Lorsqu’on interroge des plumes sur leur arrivée dans le monde des scribouillards politiques, il s’agit bien souvent d’un concours de circonstance. Pourtant, elles partagent majoritairement un autre type de concours, réussi celui-ci, à l’Ecole Normale Supérieure. Grande école de la République, celle-ci est devenue une véritable usine à plumes. La légende dit même que le général de Gaulle disait chercher « un normalien sachant écrire », avant de recruter Georges Pompidou. Hakim El Karoui, 41 ans, ne déroge pas à cette règle, même si la rencontre entre l’homme politique et la plume ne se fait plus par petite annonce. Sorti de la fameuse ENS, où il a « appris à écrire », El Karoui travaille d’abord avec Mme Raffarin au sein d’une fondation, avant que cette dernière ne lui présente son mari, qu’il ne connaissait pas. Commence alors une aventure commune qui verra le duo débarquer à Matignon deux ans plus tard.
Une fois un couple homme politique/plume formé, il est rare que celui-ci se sépare. Car leur collaboration passe par un processus long au cours duquel la plume doit se familiariser avec le corpus de l’homme ou de la femme politique qu’elle sert. Jusqu’à se l’approprier complètement. Hakim El Karoui travaille à présent comme conseiller pour les gouvernements de ce monde dans le très cossu 8e arrondissement parisien, où nous le rencontrons. Élégant et courtois, l’homme est adepte des réponses précises. « La question est de savoir quels textes sont marquants pour Jean-Pierre Raffarin, pas pour moi » rétorque-t-il à une question sur son inspiration.
El Karoui : « En campagne électorale, on peut dire n’importe quoi »
Industrie James Carville, l’un des spin doctors ayant contribué à la victoire de Clinton en 1992, déclarait : « Je pense que nous pourrions élire n’importe quel acteur d’Hollywood à condition qu’il ait une histoire à raconter. » C’est cette histoire que les plumes ont à charge d’écrire, discours après discours. « On devient un écrivain industriel », affirme Hakim El Karoui à propos de ses années à Matignon comme pour s’excuser de la qualité inégale et du ton quelque fois emprunté des discours politiques. À chacun ses astuces pour surmonter la hantise de la page blanche et pour être le plus efficace possible.
Encore visiblement atteint par le score d’Eva Joly – même son polo est d’un vert pâle -, Patrick Farbiaz livre à StreetPress ses recettes sur le ton de la confidence. « Parfois j’allais sur le net pour voir comment Obama commençait un discours, ou Mitterrand. Après, un petit peu de copier-coller, et je me lance », avoue celui qui écrivait déjà les discours de Noël Mamère. Les glorieux 5,2% de ce premier tour de 2002 lui confèrent ses premiers galons. C’est cette légitimité qui fera de lui un candidat pour être la plume, 10 ans plus tard, en 2012, de la campagne d’Eva Joly. Il est crucial de « prendre de l’élan pour les premières lignes » continue l’affable Patrick Farbiaz, 58 ans, en faisant pivoter sa chaise de bureau.
Quand certains vont sur Internet pour dénicher l’étincelle, d’autres puisent dans des sources nettement moins conventionnelles. « Il y avait un recueil des citations pour Jean-Pierre Raffarin – ça fait quand même 25 ans qu’il faisait de la politique – et de temps en temps il fallait en placer une » , confie sans rire son ex-plume. Une autre technique, un brin plus chic, et racontée par Erik Orsenna dans son ouvrage Un Grand Amour sur ses années de plume au service de François Mitterrand, consistait à déambuler dans l’hémicycle du Palais Bourbon désert, une fois la nuit tombée. De quoi trouver le souffle mitterrandien nécessaire.
[Vidéo] Raf’ dans ses oeuvres
El Karoui : « Il faut penser à l’intérieur d’une pensée »
AFP Bien qu’inspiré, un discours peut sombrer dans l’oubli. Il faut donc penser au service après-vente et anticiper la couverture médiatique. « Souvent, lorsque l’on écrit un discours, on pense à la dépêche de l’AFP que ça peut donner », s’amuse Hakim El Karoui. La couverture par les médias a connu une évolution profonde au cours des derniers mois, avec la montée en puissance de nouveaux acteurs.
« Les élections présidentielles ont été fortement marquées par l’apparition des chaînes d’info », affirme Patrick Farbiaz. « Elles ont rétabli le discours des meetings, on est revenu à la 3e République ! Ça a avantagé de bons orateurs comme Mélenchon. Malheureusement, on n’a pas mesuré l’impact de la retransmission des meetings », continue-t-il, amer. En effet, les chaînes d’info en continu comme BFM TV ou iTélé ont privilégié la retransmission des meetings géants comme celui de Hollande au Bourget ou de Sarkozy à la Concorde, au détriment d’évènements politiques plus intimistes et donc moins télégéniques. Les plumes ont dû s’adapter et écrire différemment, faire plus direct, plus émouvant aussi. « Pour un meeting à Bercy, il faut des raisonnements simples, percutants, il ne faut pas rentrer dans les détails », résume la plume d’Eva Joly.
Farbiaz : « Pour un meeting à Bercy, il faut des raisonnements simples »
Freestyle En plus de savoir lire dans les pensées des journalistes, une bonne plume doit être souple. Il n’est pas rare en effet de voir une plume faire le grand écart entre l’utopie et la réalité. « En campagne électorale, on peut continuer à dire n’importe quoi ou faire rêver, mais quand on dirige, on est face à la réalité », dit El Karoui dans un jaillissement. Pendant une campagne, tous les coups sont permis. Et gare à la plume qui se lâche ! « Quand on a vu qu’on était au 36e dessous dans les sondages, on a fait ce qu’on aurait dû faire depuis le début : on a tapé comme des fous sur Sarkozy », explique Patrick Farbiaz, évoquant le Sarko Tour d’Eva Joly pendant la dernière semaine de la campagne présidentielle. Cette stratégie permet à Eva Joly de marquer des points dans les sondages et fait même espérer à son équipe une remontée de la juge dans l’opinion publique. Malheureusement en vain.
En plus du grand écart facial, la plume doit savoir jouer sur les mots. Le terme « République » est un bon exemple. « C’est un mot qui peut signifier exactement le contraire de tout selon l’interlocuteur » philosophe Hakim El Karoui. Ce qui ne l’empêche pas d’être employé à tort et à travers dans tous les discours politiques français. Au contraire. « La République est un mot un peu automatique, on met un peu ce qu’on veut dans les valeurs de la République. C’est un mot joker » insiste Paul-Henri du Limbert, du Figaro. Cette polysémie peut donner lieu à un véritable jeu de chaises lexicales. « Par exemple aujourd’hui, quand on parle de laïcité, en réalité c’est d’Islam qu’on parle » glisse El Karoui dans un sourire.
Conseiller spécial Une bonne plume ne se contente pas de manier les mots, elle occupe également un rôle stratégique. « La plume a une autonomie politique plus forte que le nègre », claironne Patrick Farbiaz, avant de nuancer : « Après, c’est le personnage politique qui interprète le discours, et c’est lui qui en est le maître, c’est clair. » Toute l’ambiguïté de cette fonction est résumée dans cette dichotomie. Le degré d’autonomie politique du plumard dépend des luttes de pouvoir à l’intérieur du cabinet, de l’ancienneté de chacun des membres, et de la relation qui le lie au décideur. « La réalité, c’est qu’il faut penser à l’intérieur d’une pensée. Le cadre est extraordinairement contraint » tempère Hakim El Karoui, qui rencontra Jean-Pierre Raffarin deux ans tout juste avant son accession à Matignon. Cette relative inexpérience l’obligera à descendre dans l’arène et à participer à la lutte des places au sein du cabinet.
A contrario de cette mesure, Henri Guaino est devenu le symbole médiatique de la plume puissante, intervenant à la télévision pour prêcher la parole présidentielle. Son titre mystérieux de « conseiller spécial » en est l’émanation paradoxale : à la fois vaste et inexistant, son domaine de compétence reste à l’appréciation du Prince. Fraîchement élu, François Hollande a voulu corriger cette omniprésence en donnant une consigne de discrétion aux membres de son cabinet. Consigne qui s’est d’ores et déjà assouplie, voyant Aquillino Morelle prendre la parole dans une interview du Figaro. En mettant ses conseillers en lumière et en leur accordant la parole, le président en fait des fusibles dont il pourra se délester en cas d’erreur politique. Et quoi de plus léger qu’une plume, me direz-vous.
Merci à Laure Chichmanov pour son aide précieuse dans la rédaction de cet article
El Karoui : « On devient un écrivain industriel »
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