Les dragons existent dans le Nord-Pas-de-Calais. Par précaution, ils prennent l’apparence de grands coqs. Pourtant, dès que deux spécimens se font face sur un ring appelé « gallodrome », le costume tombe. La crinière de plumes se hérisse, le coup s’allonge, le bec s’ouvre. Puis, ils s’envolent subitement et, de leurs pattes griffues armées d’un pic en acier, se battent à mort.
Si peu de gens le savent, c’est simplement que les derniers amateurs de combats de coqs, les « coqueleux », fuient la lumière comme un chat qui meurt. Peu à peu, l’hostilité du monde extérieur – peuplé de voisins mauvais coucheurs, d’enfants ingrats et d’écologistes véhéments – vient à bout de cette culture ancestrale.
Bienvenue à Tourmignies (Nord-Pas-de-Calais), 694 habitants et autant de coqs combattants / Crédits : Camille Millerand
Sur l’A1, prendre la 2e sortie après Hénin-Beaumont
Pour pénétrer en territoire coqueleux, il suffit de s’éloigner de Lille de vingt kilomètres par le Sud. Mercredi 2 juillet, dans l’arrière-salle du Gallodrome, un bar du village de Tourmignies, se tient la finale du championnat de la saison. Assis au premier rang d’une estrade en U, trône Hubert Stal, Flamand de 72 ans au crâne rasé. Depuis vingt ans, il organise des combats, dont celui du jour. Hubert Stal n’élève pas de coqs, il en achète, environ 80 euros la bête de qualité. Puis les joue sur son nom.
Devant lui, se dresse une cage de métal. Le « parc », grand comme deux tables de ping-pong. Quatre hommes montent sur son tapis pourpre et sortent deux coqs de caisses en bois. Un « croisé » entre une espèce japonaise et thaïlandaise rencontre un « grand combattant du nord », race trapue et locale. Un partenaire ôte le cache protégeant leurs ergots, ces griffes naturelles à l’arrière de la patte remplacées par des pointes d’acier de cinq centimètres.
Hubert Stual, Flamand de 72 ans, "coqueleux" et fan de nu à l'ancienne / Crédits : Camille Millerand
Bwin en duty free
De son banc, Hubert Stal se met à crier « Qui fait 5-4 ? Qui fait 5-4 ?». Il cherche un parieur prêt à l’affronter sur le ratio qu’il propose : pour 4 euros pariés contre son coq, lui est prêt à engager 5 euros. Plusieurs voisins d’en face l’imitent car ce soir il gagne. Sur les sept coqs qu’il présentera durant cette soirée, il décomptera cinq victoires et deux nuls pour quelques 1.000 euros de gains. Ces paris de gré à gré constituent le seul jeu d’argent que l’Etat tolère sans imposer de taxe sur les mises.
Les coqs posés, la cacophonie dans les gradins s’arrête. Les deux volatiles décollent du sol et tentent de s’attraper la crête, préalablement coupée pour éviter les prises trop aisées. « Chez les coqs, la force est dans le cou », précise un coqueleux. Mais ce n’est pas le bec qui blesse. Le croisé japonais-taïlandais balance ses ergots dans le poitrail adverse, dans un mouvement inverse à celui du scorpion. Touché à un organe vital, le grand combattant s’effondre.
Un match ne peut excéder six minutes. Si les deux coqs se neutralisent et restent debout, le match est déclaré nul. Au fil des combats, une odeur de sang et de transpiration animale s’installe dans la pièce. Des plumes de duvet volettent et finissent par tapisser les épaules des coqueleux. Les dragons délaissent peu à peu leur habit d’apparat.
La confidentialité entretenue par les coqueleux fonctionne comme un bouclier / Crédits : Camille Millerand
Vivons heureux vivons cachés
Un court alinéa du code pénal permet encore la tenue de ces combats. C’est Charles de Gaulle lui-même, en 1964, qui a fait modifier l’article interdisant de « commettre des sévices graves ou actes de cruauté envers les animaux ». En sont exclus les courses de taureaux et les combats de coqs, uniquement dans « les localités où une tradition ininterrompue peut être établie ». Soit le Nord-Pas-de-Calais et certains DOM-TOM.
Plusieurs assauts législatifs ont depuis tenté sans succès de faire disparaître cette coutume. Le militant Anthony Blanchard, président de l’association Cause animale Nord, concède que la confidentialité entretenue par les coqueleux fonctionne comme un bouclier :
« C’est un milieu assez caché, on ne trouve jamais aucune date des combats sur le net. De toute façon, le jour où l’on fera interdire la corrida, ce sera aussi fini pour les coqs car c’est le même alinéa. Du coup, nous on va manifester face aux arènes et non devant les gallodromes. Si on faisait le contraire, au lieu d’être 1.500 personnes à Arles, on ne serait que 50 à Douai. Ce n’est pas efficace médiatiquement. »
De nombreux éleveurs partagent avec leurs bêtes un trait de caractère, ils sont farouches. Au téléphone, aucun n’accepte une rencontre sans l’impérieux accord du président de la Fédération des coqueleux du Nord de la France. Ce dernier, Richard Hennion, nous renvoie aux calendes :
« Envoyez une demande manuscrite au bureau, on vous répondra dans deux mois. Mais si vous êtes sur Internet, je vous préviens déjà que nous, on n’a rien à faire sur ce truc… »
Café de la Place, Raimbeaucourt / Crédits : Camille Millerand
Dans la basse-cour du PMU
Pour trouver des éleveurs chaleureux, direction dix kilomètres plus au Sud de Tourmignies, à Raimbeaucourt. La devanture verte du Café de la Place est connue dans le milieu. L’endroit tenu en famille fournit des combattants depuis trois générations sous le nom de société « La Place ». Son propriétaire Christophe Hansart est fils et petit-fils de coqueleux. Jusqu’à la mort de son père il y a douze ans, ce cheminot gouailleur de 45 ans, encarté à la CGT, élevait des coqs. C’est son grand frère Dominique, co-barman, qui perpétue la tradition.
Derrière le PMU des Hansart, une porte grillagée donne accès à leur élevage. Ici, on a nourri jusqu’à 300 coqs par saison, contre une cinquantaine aujourd’hui. « Un coqueleux consacre énormément de temps à ses bêtes tous les jours, prévient Christophe Hansart soucieux de dé-diaboliser la profession. Il aime ses coqs, il soigne leurs plumes, surveille leurs fientes pour voir s’ils sont malades ou non et il passe leur donner du blé et de l’eau une ou deux fois par jour, même sous la neige. »
De petites cabanes de bois s’alignent. C’est la fin de saison, beaucoup demeurent vides. La plupart des coqs qui les occupaient sont morts au combat, les plus chanceux passent leur retraite à s’occuper des poules d’un fermier. Dans l’un des box, un grand combattant du Nord crâne sur son perchoir qui le protège des rongeurs de plumes durant son sommeil. Dans un autre un coucou des Malouines. Là, un croisé entre un Américain et un Japonais…
Les coqs s'entraînent en plein air / Crédits : Camille Millerand
Race de champion
Au fond du terrain à l’ombre d’un grand arbre et d’un champ d’orties, des « poulets » nés en avril cavalent. Ce sont les mâles issus de coqs champions et de poules sélectionnées, ils combattront l’année prochaine. Jusqu’à dix mois, ils se musclent au grand air. « Après cet âge-là, il ne se reconnaissent plus, même entre frères, explique Christophe Hansart. Si tu ne les sépares pas, ils se tuent. » Le militant de la cause animale Anthony Blanchard assure que les bêtes sont entraînées et rendues agressives par l’isolement. Mais Chistrophe Hansart dément formellement :
« On ne les entraîne pas. Ils fonctionnent comme ça. D’ailleurs, leur tête se colore de rouge au fil des mois tout autour de leurs yeux. Si tu ne joues pas un tel coq, il va mourir d’un coup de sang car il ne peut pas évacuer sa nervosité. Ça n’a rien à voir avec un coq de basse-cour. »
A partir de 12 mois, un coq peut « monter au parc », c’est-à-dire combattre. Les bons éleveurs attendent 15 ou 18 mois, l’animal y gagne en endurance. Comme pour les boxers, il y en a de toutes les catégories : petit (moins de 4 kilos), moyen (entre 4 et 4,5 kilos), mi-lourd (4,5 et 5 kilos) et lourd (plus de 5 kilos).
Seul étape avant de combattre la première fois : le tapis d’essai placé dans une sorte de garage avec un tapis et une lumière artificielle semblable à celle des gallodromes. Il s’agit de tester le caractère combatif des coqs avec des bouchons sur les ergots. Que fait-on des rares coqs fuyards ? Un coqueleux se marre :
« Du coq au vin ».
Le milieu n’échappe pas aux coups bas / Crédits : Camille Millerand
Comme pour les cyclistes, les produits viennent de Belgique
Le milieu n’échappe pas aux coups bas. Fin 2011, le secrétaire général de la Fédération des coqueleux démissionne. Il dénonce une application laxiste de certains règlements et le boulevard ainsi laissé aux tricheries. Une seconde association se crée en opposition à la fédération. Dans les faits, faute de monde, les adhérents des deux organisations continuent de « battre les coqs » ensemble dans les mêmes gallodromes.
Christophe Hansart constate aussi « une perte des valeurs du milieu ». « Par exemple, assure-t-il, il y en a qui dopent leurs coqs. Bien sûr, on n’a jamais de preuve mais ça se voit. Et c’est comme pour les cyclistes, les produits viennent de Belgique ! »
Un coqueleux belge qui témoigne sous anonymat concède avoir lui-même donné à ses coqs du Pervitin, de petites pilules de métamphétamine inventées par les nazis pour doper leurs soldats :
« Une fois, mon vétérinaire m’a assuré qu’il pouvait me préparer lui-même le cocktail. Je donne son truc au coq avant de le poser sur le parc mais il avait dû mettre vingt fois la dose. Mon coq s’est mis à courir en tournant en rond si vite que l’autre coq n’a jamais pu le rattraper, le combat n’a même pas eu lieu ! »
Cette pratique existe-t-elle encore ? Le belge assure que non. Mais Dominique Hansart reconnaît dans un rictus que « certains coqs adverses sont durs à tuer, mais on y arrive quand même ».
Normalement, les armes des coqs doivent être en pointe et parfaitement lisses / Crédits : Camille Millerand
Lames de rasoir et petits arrangements
Autre combine : « les faux plats » ou ergots trafiqués. Le coqueleux belge nous sort les siens. Mais il le jure ses grands dieux, il ne les utilise que lorsque son adversaire lui a fait le même coup dans un combat précédent. Normalement, les armes des coqs doivent être en pointe et parfaitement lisses, comme une grosse aiguille. « C’est pour ne pas faire de plaies trop blessantes », nous explique-t-il. Un ergot légèrement limé transforme le pic en quasi rasoir… Afin d’éviter une mode Gillette, il est possible de demander à vérifier les armes de son adversaire avant un combat. Si des faux plats sont détectés, l’éleveur risque une suspension temporaire par la fédération.
Plus simple et indétectable, la vieille technique dite du « tocard ». Un coqueleux réputé prête discrètement son coq champion à une société considérée comme nulle. Et remporte les mises en pariant gros sur ce faux tocard.
« Je suis affirmatif : les coqs ça disparaît » / Crédits : Camille Millerand
Espèce en voie de disparition
De l’autre côté de la frontière, dans la ville belge de Mouscron, Hubert Stal, le parieur flamand, nous reçoit chez lui. En bordure d’un champ de blé, il sirote avec sa femme une bouteille de rosé. Devant eux, ils observent leur bébé chat fuir la tondeuse automatique qui ajuste la hauteur de la pelouse. Sur leur côté gauche, le paysage comprend une petite usine qui conditionne des gibiers pour les restaurateurs. Hubert Stal vient de la vendre. « Je suis affirmatif : les coqs ça disparaît », assure-t-il.
En tant que joueur invétéré, lui perçoit une coupable inattendue qui aurait fini par assécher les parieurs : « la boite ancre et soleil », aussi appelée la « patatrac ». Ce jeu d’argent illégal se jouant à trois dés a été, depuis environ vingt-cinq ans, très présent dans certains gallodromes. Il aurait déplumé plus d’un coqueleux. Et notamment « le plus grand parieur de tous les temps », le défunt Joseph surnommé «Le Parisien». Plusieurs connaisseurs racontent des deux côtés de la frontière des bribes de sa légende, celle d’un homme capable de perdre beaucoup de zéros en une seule soirée.
Plus palpable, le désintérêt des jeunes générations achève à petit feu la passion de leurs aînés / Crédits : Camille Millerand
Génération Y
Plus palpable, le désintérêt des jeunes générations achève à petit feu la passion de leurs aînés. Au Gallodrome de Mouchin, la patronne du café le Coq d’or, dont l’arrière-grand-père battait déjà les coqs dans la forge, voit la lignée de coqueleux s’arrêter avec sa fille devenue commerçante. Elle affirme que son gallodrome, équipé pour recevoir près de quatre cents personnes, accueille rarement plus de 120 personnes depuis belle lurette. Sa fréquentation a encore baissé de 30% cette année.
Trois fois par an, Dominique Hansart, le grand frère de Christophe, rallume le vieux tracteur allemand qui tire la cage de métal et les gradins jusqu’à la salle des fêtes municipale juste en face du PMU. « Pour la mémoire du père, explique-t-il, on organisera toujours au moins un tournoi par an. Si on ne le fait pas, on perd définitivement l’autorisation préfectorale de battre les coqs ici. » A Raimbeaucourt, le tournoi des Hansart s’appelle « France-Belgique ». Les Belges sont de grands amateurs de coq, mais les combats sont interdits chez eux. Conséquence, l’implantation géographique de nombreux gallodromes français épouse la frontière : Mouchin, Godewaersvelde, Hergnies, Rouillon, Douai, Wattrelos, Saint-Martin-au-Laërt…
Mais le public ne rajeunit pas davantage sur les terres de Benoît Poelvoorde. « Beaucoup de mes copains sont morts de vieillesse », confie un éleveur flamand de 45 ans qui souhaite demeurer anonyme « pour éviter un débarquement d’écolos à la maison ». Lui qui produit des coqs réputés pour leur puissance et la qualité de leurs plumes, annonce sa retraite « dans un an ou deux maximum ». Il ajoute :
« Je fais ça depuis mes 17 ans par passion mais c’est trop de contraintes. Tu ne peux jamais partir en vacances. »
« Avec le TGV, les Parisiens envahissent Lille » / Crédits : Camille Millerand
Parisiens têtes de chien
Chez les Hansart, le fils de 16 ans de Dominique affirme qu’il poursuivra la tradition familiale. Hubert Stal n’en demeure pas moins formel :
« Il y a de moins en moins de monde et pas de jeunes pour la relève. Encore une année, et moi-même j’arrête d’organiser les combats à Tourmignies. Je ne vois personne pour reprendre le flambeau, c’est pour ça que j’ai prolongé jusque-là. »
En terrasse de son PMU, Christophe Hansart achève de rédiger la liste des responsables. Il y a bien sûr les normes drastiques imposées par la préfecture aux coqueleux. Mais surtout le rétrécissement de la surface des terrains provoqué par l’arrivée des gens de la ville. « Avec le TGV, les Parisiens envahissent Lille, assure-t-il. Conséquence, les Lillois nous envahissent dans les campagnes. Et les urbains ne supportent pas le bruit d’un animal donc ils se plaignent sans arrêt auprès des maires. Ça finit par avoir des conséquences. »
Un élevage de coqs de combat fait du boucan ?
« Bah imagine trois cents coqs qui chantent à trois heures du matin mon copain… Prends-le sous tous les angles, les coqs ça dérange. Ça va disparaître. »
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