« 130 ! », hurle le surveillant Jérémy L. Il sort le détenu Jason J. de ses quartiers de la maison d’arrêt de Tarbes (65), en Occitanie. Direction la cellule 130. Elle est utilisée pour régler les contentieux, explique l’agent pénitentiaire devant des juges du tribunal de Tarbes, estomaqués :
- « Donc c’est une façon de faire habituelle d’emmener les détenus dans la cellule 130 pour “s’expliquer” ? »
- « Oui. On fait toujours comme ça. »
La suite est racontée en images et sans son, sur l’une des grandes télés de la salle d’audience. Le maton pousse violemment Jason J. au fond de la pièce de quelques mètres carrés, avant d’y entrer lui aussi. Tous deux disparaissent du champ de vision des caméras. Un deuxième agent est posté devant l’entrée et semble monter la garde. Deux minutes et 19 secondes plus tard, les deux hommes ressortent. « J’ai été passé à tabac », conclut le détenu à la barre. Jérémy L., le surveillant, nie.
« La cellule 130 est connue de tous les détenus pour être le lieu où ils sont régulièrement brutalisés et arbitrairement enfermés, parfois durant des heures », déclare Dominique Simonnot, la contrôleure générale des lieux de privation de liberté (CGLPL), une instance de contrôle des conditions de vie dans les lieux d’enfermement. Dans un rapport paru en juin 2024, elle dénonce avec virulence un système « d’exactions » et de « menaces », « de violences physiques et psychologiques commises par une équipe de surveillants » envers les détenus.
« C’est une façon de faire habituelle ? »
Dans l’affaire jugée ce mardi 22 octobre, pour « violences » commises par personne dépositaire de l’autorité publique, tout commence par un message Facebook envoyé à la sœur du surveillant Jérémy L. Elle est également surveillante à la maison d’arrêt et surnommée Shakira par les détenus. « “Shakira, ma vie”, avec des émojis cœurs », résume la juge durant l’audience. Jérémy L. est persuadé que Jason J. a envoyé ce message, irrespectueux à ses yeux. Ce samedi 2 mars 2024, à 7h du matin, l’agent débarque dans la cellule du détenu. Il l’aurait sorti brusquement de son lit en l’attrapant par le t-shirt. « 130 ! »
Jason pense qu’il va subir une fouille. Dans le couloir, l’agent le tient par le cou et le pousse violemment à plusieurs reprises en le collant au mur. Il ne comprend pas la colère du maton, qui lui aurait demandé le téléphone avec lequel il aurait envoyé un message à sa sœur. Selon le récit du détenu, seraient ensuite venus les cris, puis les coups au visage, avec de violentes claques. Le surveillant l’aurait ensuite saisi au niveau du cou. Jason J. suffoque. « Il m’a étranglé », témoigne-t-il.
Il s’agissait seulement de « discuter », « de la façon la plus calme possible », d’après le surveillant, qui nie les faits. « C’est une façon de faire habituelle ? », interroge la juge. « Oui, oui », rétorque-t-il à plusieurs reprises. « Même le gradé était au courant, j’en avais discuté avec lui avant. » La juge fait remarquer que certains gestes sont visibles sur les images :
- « Ce qu’on vous reproche aujourd’hui ce sont des violences. Pour vous, ce ne sont pas des violences ? »
- « Pousser pour faire avancer un détenu, c’est un usage de la force. »
- « Bon… »
Silence dans la salle. La juge continue d’insister, déconcertée par la désinvolture du surveillant. Pour la claque au moment de remettre le détenu dans sa cellule, si l’agent lève effectivement la main sur la vidéo, ce n’est pas pour le frapper « mais pour indiquer la direction à suivre ». Dans cette affaire, Jason ressort de la cellule 130 avec des hématomes sur les pommettes et une trace autour de son cou. Des marques confirmées par les témoignages de ses deux codétenus, puis constatées et attestées par un médecin dans un certificat médical. Rien pour décontenancer Jérémy L.
Âgé de 40 ans, le surveillant travaille depuis sept ans à la prison de Tarbes. Fan de sport de combat, ceinture noire de karaté, il est surnommé « Gillou » par des détenus. Le grand homme trapu est décrit comme « gentil » par Jason J., qui assure qu’il était apprécié. « Un bon surveillant, jusque là… » Il représente aussi ses collègues, en étant représentant syndical Force ouvrière. Il a aussi des activités politiques au Rassemblement national (RN) local. En juin dernier, le maton était suppléant de Marie-Christine Sorin, candidate aux législatives pour la 1ère circonscription des Hautes-Pyrénées. La femme de 75 ans dénonçait notamment le « laxisme judiciaire et le terrorisme intellectuel », dans La Dépêche. Elle a également été épinglée par Libération pour des propos racistes : « Non, toutes les civilisations ne se valent pas », estimait-t-elle dans un tweet le 11 janvier 2024, supprimé depuis. Elle ajoutait que certaines « sont juste restées au-dessous de la bestialité dans la chaîne de l’évolution ». Le surveillant pénitentiaire apparaît également sur la liste du RN menée par Olivier Monteil, pour les municipales de 2026 à Tarbes, avec là aussi, une priorité pour la « sécurité ».
Contacté, le vice-président de la section locale et délégué départemental RN des Hautes-Pyrénées précise par mail qu’il condamne toute violence. Jérémy L. « a toujours eu une attitude irréprochable » dans leur mouvement, assure-t-il :
« Dans l’attente d’un jugement définitif, notamment s’il y a appel du jugement rendu, il est mis en retrait de notre fédération. Si le jugement était confirmé, l’intéressé sera présenté aux instances disciplinaires de notre mouvement, qui statueront. »
La culture de l’ordre
« C’est la première fois que je viens ici [au tribunal], moi ! », se permet de lâcher le surveillant au début de l’audience. Derrière lui, ses collègues, venus nombreux pour le soutenir, se marrent, avant de cacher leurs grands sourires dans leurs mains. Ni lui ni eux ne semblent comprendre la gravité des faits. Dans son rapport, la CGLPL dénonce un système défaillant, dans une ambiance « de désinvolture voire de négligence vis-à-vis des détenus ». L’avocat Mathieu Oudin, qui va régulièrement visiter des clients dans cette prison, contextualise :
« L’ancienne culture de la prison disciplinaire et cet état d’esprit se sont transmis à l’intérieur du corps des surveillants. »
La maison d’arrêt de Tarbes a été mise en service en 1896. Pendant six ans, entre 1975 et 1981, elle est utilisée comme un « quartier de sécurité renforcé », destiné à recevoir les détenus supposés « dangereux ». Les prisonniers y sont isolés et très surveillés. Considérés comme un régime inhumain qui broie les hommes, le Garde des sceaux de l’époque, Robert Badinter, décide de fermer ces quartiers sécurisés en 1982.
La culture sécuritaire d’antan semble pourtant avoir imbibé les murs et les esprits. « Quand on entre dans cette prison, on entend les mouches voler », raconte maître Mathieu Oudin, qui qualifie l’ambiance de « militaire ». « Il y a silence pesant de cathédrale, alors qu’une taule, c’est toujours bruyant. » La contrôleuse Dominique Simonnot parle, elle, « d’intimidation » :
« Cette atmosphère qui mêle manque de cadre, absence de pilotage et arbitraire dans les pratiques ouvre la voie à des abus inadmissibles. »
Un point illustré par un détail pointé par la juge pendant le procès. Avant d’entrer dans la cellule 130, l’agent Jérémy L. enlève ses écussons de sa tenue pénitentiaire et les jettent au sol. À la barre, il explique :
« C’était pour prendre l’ascendant psychologique, et signifier que ce n’était pas vraiment le surveillant en face qui parlait, mais le bonhomme, il y a le côté pro et le côté perso. »
L’omerta
« Vous avez agi comme un simple voyou ! », lance maître Thierry Sagardoytho, l’avocat de Jason J., lors de sa plaidoirie. « Aller extraire un détenu pour le passer à tabac est inadmissible pour un fonctionnaire qui porte l’uniforme de l’administration pénitentiaire. » Il dénonce également la complaisance des collègues, pointant le comportement impassible du surveillant qui monte la garde devant la cellule ou de deux autres collègues présents à l’étage du dessous. L’administration pénitentiaire précise que ses agents « n’étaient pas physiquement présents dans la cellule et n’ont pas été poursuivis pénalement », mais ajoute : « qu’ils ont fait l’objet d’un rappel déontologique. » La caractérisation de « non-assistance à personne en danger » n’a pas été retenue, regrette maître Thierry Sagardoytho :
« Ils se sont tus par manque de courage. Ces faits font honte au ministère de la Justice. »
Les collègues visés, eux, esquissent un sourire en coin depuis leurs bancs. Jason J. dénonce l’omerta qui règne : « Tout le monde savait et depuis longtemps, mais on ne peut pas dénoncer ! Même mon père qui était à Tarbes m’en avait parlé ! »
Lors de son retour dans sa cellule, Jason J. demande à voir un médecin et souhaite faire constater ses blessures. Les agents auraient refusé, selon Jason J., le médecin de l’unité sanitaire n’étant de toute façon pas présent le week-end. « J’ai voulu faire une lettre pour dénoncer ce qui s’était passé mais les surveillants l’ont mise à la poubelle », est-il persuadé. Des témoignages recueillis par la CGLPL font aussi état de courriers qui n’arrivent jamais à leur destinataire.
Le lundi, soit deux jours après les faits, Jason J. est placé à l’isolement, sans trop savoir pourquoi. Un surveillant le retrouve pendu avec un morceau de drap accroché au barreau de sa fenêtre. Il semble inconscient mais respire encore. Transporté à l’hôpital, c’est là qu’il pourra enfin faire constater ses blessures. (1) « J’ai fait une tentative de suicide pour partir, parce que j’ai eu très très peur… », confie le détenu. Il trouvera ensuite une oreille attentive auprès de la CGLPL, de passage à Tarbes, et qui a ensuite pris l’affaire au sérieux.
Le procès de la cellule 130
« Ce que j’ai vu dans les constatations du CGLPL me sidère ! », lance le procureur lors de ses réquisitions. « Depuis des années, des exactions seraient commises sur les détenus. Ceci est réservé aux pays totalitaires, au bruit des bottes et aux ordres en kakis. Ce n’est pas admissible dans un pays démocratique. » Il ajoute :
« La cellule 130 est devenue une zone de non droit, d’exactions, et c’est ce que je dénonce ici devant vous. »
Durant son audition, Jérémy L. glisse : « J’ai manqué de lucidité, l’erreur est humaine, si je suis sanctionné j’assumerai. » À la barre, il baisse la tête, les yeux rivés vers le sol. Les magistrats du siège suivent les réquisitions du procureur et prononcent une peine de quatre mois de prison avec sursis à l’encontre de Jérémy L., avec non-inscription au casier judiciaire. Le surveillant est sous le choc et tombe dans les bras de ses collègues. L’un déclare à StreetPress : « Non, on n’a rien à déclarer, on en a marre de devoir se justifier. » L’administration pénitentiaire précise que le surveillant « sera bien évidemment sanctionné administrativement également », et précise que : « Rien ne justifie ce comportement pénalement condamnable et contraire à la déontologie de l’administration pénitentiaire. » (2) La cellule 130 a été cadenassée depuis le passage de la contrôleure. Une autre enquête ouverte fin 2023 est toujours en cours, pour les violences qu’auraient commises d’autres surveillants.
Image de Une d’illustration de la prison de Nanterre.
(1) L’administration pénitentiaire précise qu’une « enquête interne a été menée dès connaissance de ces faits, à la demande du directeur interrégional des services pénitentiaires de Toulouse », et précise : « Le parquet a bien été destinataire d’une saisine du chef d’établissement portant sur ces faits. Dès le 4 mars, à 22h26, après que la personne détenue a tenté de mettre fin à ses jours et que la direction a pris connaissance des raisons qui pouvaient l’y avoir poussée, une fiche “incident” a été transmise à l’autorité judiciaire. Le chef d’établissement s’est entretenu avec le magistrat du parquet le 5 mars et l’a informé que des images vidéo étaient à disposition. Elles ont été communiquées à l’officier de police judiciaire le 7 mars.
(2) L’administration pénitentiaire indique à StreetPress : « La charte de lutte contre les violences fait l’objet d’un affichage en détention, expliquant aux personnes détenues qui auraient à se plaindre de violences qu’elles peuvent se signaler par courrier sous pli fermé au procureur de la République. Pour leur application et leur contrôle, les procédures réglementaires (y compris le principe du contradictoire) sont l’objet d’une vigilance permanente de la direction interrrégionale des services pénitentiaires. Concernant l’usage de la force et le recours aux moyens de contrainte, un rappel de la réglementation a été réalisé par le directeur interrégional le 26 janvier 2024. Comme en 2023, des formations à la procédure disciplinaire ont eu lieu en 2024. »
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