Pont d’Austerlitz, jeudi 31 mars – Les CRS, harnachés de la tête aux pieds, font face à la tête de cortège. « On était près de 800, habillés tout en noir », raconte Jonathan. Les projectiles commencent à voler. En réponse, les policiers sortent les gazeuses. Sauf que cette fois, le Black Bloc ne recule pas. « Ahoo ! Ahoo ! » Le cri de guerre des spartiates s’élève de la foule quand 200 militants masqués chargent la police. Le choc est violent. Les coups pleuvent de part et d’autres. Deux policiers tombent à terre. Les hommes en noir se précipitent et leur arrachent leurs matraques. Autour d’un café, Ahmad et Jonathan rembobinent la scène, des étincelles dans les yeux :
« C’était vraiment la honte pour eux. On a inversé le rapport de force. On a vu la peur dans leurs yeux… Ils se sont pris une branlée de fou. »
Le « cortège de tête » sur le pont d'Austerlitz. / Crédits : Pierre Gautheron
Pendant plusieurs semaines, StreetPress a plongé au cœur de la frange la plus radicale des manifestants contre la loi Travail : le Black Bloc ou « cortège de tête ». Quelques centaines d’hommes et de femmes en noir prêts à en découdre avec la police. Qui sont ces jeunes qui, pour lutter contre le capitalisme, préfèrent les marteaux et les cailloux aux slogans bon enfant et aux sandwichs-merguez des syndicats traditionnels ?
Cagoules, lunettes et gants
1er mai, place de la Bastille. Les camions de la CGT balancent plein pot des chansons militantes tandis que la manif se met en place. En tête de cortège, ils sont plusieurs centaines, tout de noir vêtus. Ils lancent les premiers slogans « Anticapitalista ! » et « Tout le monde déteste la police ».
Pour se protéger des lacrymos, ils utilisent aussi des lunettes de piscine. / Crédits : Pierre Gautheron
La manif se met en branle. En plein milieu de la foule, une poignée de militants profite du mouvement pour tirer leur attirail de leur sac à dos. Les cagoules noires doivent préserver leur anonymat. Les gants en cuir leur servent à se protéger des brûlures lorsqu’ils renvoient les grenades lacrymogènes mais aussi à « éviter de laisser des traces ADN », précise Jonathan. Pour se protéger des lacrymos, ils utilisent aussi des lunettes de piscine. Pendant qu’ils enfilent leur tenue, des sympathisants se positionnent tout autour d’eux. Julie, K-way noir et larges lunettes de soleil détaille :
« Ils nous entourent afin de nous abriter des regards des flics pendant qu’on se change pour ne pas se faire choper. Ça aussi, c’est faire partie du Black Bloc et ça montre qu’opposer “bons” ou “mauvais” manifestants, c’est très binaire… »
Pour la jeune femme, une partie des manifestants se sont peu à peu solidarisés, sans participer activement à l’action :
« Ils nous protègent juste en s’habillant de la même façon. Ça nous permet de nous fondre dans la masse des anonymes. »
Casse ciblée
Alors que le cortège s’engage Boulevard Diderot, une silhouette cagoulée s’approche tranquillement d’un abribus. D’un coup sec de « marteau brise vitre », chouré à la SNCF, elle fait voler en éclat la glace du support publicitaire. Immédiatement après, la silhouette noire réintègre la manif, et se perd dans la foule. Quelques instants plus tard, un jeune homme lui aussi masqué et muni d’une bombe de peinture recouvre l’affiche d’un slogan anticapitaliste.
« On ne s'attaque qu'à des cibles économiques ou symboliques. » / Crédits : Pierre Gautheron
La scène se répétera des dizaines de fois. Dans le viseur, tantôt un espace publicitaire, tantôt une banque ou une concession automobile. Chaque bris de glace est acclamé par le « cortège de tête ». « Les médias, les politiques et les flics parlent de “casseurs” et de “terroristes” quand il s’agit du Black Bloc », lance Antoine, casque à la main et parka North Face sur le dos :
« Comme s’il s’agissait d’une violence totalement irrationnelle… En fait, on ne s’attaque qu’à des cibles économiques ou symboliques. Les banques, les assurances ou ce qui représente la violence de l’État par exemple. »
Dans la nasse
Peu avant 16h, les CRS qui jusque-là encadraient le cortège se déploient en travers de la route. Plusieurs centaines de manifestants se retrouvent enfermés dans la nasse, pendant près d’une heure. Sous le soleil de plomb de ce premier mai, les esprits s’échauffent. Des projectiles volent en direction des forces de l’ordre. En réponse, ils gazent la foule. Margot, 20 ans, étudiante en sciences sociales est venue manifester contre la loi Travail :
« Ce jour-là, j’ai été vraiment choquée par la violence de la police envers les manifestants pacifistes, comme moi. »
Un tournant pour la jeune fille. Un mois après notre rencontre, on l’a retrouvée sortant un K-Way noir et une écharpe au moment d’un départ en manif sauvage. Elle a rejoint le Black Bloc.
Fight avec la police
17 heures, les policiers ouvrent la nasse. Le cortège investit progressivement la place de la Nation. Les buvettes tournent à plein régime et l’ambiance est encore bon enfant quand les uniformes se mettent en branle. Les deux cordons, de chaque côté du Boulevard Diderot, se placent en travers de l’artère. De l’autre côté de la place, Pierre et Marie, la cinquantaine, discutent avec leur belle-fille quand un jeune encapuché, foulard sur le visage, s’approche doucement :
« Excusez-moi madame, vous devriez vous mettre à l’abri sur le côté, on va bientôt charger. »
Caillassage en règle, place de la Nation. / Crédits : Pierre Gautheron
Juste derrière, une soixantaine de personnes se regroupent. Puis, comme un seul homme, ils s’élancent tel des gymnastes en direction des CRS. Arrivés à une vingtaine de mètres du cordon de police, ils balancent leurs projectiles. L’un d’eux utilise même un lance-pierre. Immédiatement ils se replient, tandis que s’envolent les premières grenades lacrymogènes. Les projectiles fumant qui atteignent le centre de la place sont renvoyés.
À l’arrière du front, on s’organise aussi. Une poignée de militants s’attaquent à un trottoir. Les morceaux de goudron rejoignent les poches des manifestants ou les caddies à munitions, déjà plein de canettes de bières vides. Capuche noire serrée autour du visage, un militant remonte ensuite le chariot de supermarché vers la zone d’affrontement. Les assaillants sont très mobiles, attaquant tantôt à gauche, tantôt à droite.
Les équipes médicales
Près de l’avenue du Trône, un groupe en noir se replie sous l’œil des photographes, lorsque l’un d’eux s’effondre. Il aurait reçu un éclat de grenade de désencerclement au niveau du cou. Quatre mecs le saisissent par les bras et par les jambes. Au trot, ils le ramènent au pied de la statue où une équipe de Street Médics assure les premiers soins.
Un Street Med' met du sérum physiologique dans les yeux d'un manifestant gazé. / Crédits : Juliette Redivo
Ces manifestants, souvent casqués, munis d’un brassard décoré d’une croix rouge et d’une trousse de secours, font partie intégrante du « cortège de tête » mais ne participent pas aux affrontements. Ce dimanche premier mai, ils ont fort à faire. Jonathan se souvient qu’un de ses potes a eu la main « gravement brûlée par un fumigène ». Il est mal en point mais refuse d’aller se faire soigner à l’hosto, par peur de se faire choper à la sortie par des policiers. Au bar, devant son coca, Ahmad dresse un bilan médical de ces deux mois de lutte :
« Les éclats de grenades dans les jambes, on les compte même plus ! Des éclats dans les couilles, parfois… et une dans le cul aussi. Ça fait bien mal ! »
Il grimace douloureusement. Selon lui, les policiers n’y vont pas avec le dos de la cuillère :
« Des manifestants ont pris des flash-ball dans la tête. Certains ont failli perdre un œil. Ça veut dire que les règlements ne sont pas respectés par la police. L’État laisse faire parce que ça permet de maintenir l’ordre par la peur. »
De son côté, le 3 mai 2016, le ministère de l’Intérieur déclare que près de 300 policiers et gendarmes ont été blessés en marge des manifestations contre la loi Travail.
Clash avec les syndicats
Place de la Nation, tous ne soutiennent pas l’action radicale. Calé sur un camion, un syndicaliste démonte une sono quand un jeune en noir l’interpelle. Le ton monte et le quadra perché s’emporte :
« Je suis éboueur, je ramasse tes merdes toute l’année. Je sors d’un mois de grève, alors ne me fais pas la leçon. Avec vos conneries, vous décrédibilisez le mouvement ! »
En guise de réponse, il reçoit une bordée d’insultes. Margot, lunettes de soleil, la trentaine et un drapeau CGT sur l’épaule, croisée à l’occasion d’une autre manif, s’agace de ces militants qui cherchent « systématiquement » l’affrontement avec les forces de l’ordre :
« Ce sont des jeunes en manque de testostérone qui s’attaquent à tout et n’importe quoi ! Ça attise les tensions avec la police ! »
Entre le « cortège de tête » et la CGT, ce n'est pas le grand amour. / Crédits : Pierre Gautheron
Entre les jeunes les plus radicaux et les syndicats, le divorce est consommé. À l’occasion de la manif du 17 mai, le service d’ordre syndical est même venu muni de matraques télescopiques. Objectif, empêcher les militants violents de se mêler au cortège syndical. Et quand un peu plus tard, des affrontements opposent la police et les hommes en noir, le service d’ordre part chercher des manches de pioches et des barres de fer. Ainsi équipés, ils réintègrent la manif, prêts à en découdre avec « les casseurs ».
Qu’est-ce que le Black Bloc ?
Après deux mois de manifs, la fatigue commence à se faire sentir sur les visages de Jonathan et Ahmad. Quand on les retrouve dans une brasserie parisienne, leurs traits sont tirés. Si les deux militants radicaux ont accepté de donner une interview, c’est dans le but d’expliquer leur démarche. « Il y a une erreur de la part du milieu “autonome” qui n’arrive pas à se faire comprendre », concède Ahmad :
« Ces militants refusent de s’exprimer dans les médias ou de parler aux gens parce qu’ils pensent qu’ils sont trop cons. Du coup, ils s’isolent. »
Les deux hommes veulent mettre certaines choses au clair. « Le Black Bloc, ce n’est ni une organisation, ni un parti, c’est juste une pratique qui réunit des gens le temps d’une mobilisation », explique ainsi Jonathan, 28 ans. « Le terme a d’ailleurs été inventé par les flics allemands dans les années 70 », complète Ahmad, 21 ans. Eux préfèrent parler de « cortège de tête ». Pour ces militants, les mobilisations menées par les syndicats ont montré leurs limites :
« Faire descendre des milliers de personnes dans la rue et faire grève, on voit que ça ne suffit plus à faire fléchir le gouvernement. Les syndicats reprennent les mêmes rengaines depuis quarante ans sans jamais rien changer. »
« Le Black Bloc, ce n’est ni une organisation, ni un parti, c’est juste une pratique qui réunit des gens le temps d’une mobilisation. » / Crédits : Pierre Gautheron
Les deux militants mettent l’ensemble des organisations « réformistes » dans le même sac que le gouvernement :
« L’enjeu dépasse largement la loi Travail. On ne veut pas défendre le système actuel contre ce projet de loi. C’est toute la société marchande dans laquelle on vit qu’on remet en cause. »
Ils revendiquent des affinités idéologiques avec le Comité Invisivible, dont l’un de ses membres, Julien Coupat, a été mis en examen dans l’affaire de Tarnac. Coupat serait aussi l’un des principaux auteurs de L’insurrection qui vient, le manifeste best-seller de la mouvance. Mais leur « groupe d’affinité » – comme ils aiment à dire – est autant lié par l’amitié que par l’idéologie. Ils se retrouvent dans les soirées et les concerts qu’ils organisent ou pour un match de foot.
Qui sont-ils ?
Savoir qui ils sont n’est pas une affaire simple. Jonathan, grand blond à la barbe de trois jours, nous précise qu’il est « chercheur au chômage ». Il n’en dira pas plus. De son côté, Ahmad, brun, les cheveux longs tirés en arrière, se présente comme étudiant en socio. Dans leur groupe, la plupart sont lycéens ou étudiants et il y a presque autant de femmes que d’hommes :
« Ceux qui disent que le Black Bloc est une affaire de testostérone disent n’importe quoi. C’est un mouvement où il y a pas mal de filles. Sur le pont d’Austerlitz, à un moment, c’était uniquement elles qui tenaient la banderole face aux flics… »
« Sur le pont d'Austerlitz, à un moment, c'était uniquement des filles qui tenaient la banderole face aux flics... » / Crédits : Pierre Gautheron
Dans un éclat de rire, il complète en précisant que « certains mecs s’étaient taillés en courant. Si elles sont moins nombreuses pendant l’affrontement, c’est parce que notre société formate les hommes comme étant naturellement possesseurs de la violence », complète Ahmad. « Il faut déconstruire ça. »
Ils assument la violence
Au fil du mouvement social, le « cortège de tête » s’est étoffé. Tous ses membres ne participent pas activement aux actions coups de poing mais se déclarent solidaires. Ahmad commente l’incendie de la voiture de police, le 18 mai dernier :
« Stratégiquement, ce n’était pas forcément productif mais il n’est pas question de condamner. D’autant que les policiers n’ont jamais vraiment été en danger. »
« Stratégiquement, ce n’était pas forcément productif mais il n’est pas question de condamner. » / Crédits : Pierre Gautheron
Pour lui, le recours à la violence ne doit pas être systématique et n’est en aucun cas une fin en soi. Il reconnaît cependant qu’il existe chez certains une sorte d’attrait pour la castagne :
« Quelques-uns vont en manif comme à un match de foot. L’équipe adverse, c’est les flics. »
Selon Ahmad, l’enjeu est ailleurs :
« La question n’est pas seulement d’avoir des milliers de personnes qui descendent dans la rue mais de savoir combien de personnes vont continuer à s’organiser après ce mouvement et penser une autre société. »
Et de citer en exemple d’autres modes d’action :
« C’est plus fort de bloquer économiquement une usine que de casser une banque. Investir un lieu, ou organiser une soupe populaire, c’est aussi radical. »
Les interpellations
« Pour l’unité, il faut des ennemis communs » / Crédits : Robin D'Angelo
Ce jeudi 28 mai, nouvelle journée de mobilisation nationale contre la loi Travail. Le soleil cogne sur la place de la Bastille. La sono de la CNT crache inlassablement le même slogan. Pas une seule silhouette noire à l’horizon et les visages sont souriants, malgré un dispositif policier imposant. A 14h, lorsque les manifestants s’ébranlent et que surgissent des sacs les premières cagoules, une dizaine de membres du « cortège de tête » enfilent des tenues blanches et des cagoules rouges. Ils se positionnent à l’avant de la manif et brandissent une nouvelle banderole :
« Pour l’unité, il faut des ennemis communs »
Une manière de rappeler aux syndicats qui est l’adversaire. Jonathan complète : « L’idée c’est aussi de briser les codes et d’interpeller ». En tête de cortège, certains manquent à l’appel. « Dans notre groupe, on a eu quelques interdictions de manif », explique Ahmad, qui refuse d’en dire plus de crainte, précise-t-il, que leur groupe soit trop facilement identifiable. Depuis le début du mouvement, plusieurs dizaines de militants se sont fait pincer, soit au cours des manifs, soit à posteriori. De nombreuses procédures sont en cours. Deux des incendiaires présumés de la voiture de la police sont en cabane.
Depuis le début du mouvement, plusieurs dizaines de militants se sont fait pincer. / Crédits : Pierre Gautheron
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