, élaborent leur stratégie. On trouve de tout : l’ombre du Comité invisible plane sur une partie de la jeunesse radicale, qui réunit antispécistes, anarchistes, anciens du Mouvement inter-luttes indépendants (Mili), un groupe de militants antifascistes et anticapitalistes très actif pendant la loi Travail… Et même quelques votants. Les visages sont majoritairement juvéniles, les regards préoccupés. Alors qu’une bordelaise propose de « détourner les affiches des candidats », d’autres préfèrent directement « s’attaquer aux permanences des partis ».
Dès l’entrée, un stand propose à la vente Maintenant il faut des armes d’Auguste Blanqui ou Autonomie de Marcello Tari, des ouvrages des éditions La Fabrique. Mais au hit-parade de la gauche radicale, ces auteurs sont détrônés par L’insurrection qui vient. La pile du petit livre vert fond à vue d’œil. Il est même quasiment en rupture de stock au terme de la première journée de débat.
Qu’est-ce qui attire chez le Comité Invisible ? D’abord, un style assassin qui n’épargne personne : partis politiques, associations, syndicats. Pour ces auteurs, la société est décrite comme un « désert », qu’il est justement urgent de fuir. De quoi réunir la jeunesse sur le constat d’un système aseptisé. Même si tous les ingouvernables ne font pas front commun derrière cette pensée, pour Ayem, une jeune ingouvernable de 19 ans à l’énergie débordante, l’engouement autour de cet ouvrage est indiscutable :
« On peut clairement parler d’un classique. Pendant le printemps dernier, beaucoup se sont radicalisés grâce à l’Insurrection qui vient. Sur les réseaux sociaux, on voyait des lycéens le lire dans les nasses. Pour certains, cela a développé une conscience politique. »
Les débats terminés, la foule investit la Place du Marché de Montreuil pour un bûcher de fausses cartes électorales. Dans le froid hivernal, les flammes consument ces petits papiers où il est écrit « Voter est un droit, c’est aussi un devoir civique ». Une seule réponse des ingouvernables :
« Tout le monde déteste les élections ! »
« Tout le monde déteste les élections ! » / Crédits : Pierre Gautheron / Hans Lucas
Une nouvelle génération d’ingouvernables
Mais plus qu’une conscience politique commune, de véritables liens se sont tissés entre la génération de Julien Coupat et celle qui agite les cortèges parisiens au printemps 2016. Dans le milieu militant, certains vont jusqu’à évoquer des rencontres entre la « Génération Tarnac » et la jeunesse « autonome ». Il n’en fallait pas plus pour que plusieurs médias, dont le Point, s’appuyant sur une note de la sécurité intérieure, titre sur le retour du groupe de Tarnac qui organiserait des « réunions secrètes ». Pour l’hebdo, Coupat serait même à la manœuvre pour instrumentaliser le mouvement et faire tomber la République.
Un brin caricatural selon Elisa, jeune militante de 20 ans au sourire indécrochable. Pour celle qui se revendique ingouvernable, ce rapprochement repose avant tout sur les textes :
« L’insurrection qui vient décrit une réalité commune avec des mots simples. C’est un petit livre qui s’échange et se glisse partout. Le fait de commencer les chapitres avec des slogans a permis à des gens qui ne se connaissent pas de les reprendre et de s’unir derrière. »
Cette pensée radicale est aussi nourrie par la montée en puissance du site internet Lundi Matin, souvent assimilé au Comité Invisible pour sa ressemblance stylistique. L’auto-média chronique le mouvement social, l’actualité Comité Invisible et alimente ses lecteurs de pamphlets philosophiques et politiques. Le site revendique 500.000 lecteurs par mois. Une audience que les médias de la gauche radicale n’ont pas connu depuis longtemps.
Valls menace les « amis de Julien Coupat »
Deux mois après la tentative d’apéro à son domicile, le premier ministre Manuel Valls monte au perchoir de l’Assemblée Nationale. Mains croisées, le sniper de la Place Beauvau désigne ses cibles :
« Je veux dire à tous ces casseurs, (…) ces “black bloc”, ces amis de Julien Coupat, toutes ces organisations qui, au fond, n’aiment pas la démocratie, la contestent, qu’ils trouveront la plus grande détermination de l’Etat, de la police et de la justice. »
Cela faisait bien longtemps que le nom de Julien Coupat n’avait pas été évoqué à l’Assemblée Nationale. Presque une décennie plus tôt, celui-ci y avait fait une entrée fracassante. 11 novembre 2008 : Cagoule et flingue à la ceinture, la police judiciaire perquisitionne le domicile de l’intellectuel à Tarnac (19), sous l’objectif des caméras. Julien Coupat est accusé du sabotage d’une caténaire de ligne TGV. On le présente comme un « militant d’ultra gauche » au cœur d’un vaste réseau qualifié de « terroriste ».
Le carnaval de Génération Ingouvernable / Crédits : Pierre Gautheron / Hans Lucas
Le lendemain, Michèle Alliot-Marie, alors ministre de l’intérieur, revêt son plus beau tailleur noir pour prendre parole à la tribune de l’Assemblée Nationale. C’est le début de « l’affaire Tarnac ». Devant les députés, MAM évoque le petit livre du Comité invisible qui, par la même, fait une entrée tonitruante dans le foyer de nombreux Français :
« Les perquisitions ont permis de saisir du matériel important et des écrits légitimant les attaques contre les moyens de transport, en particulier contre les TGV. »
L’Insurrection qui vient devient même la principale pièce à conviction du « dossier Tarnac », une première pour un ouvrage disponible à la Fnac. Au terme de ce « fiasco judiciaire », la qualification « terroriste » sera définitivement abandonnée. Le livre, lui, rentre dans l’histoire. Traduit en plusieurs langues, vendu à des dizaines de milliers d’exemplaires, L’insurrection qui vient est même brandie en direct sur Fox News par le présentateur ultra-conservateur Glenn Beck en 2009. « Ce livre est dangereux » prévient-il. De quoi renforcer sa street crédibilité et lui donner une aura internationale.
Aux origines du mythe
Chez les libraires parisiens, on se souvient bien du succès du petit livre vert. « Lorsque l’affaire Tarnac a commencé, tout le monde cherchait l’Insurrection qui vient », se souvient Elyette Besse, gérante de la bibliothèque Le Jargon Libre, à Menilmontant.
A 87 ans, celle que l’on surnomme « La maman des autonomes », a bien connu Julien Coupat. « Un type sympa et charmant. Vraiment un bon copain », se souvient-elle. Lorsqu’elle sort de 7 ans de prison pour sa participation au groupe armé clandestin Action Directe, ce « bon copain » l’aide à rebondir. A l’époque, celui-ci co-anime une revue « lyrico-insurrectionnelle » intitulée Tiqqun :
« A ma sortie, j’étais un peu “blacklistée”. Les gens craignaient que j’attire les problèmes… et la police. Beaucoup m’ont tourné le dos, mais pas Julien. Il m’a proposé d’héberger ma bibliothèque dans les locaux de Tiqqun car il déménageait à Tarnac. Ce que j’ai accepté. »
Le dos courbé, la plus thug des mamies grimpe sur sa petite échelle. Direction l’étagère consacrée au Comité Invisible avec L’insurrection qui vient, et plus récemment A nos amis (2015). Elle dégaine aussi un autre petit ouvrage : l’Appel (2003). Un essai anonyme souvent attribué au Comité Invisible.
« Pas de fachos dans nos quartiers, pas de quartier pour les fachos ! » / Crédits : Pierre Gautheron / Hans Lucas
Quatre ans avant l’Insurrection qui vient, dans la prose de ces auteurs anonymes, le « désert » est déjà « partout » et le slogan phare « Nous sommes de ceux qui s’organisent », est martelé. A l’instar du petit livre vert, son origine est mystérieuse. Certains prétendent qu’il serait né d’une scission au sein de la revue Tiqqun. Dès sa sortie, l’Appel fait du bruit à la gauche de la gauche. A tel point que le milieu militant invente alors un terme pour qualifier ses partisans : « Les Appélistes ». Un mot encore employé aujourd’hui pour qualifier les aficionados du Comité Invisible :
« Le mot s’est répandu dès la sortie du bouquin. On l’employait pour qualifier ceux qui s’y intéressaient. C’était surtout un moyen de les mettre à distance. »
Le local utilisé par Elyette Besse a même été vandalisé :
« On n’est pas censé connaître les auteurs… mais on sait bien qu’il s’agissait de “camarades”. »
« Nous déclarons l’Assemblée Générale : Lieu d’oppression »
L’hostilité perdure à l’égard des adeptes de cette nouvelle mouvance. En 2010, la revue d’extrême gauche Alternative Libertaire publie un dossier intitulé : « Appélistes : Une lubie radicale-chic : la haine de la démocratie ». En cause : le sabotage de plusieurs assemblées générales à Rennes et Toulouse attribué aux partisans du petit fascicule anonyme. Le 24 novembre 2010, un homme se serait ainsi jeté à la tribune pour lire un « nébuleux Comité de Guerre », avant de déclarer l’AG « Lieu d’oppression ». Les fils du micro sont arrachés et les esprits s’échauffent. « S’ensuit une altercation, avec des coups et des chaises qui volent, le tout sous les yeux de quelques centaines d’étudiantes et d’étudiants éberlués ! Échec et dispersion de l’AG », rapporte Alternative Libertaire.
Les Assemblées Générales sont rejetées, avant tout pour leur immobilisme et parce qu’elles sont le siège de guerres d’égos pense le Comité Invisible :
« Le simple enjeu du vote, de la décision à remporter, suffit à changer l’assemblée en cauchemar, à en faire le théâtre où s’affrontent toutes les prétentions au pouvoir… L’assemblée n’est pas faite pour la décision mais pour le palabre, pour la parole libre s’exerçant sans but. »
Dans les métropoles comme les ZAD, nombreux sont aujourd’hui les adeptes de cette pensée sans concession. A nos amis, le second opus du comité invisible est lu et débattu publiquement, aux quatre coins de la France. Certains l’impriment sous le manteau pour le distribuer gratuitement, d’autres vendent de la main à la main l’édition officielle. L’ouvrage séduit par sa lecture de la réalité. Il ne reste plus qu’à passer à l’étape suivante : Maintenant, titre du nouvel ouvrage du Comité Invisible. Un texte publié 48 heures avant le premier tour des élections auxquelles ces jeunes ingouvernables ne participent pas.
Les bouteilles servent de projectiles contre les hommes en bleu / Crédits : Pierre Gautheron / Hans Lucas
Maintenant
« Flics, violeurs, assassins ! ». Le 7 février 2017, plusieurs centaines de manifestants se réunissent place de Ménilmontant. L’heure est grave. A la télévision, un jeune homme, originaire d’Aulnay-Sous-Bois, explique avoir été violé par un policier. Pendant des semaines, l’« affaire Théo », sous la pression de la rue, interrompt le calendrier électoral.
Aux abords de la station Ménilmontant, les bleus montrent le bout de leur nez. Ils sont plusieurs centaines. Cette-fois ci, pas question de se laisser « nasser ». A peine réunie, la foule perce le cordon policier. Les CRS sont dépassés. Le cortège en profite pour s’élancer sur le boulevard Ménilmontant. Les policiers sont rapidement largués. Leurs casques, genouillères, armures et chaussures de protection ne font pas le poids face à des lycéens lancés à pleins poumons, Airmax au pied. Telle une armée de petits Poucet, la police court après les vitrines éclatées pour repérer les émeutiers.
A Ménil’, la police vient de (re)découvrir la « manifestation sauvage ». Depuis 2008 ce mode d’organisation, plus difficilement maîtrisable par les forces de l’ordre, a les faveurs du Comité Invisible :
« C’est un des acquis des derniers mouvement qu’une véritable manifestation est dorénavant « sauvage », non déclarée à la préfecture. »
Si cette pratique n’a pas attendu L’insurrection qui vient pour voir le jour, force est de constater son retour dans la sphère militante.
Et quand elle n’inspire pas des actions, cette pensée organise, théorise et met du sens derrière certains modes d’actions. Comme nous l’explique Bakari, un jeune militant initié aux pratiques émeutières au printemps 2016 :
« Quand j’ai commencé à lire L’insurrection qui vient, j’ai reconnu certaines pratiques que j’avais déjà adoptées comme “la manif sauvage”, ou “l’auto-réduction”. Ça m’a permis de réfléchir et de mettre un nom sur des modes d’action qui m’étaient déjà familiers. »
Mais pour pérenniser cette tendance militante, il faudra dépasser le stade de l’émeute et proposer un contre schéma de société. Telle est l’une des attentes majeures qui pèse sur le nouvel ouvrage du Comité Invisible : Maintenant (2017). Jusqu’ici, l’oasis dans « le désert » se calque sur un idéal : la Commune de Paris.
« Toute grève sauvage est une commune, toute maison occupée collectivement sur des bases nettes est une commune, les comités d’action de 68 étaient des communes (…) Tout commune veut être à elle-même sa propre base. »
A l’aube d’un printemps social qui s’annonce caniculaire, nombreux seront ces communards du 21e siècle postés à l’avant-garde de l’insurrection. Emmanuel Macron devra affronter les syndicats mais aussi la face visible des adeptes du Comité Invisible. Comme celui-ci l’écrit :
« Nous serons, dans les années qui viennent, partout où cela crame. »
Vous êtes prévenus.
Les antifas défilent contre les violences policières / Crédits : Pierre Gautheron / Hans Lucas
A tort, StreetPress avait attribué le dossier « Appélistes : Une lubie radicale-chic : la haine de la démocratie » au magazine CQFD. Il a en fait été publié par la revue Alternative Libertaire.
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