Le 7 janvier 2005, réunion de crise organisée par la Mutualité Sociale Agricole (MSA). Autour de la table, plusieurs cadres de la MSA sont les auteurs d’un rapport intitulé Santé et travail dans l’industrie de la viande (Stivab). Ils sont une poignée d’assistants en charge de la communication. Après quelques minute, ces derniers sont priés de prendre la porte. Motif invoqué :
« Pour l’instant le plan “communication”, c’est qu’il n’y en a pas. »
Il faut dire que le rapport Stivab est une petite bombe. Il dresse un portrait saisissant des conditions de travail dans les abattoirs bretons. On apprend par exemple que 89 % des hommes et 92 % des femmes travaillant en abattoir ont souffert d’un « TMS », un trouble musculo-squelettique dans les douze derniers mois. « Tendinite », « lombalgie », « canal carpien », les TMS touchent essentiellement les articulations, les muscles et les tendons. Ils génèrent des douleurs constantes et peuvent aller jusqu’à des handicaps définitifs.
Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres des graves conséquences des conditions de travail dans ces abattoirs. Ce vendredi de janvier, les responsables de la mutuelle agricole prennent en conséquence une décision radicale : enterrer purement et simplement le rapport compromettant, par peur de voir son contenu repris par la presse. Citant même nominativement les deux principaux titres de la presse bretonne, Ouest France et LeTélégramme.
Les journalistes Virginie Vilar et Geoffrey Le Guilcher se sont procurés un compte-rendu de cette réunion et l’intégralité du rapport censuré. Ils ont accepté de confier le premier à StreetPress, qui le publie en intégralité à l’occasion de la parution du livre Steak Machine, aux Editions Goutte d’Or.
Steak Machine
Pour réaliser cette enquête, le journaliste Geoffrey Le Guilcher (qui collabore notamment à Médiapart, Les Jours et StreetPress) s’est fait embaucher comme intérimaire dans un immense abattoir breton. Il en tire un ouvrage à la première personne où se mêlent reportage, témoignages et enquêtes. Un document exceptionnel qui brise l’omerta sur le secteur industriel. Extrait de Steak Machine.
La raison de cette omerta : les patrons de la filière viande ont pris l’habitude de poser une chape de plomb sur le sujet. Voici un exemple concret, débusqué avec Virginie Vilar, collègue journaliste avec qui nous réalisons un documentaire sur les ouvriers d’Abattoir [première diffusion prévue dans Envoyé Spécial, sur France 2 le 16 février], et jamais révélé jusqu’ici.
En 2001, les Caisses bretonnes de la Mutualité sociale agricole (1), organisme mutualiste pour les métiers agricoles, font toutes un même constat. Leurs adhérents – les directions des abattoirs – subissent un problème insoluble : leurs employés s’enfuient. Dans les quatre départements bretons (Côtes-d’Armor, Finistère, Ille-et-Vilaine et Morbihan), les abattoirs n’arrivent pas à « fidéliser » leurs ouvriers. Il en résulte un important roulement d’intérimaires et de grandes contraintes d’organisation.
Afin d’y remédier, les Caisses bretonnes de la MSA décident de lancer la plus vaste étude jamais réalisée sur ce secteur. Durant trois ans, de 2001 à 2004, quatre investigations complémentaires sont déclenchées.
La première est une enquête de santé dite « épidémiologique » réalisée à la fois à partir d’un questionnaire envoyé à 6.000 ouvriers (la moitié a répondu) et d’une enquête de terrain conduite par onze médecins du travail, treize conseillers en prévention et cinq coordonnateurs administratifs. Parallèlement, un ergonome travaille sur la dureté des différents postes. Deux psychologues réalisent de leur côté une enquête dite de « psychodynamique du travail » s’intéressant au ressenti des travailleurs. Pour cela, ils ont questionné des groupes d’ouvriers volontaires dans quatre abattoirs. Enfin, des entretiens individuels sont réalisés avec des salariés ayant quitté leur boulot dans l’année.
De graves problèmes de santé
Le rapport final regroupant ces quatre enquêtes s’intitule Stivab, pour « Santé et travail dans l’industrie de la viande ». C’est une mine d’or. […]
Au fil de ses 108 pages, le rapport Stivab offre une photographie actualisée du secteur. On apprend par exemple que 89 pourcent des hommes et 92 pourcent des femmes travaillant en abattoir ont souffert d’un « TMS », un trouble musculo-squelettique dans les douze derniers mois. « Tendinite », « lombalgie », « canal carpien », les TMS touchent essentiellement les articulations, les muscles et les tendons. Ils génèrent des douleurs constantes et peuvent aller jusqu’à des handicaps définitifs.
Du côté de l’humidité, de la saleté et de certaines pollutions de source animale, le rapport relève un phénomène inquiétant. « Il apparaîtrait qu’à chaque retour d’une période relativement longue de congé, certains salariés vivraient des épisodes de vomissement et de forte toux. »
Le rapport Stivab sur les conditions de travail dans les abattoirs bretons by Tomas Statius on Scribd
Les chercheurs établissent un lien entre la cadence effrénée et ces problèmes de santé. Ils citent l’un des ouvriers interrogés : « Le chronomètre est omnipotent. […] C’est une chance d’avoir commencé ce métier à 45 ans, celui qui commence à 20 ans ne peut plus travailler comme ça à 40. » Une ouvrière affirme que « les abattoirs créent des handicapés ». Un autre casque blanc se sent traité comme « une machine », « du matériel humain ».
Insultes et pressions
Cela conduit les scientifiques à s’intéresser à un autre point noir des abattoirs bretons : les méthodes managériales. Le rapport Stivab explique qu’elles « introduiraient des rivalités, des inégalités de traitement, des compétitions chiffrées de rendement entre équipes de travail ». Apparaît un environnement extrêmement violent, qu’un ouvrier qualifie de « savane ». Des travailleurs regrettent aussi « le fait de se faire insulter “pour rien” ». La conclusion, c’est que, dans un tel contexte, il faut se montrer « fort » pour tenir.
Les auteurs du rapport notent que « les salariés témoignent enfin d’une consommation considérable de médicaments “pour les nerfs”, qu’ils associent nettement à leur travail ». Selon les chercheurs, « des altercations “pour rien” trouveraient leur source d’une part dans les conditions de travail pénibles, qui solliciteraient les limites de tolérance physique et psychique, d’autre part dans l’organisation du travail ». En remettant en cause l’organisation du travail, les chercheurs ont franchi la ligne rouge.
Le docteur Patrick Morisseau était le coordinateur du rapport Stivab. Le souvenir de ce dossier demeure un peu douloureux confesse-t-il, car il s’était beaucoup investi. Le docteur se souvient que « certains directeurs d’abattoirs pouvaient nous dire entre quatre yeux que ce que nous relations [dans le rapport Stivab] les choquait sans les surprendre. Par contre, lorsqu’ils étaient en groupe, en public, ils rejoignaient l’attitude des autres, qui était de dire “c’est inacceptable pour l’image de marque” ».
Un enterrement de première
Le 7 janvier 2005, une réunion scelle le destin de l’épineux rapport. Nous nous sommes procuré un compte rendu écrit de cet échange (1). Autour de la table, il y a des cadres de la Mutualité sociale agricole et les auteurs de l’étude Stivab.
La discussion porte sur un conflit né quinze jours plus tôt, lorsque « deux représentants des filières professionnelles nationales (de la viande) » et certains directeurs d’abattoirs se sont énervés face aux rapporteurs. Claudie Chedaleux, représentante de l’association réunissant les quatre Caisses bretonnes (2), estime qu’en entendant l’expression « rapport public », ces dirigeants « ont pensé à Ouest-France ou au Télégramme ». Voilà la première réaction du secteur : la peur d’une mauvaise com’ dans les deux journaux de référence en Bretagne.
La seconde est une sorte de chantage. Plusieurs cadres de la MSA se disent inquiets de « la menace de certaines [entreprises] de quitter le régime agricole » si le rapport Stivab terminait sa course dans les colonnes d’un journal. Mieux vaut mettre la poussière sous le tapis. Les assistants de communication sont congédiés de la réunion car, précise le compte-rendu écrit, « compte tenu du fait que pour l’instant le plan “communication”, c’est qu’il n’y en a pas ».
Aujourd’hui, Claudie Chedaleux, coordonnatrice du rapport Stivab pour la MSA, reconnaît que les patrons d’abattoirs n’ont pas apprécié le rendu de l’étude. Pour autant, elle pense « qu’il fallait respecter les partenaires [les directeurs d’abattoirs]. Quelle aurait été la valeur ajoutée de publier le rapport ? »
Le docteur Morisseau, lui, ne s’embarrasse pas de demi-mots. « Il y a eu un chantage : des groupes alimentaires ont dit : “Si ça sort, on ne restera pas à la MSA.” Nous, on a accepté que le rapport ne soit divulgué que dans des milieux scientifiques car on voulait qu’il puisse quand même servir de base pour améliorer les conditions de travail. »
Une seconde personne confirme cette attitude de censure. Sandro de Gasparo est psychologue, c’est lui qui menait avec une consœur les entretiens dans les abattoirs avec des groupes d’ouvriers. « En gros, résume aujourd’hui Sandro de Gasparo, d’une étude lancée pour comprendre pourquoi autant de salariés partaient, on en est venu à expliquer dans quelles conditions extrêmes les autres restaient. Ça a braqué. »
Résultat, le rapport transversal a été éparpillé façon puzzle. L’enquête épidémiologique a été publiée dans des milieux spécialisés et l’enquête psychologique – qui posait davantage problème – a été rangée au congélateur. Elle ressortira trois ans plus tard, inoffensive, dans un colloque en Italie, puis sera résumée en un chapitre dans un livre (3) destiné à des professionnels.
Le plus grave dans cette affaire, c’est que sur les seize abattoirs où des enquêtes de terrain avaient été réalisées, seules trois usines ont tenu compte des recommandations du rapport et pris des mesures pour leurs salariés.
De toute façon, soyons lucides, qui se soucie des damnés de la viande ?
Dans Steak Machine, premier livre des Editions Goutte d’Or, Geoffrey Le Guilcher raconte l’histoire de ces ouvriers invisibles qui côtoient chaque jour la mort. Un quotidien fait de douleurs, de stress et de violences psychologiques. Dans toutes les bonnes librairies ou à commander ici.
Notes de bas de page
1 – Notre source a souhaité rester anonyme.
2 – L’Aromsa, Association régionale des organismes de MSA de Bretagne.
3 – Dominique Dessors, De l’ergonomie à la psychodynamique du travail, méthodologie de l’action, Toulouse, Éditions Erès, 2009. Dominique Dessors, aujourd’hui décédée, était la collègue psychologue et la référente de Sandro de Gasparo pour les entretiens avec les ouvriers des quatre abattoirs
Les intertitres ont été ajoutés par StreetPress
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