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    29/03/2016

    « C’est quoi les bayes ? »

    Comment l’argot de Grigny a envahi la France

    Par Matthieu Bidan , Michela Cuccagna

    De Fleury-Mérogis aux plateaux de Canal+, l'argot de Grigny a conquis la France. L’expression « baye » ou « zer », le suffixe favori de Booba, viendraient de cette petite ville de l'Essonne. Rencontre avec les linguistes du 9-1.

    Grigny, collège Pablo Neruda – C’est l’heure de la sortie des classes. Des cartables posés sur un coin de trottoir font office de but dans une partie de foot improvisée. Deux Grignois, la trentaine, se croisent devant le préau de l’établissement. Check de l’épaule et discussion ciné :

    « - Alors t’as vu Batman VS Superman ? »

    « - Ouais, il est wo ! »

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    Le match est atrocement serré. / Crédits : Michela Cuccagna

    Grice, jean clair et casquette noire, veut dire que le film est mauvais. Ici, personne n’a besoin de la traduction. Les habitants de la petite ville de la banlieue sud revendiquent la paternité d’un véritable argot. Un vocabulaire repris bien au-delà des tours de Grigny 2 ou du dédale de la Grande Borne.

    Ainsi, « c’est quoi les bayes » est devenu le « quoi de neuf » de toute une partie de la jeunesse. C’était même le nom d’une pastille diffusée sur Canal +. Et toutes les stars du rap français, de Maître Gims à Nekfeu, ont utilisé le terme dans leurs morceaux. Booba, lui, s’est approprié le suffixe « zer ». C’est devenu l’une de ses signatures au même titre que son fameux « oklm ». Autant d’expressions qui seraient nées à Grigny.

    « Il faudrait faire un dictionnaire », fanfaronne un des ados posé sur un break vert à l’entrée de la cité. Personne ne se risque à faire la liste complète. Ce langage est si riche qu’il est devenu un marqueur, même en dehors du 91. « N’importe où en France, quand les gens m’entendent parler, ils savent que je suis un mec de Grigny », assure Juicy P, rappeur emblématique de la ville.

    Langage de rue

    Sous sa casquette New York, l’air méfiant, l’ado toujours solidement adossé sur une voiture se met à parler de « fimby ». Comprendre « les filles ». Comment l’écrire ? Les quatre loustics qui font le pied de grue autour de lui se marrent :

    « Comme tu veux, ça ne s’écrit pas tout ça ! »

    La plupart des expressions se dégainent à l’oral, de façon spontanée. Certains mots restent, d’autres non.

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    Juicy P, rappeur emblématique de Grigny, et Christopher, un animateur de la ville. / Crédits : Michela Cuccagna

    Christopher, 37 ans, un animateur de la ville croisé un peu plus loin, éclaire :

    « Ça peut partir de n’importe quoi, comme un nom de famille. Par exemple, il y a un mec qui s’appelait Texier. On se posait tout le temps chez lui. Alors un texier, c’est devenu une cave, l’endroit où on se pose. »

    Ce jeudi aprèm’, Max Pain et Grice nous guident dans les rues de Grigny. Les deux trentenaires animent chaque semaine l’émission de radio Neo Muziks où ils reçoivent une bonne partie du rap français.

    Aujourd’hui, une galère avec l’ingé son les prive d’émission. Ils se replient vers un centre pour jeunes où l’on prépare un show filmé. Éclairage, mur de LED, on s’affaire à la technique en attendant les invités dans la salle de concert coupé en deux par un grand rideau noir. C’est Mamadou, le responsable des lieux, qui, entre deux coups de téléphone, gère l’organisation. Les pointes de sa barbe tirent sur le gris. Il raconte les « anciens » :

    « Il y a beaucoup de mots qui viennent de gens de ma génération. C’était des mecs comme Sékou ou Crunchy Black. Si tu parles avec eux, tu ne vas rien comprendre. »

    Max Pain embraye sur Crunchy Black. « C’est un mec qui a toujours été décalé. Mais je n’ai pas son numéro, il a disparu de la circulation. » Myssa, un autre rappeur bien connu à Grigny, ancien du groupe Eskadron, a aussi son anecdote. Il déroule le fil du suffixe « zer » et toujours cette figure de « l’ancien du quartier ».

    « Il allait en vacances à Sarcelles. Et pour dire aux mecs dans leurs immeubles “éh tu descends !” Il disait “tu senzer”. Les mecs lui ont dit que c’était drôle comment il parlait. Après il est revenu à Grigny, il a tout mis en “zer”. C’est parti comme ça. »

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    Ça tourne ! / Crédits : Michela Cuccagna

    Origines africaines et culture West Coast

    Comme tous les argots, celui de Grigny est un mélange de plusieurs influences. À la Grande Borne, 11.000 habitants de 52 nationalités différentes habitent les petits immeubles de la cité. « Boug » – un mec – viendrait du créole. « Floco » - un imbécile – serait originaire de l’ivoirien. Pour le rappeur Myssa, la mixité de la ville a favorisé ce bouillonnement linguistique :

    « On était tellement mixés culturellement à Grigny qu’il a fallu qu’on trouve un langage commun. »

    Et les influences africaines ne sont pas les seules. À Grigny, on a longtemps vécu à l’heure californienne. À écouter Max Pain, la ville du 91 n’aurait pas grand-chose à voir avec d’autres villes de banlieues :

    « On est en France, mais dans nos têtes on vit aux States. Il y a pas mal d’artistes qui sont passés dans notre émission et qui nous disent : “vous êtes dans votre monde ici.“ »

    Clip Myssa – Cesar

    Myssa complète :

    « C’est une ville très identitaire. Quand tous les rappeurs français étaient dans le délire new-yorkais avec Mobb Deep, nous on écoutait que du son du sud ou de l’ouest. La trap qui est partout aujourd’hui, on en faisait déjà il y a 10 ans à Grigny. »

    C’est de cette culture que viendrait le mot « baye », une référence aux « drive by », ces fusillades en voitures qui ont coûté la vie à Tupac ou Notorious Big. C’est Juicy P, rappeur du groupe LMC Click, qui rembobine :

    « Dans les années 90, on pétait un câble sur tout ce qui était “drive by” dans les films de gangsters américains, genre Menace 2 Society. On a repris l’expression en gardant le “by” et on a enlevé le “drive”. Ça a commencé comme ça et “baye” a pris la connotation du mot truc. Depuis, on l’utilise à toutes les sauces. »

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    Trafiquinte, un rappeur de Grigny en feat sur le morceau "Matudi Charo" avec Niska. / Crédits : Michela Cuccagna

    « On parlait tellement en “zer” que le condé a pété un câble »

    Si ces codes ont permis aux Grignois de nouer une culture commune, il y aurait un autre objectif : la discrétion. « Ces expressions, on les utilisait pour que les gens, notamment la police, ne nous comprennent pas », explique Grice devant une girafe au regard inquiétant qui trône au beau milieu d’un petit square pour enfants.

    Clip Juicy P – G.R.I.G.N.Y

    Juicy P a déjà été confronté à la situation, à l’arrière d’un fourgon de police. Il remet en se marrant :

    « On parlait tellement en “zer” que le condé a pété un câble. Il a gueulé : “fermez vos gueules !” Il ne comprenait rien à ce qu’on racontait. »

    Et quand les mots en « zer » ne suffisent pas, ils en rajoutent une seconde couche. « Si je veux vraiment que tu ne me comprennes pas, je vais parler en “zer” et je vais commencer à mâcher mes mots. » L’effet est garanti, on n’a rien compris quand Juicy P a tenté l’expérience.

    Pourtant cet après-midi, pas un seul « zer » n’est sorti de la bouche des Grignois croisés. On nous aurait menti ? « C’est un peu passé de mode, précise Max Pain. C’est surtout l’ancienne génération qui parlait comme ça. »

    Pourquoi Grigny ?

    Pour atterrir à Grigny, il faut prendre l’A6, l’autoroute du Soleil. Puis filer vers le sud à 30 bornes de Paris pour voir les premiers immeubles de la Grande Borne apparaître derrière un chantier imposant.

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    Après l'autoroute du Soleil. / Crédits : Michela Cuccagna

    Pour Yérim Sar, journaliste indépendant qui collabore notamment avec Noisey, cet éloignement explique beaucoup :

    « C’est une ville très excentrée. Les Grignois étaient beaucoup moins sur Paris que des mecs d’autres villes. Du coup, comme ils restaient entre eux, ils ont développé leur propre langage. »

    Venant ne dirait pas le contraire. Il y a une quinzaine d’années, il se souvient avoir été l’un des premiers de son quartier à « monter sur la capitale ». À tel point que ses virées parisiennes lui ont valu un surnom qu’il revendique fièrement aujourd’hui : « Venant de la capitale ».

    Devant le collège, la partie de foot continue sur le béton abîmé. Plus loin, les plus petits rentrent à la maison accompagnés de leurs parents. La commune est l’une des plus jeunes de France, avec une majorité d’habitants âgés de moins de 30 ans.. À l’extrême opposé, les morts y seraient aussi pour quelque chose. C’est Myssa qui raconte l’histoire. Il entame, mystérieux. « Je ne rigole pas trop avec ces choses-là. » Et le rappeur de dérouler son hypothèse :

    « Il paraît que Grigny est construit sur un ancien cimetière viking. Il doit y avoir des gens coincés dans des dimensions parallèles. »

    From Grigny to the world

    Posé au fond d’un canapé du Mama Shelter, un restau’ designé par Starck dans le XXe arrondissement de Paris, OhPlai, le snappeur star dont StreetPress vous parlait ici. Un mec passe devant la grande tablée, tcheck l’homme qui buzz et lance un « quel baye vous ». C’est l’expression par laquelle OhPlai débute chacune de ses stories sur le réseau social.

    (img) Quel baye vous ? ohplai_peigne2_0.jpg

    Depuis quelques mois, la scène se répète tous les jours pour le gars de la Grande Borne. Plus de 100.000 personnes suivent sa story quotidienne sur Snap et reprennent ses gimmicks :

    « À Grigny, on parle tous comme ça, je n’ai rien inventé. »

    Reste que son succès a donné un nouveau coup de boost à l’argot de la ville. Mais avant lui, Grigny était déjà imitée. Et les explications sont nombreuses. La première est à 5 minutes en voiture du quartier de la Grande Borne. Fleury-Mérogis, le plus grand centre pénitentiaire d’Europe. Selon Jordan*, « tout part de là ». À 33 ans, Venant, organisateur de soirées dans un club parisien, est passé deux fois par la case Fleury. D’après lui, l’hypothèse est valable :

    « Là-bas, il y a beaucoup de mecs de Grigny dans tous les bâtiments. En promenade, on nous dit “ah c’est trop marrant comment tu parles”. Les gens kiffent le délire et après ils reprennent ça chez eux. »

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    Fleury-Mérogis, le plus grand centre pénitentiaire d’Europe / Crédits : Michela Cuccagna

    Mais l’explication ne convainc pas entièrement Myssa. Pour lui, l’influence de Grigny est plus ancienne :

    « Il y a un historique avant la prison de Fleury-Mérogis. Il y a eu l’époque des Grignois qui ont fait partie des premières bandes de chasseurs de skins, comme les Black Dragon. »

    À l’écouter, la street cred de Grigny serait donc un des vecteurs de diffusion de l’argot. Et il n’est pas le seul à le penser. Jordan abonde dans le même sens :

    « Tous les départements ont une spécialité. Le 94, c’est les braquages. Le 92, c’est la drogue avec Neuilly juste à côté. Le 93, c’est un mélange de tout, un bordel quoi. Nous, le 91, on est le département de la bagarre. Et quand un voyou qui a cette aura dit “quel baye”, forcément ça se propage. »

    Le rap, principal vecteur

    La musique reste le principal vecteur de popularisation de l’argot grignois. Si les groupes de Grigny comme Eskadron ou LMC Click n’ont pas eu de gros succès commerciaux, leur musique a tourné dans pas mal de quartiers. Venant, qui côtoie la D1 du rap français dans la boîte des Champs-Élysées où il travaille, l’a constaté avec Gradur :

    « Parfois, quand j’écoute Gradur, je me dis “mais où il a appris à parler comme ça ?” Quand il dit “doginer” par exemple, pour dire baiser, ça vient de chez nous. Et en fait, il m’a expliqué qu’il avait toujours écouté Juicy P. »

    La réputation virile de Grigny a également eu un impact dans la musique. Booba lui-même a depuis longtemps repris le « zer » dans ses chansons. D’après Juicy P, c’est une façon pour le Duc de rester connecté aux banlieues :

    « Booba, il a besoin du ghetto pour pouvoir continuer à bien mener sa barque. Nous, on est dans le fin fond du ghetto. On lui donne de l’inspiration. »

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    « Souvent, les incultes ne nous rendent pas hommage. Mais nous on sait que c’est à nous, que ça vient de chez nous. » / Crédits : Michela Cuccagna

    Pour Yerim Sar, ce n’est pas la seule explication :

    « Booba avait une carrière avant de reprendre “zer” et il en aura une après. Il l’utilise parce qu’il trouve ça cool, un peu comme l’expression “Morray”. Mais je sais qu’à Grigny, ça les a déçus qu’il ne leur fasse pas de clin d’oeil. »

    L’autre artiste qui a donné un élan à cet argot, c’est Ol Kainry. Pour lui, la donne est différente : il vient d’Évry, une ville à peine à 10m de Grigny.  « Tout ça, c’est le même secteur », précise d’emblée le rappeur :

    « Après, je n’ai jamais nié le fait que ça vienne de Grigny. Mais c’est spontané. Si on est contaminés, c’est aussi parce qu’on a des liens là-bas. »

    Les Grignois que StreetPress a interrogés jurent ne pas avoir de dent contre ceux qui reprennent leurs expressions. Ils aspirent seulement à un peu plus de reconnaissance :

    « Souvent, les incultes ne nous rendent pas hommage, regrette Juicy P. Mais nous on sait que c’est à nous, que ça vient de chez nous. »

    Rendre à César ce qui appartient à César. C’est aussi le titre d’une chanson de Myssa, sortie l’année dernière. Le thème ? L’argot de Grigny et son histoire.

    * Le prénom a été modifié

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    Grignywood / Crédits : Michela Cuccagna

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