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    07/10/2024

    « Ces expulsions ont toujours existé, mais avant elles étaient beaucoup plus rares. »

    « C’était comme si on me kidnappait » : des personnes sans-papiers expulsées illégalement

    Par Audrey Parmentier

    Les associations d’aide aux personnes exilées alertent sur la hausse des expulsions illégales ces deux dernières années. Droit au recours non respecté, décision de justice violée… Tout est bon pour favoriser les éloignements.

    Au téléphone, Omar (1) ne s’arrête plus. En presque une heure, le ressortissant marocain résume son enfance en banlieue parisienne, son boulot de chauffeur de VTC et sa fierté d’avoir réussi « tout seul ». Une vie dont il parle désormais au passé après avoir été expulsé de France, le 13 juillet 2024. « Je suis arrivé en 1984. On m’a dit qu’on était au pays des droits de l’homme. J’y ai cru, et maintenant, c’est comme si je n’avais jamais existé », s’agace le quinquagénaire depuis Casablanca.

    Ses ennuis débutent le 11 juin 2024. Dans sa boîte aux lettres, un courrier de la préfecture des Hauts-de-Seine lui refuse le renouvellement de sa carte de résidence. Les explications tiennent en quelques lignes. On lui liste quatre « signalements » pour des affaires entre les années 1990 et le début des années 2010 (2). La préfecture lui reproche également une publication jugée « antisémite », où il appelait à « chasser la racaille prosioniste des pays arabo-musulmans » pour que « la Palestine retrouve la paix », et le fait qu’il serait en contact avec « un individu issu de la mouvance islamiste », ce que l’intéressé réfute. Le 27 juin 2024, des policiers le préviennent qu’il fait l’objet d’une mesure individuelle de contrôle administratif et de surveillance (Micas), l’équivalent d’une assignation à résidence. Il regrette :

    « Le ton des policiers était plutôt décontracté et j’ai pris ça à la légère. »

    Le surlendemain, Omar déjeune chez sa famille à Saint-Quentin (02), à une centaine de kilomètres de son domicile. De retour chez lui, le père de famille est encerclé par cinq voitures de police, gyrophares allumés. Il est placé en garde à vue. Sauf que les agents tiquent sur son titre de séjour périmé. Le 30 juin 2024, Omar écope d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF) et est enfermé au centre de rétention administrative (CRA) du Mesnil-Amelot (77). Le principal intéressé a 48 heures pour contester la décision d’éloignement, mais son avocat se trompe de juridiction. « L’OQTF d’Omar l’invitait à déposer un recours devant le tribunal administratif de Cergy-Pontoise (95), ce qui a induit en erreur son avocat », souligne Claire Bloch, chargée de l’accompagnement des intervenants en rétention à la Cimade.

    « En plus, on sait que la préfecture des Hauts-de-Seine a bel et bien été informée du renvoi de cette requête devant le tribunal compétent, ce qui ne l’a pas empêchée d’expulser Omar. »

    Selon l’association, l’expulsion d’Omar est illégale, puisqu’elle a été faite en « violation d’un recours suspensif ».

    Présente dans huit CRA, la Cimade recense 18 expulsions illégales en 2023 et au moins huit en 2024. Et ce n’est pas la seule. « Nous sommes particulièrement alarmés du fait que certains éloignements ont lieu malgré des alertes claires transmises avant le vol aux préfectures ou au ministère de l’Intérieur : dans ces situations, l’administration s’affranchit du cadre légal en toute connaissance de cause », renchérit Mathilde Buffière, responsable du service rétention au groupe SOS Solidarités-Assfam, actif dans quatre CRA.

    Le ministère de l’Intérieur directement en cause

    Ces pratiques illégales s’inscrivent dans un contexte de durcissement à l’égard des personnes exilées, dont l’un des points culminants est la loi immigration du 26 janvier 2024. D’autant que le nouveau ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau multiplie les saillies contre les étrangers et reprend le discours d’une extrême droite chauffée à blanc après le meurtre d’une jeune femme, Philippine, par un Marocain qui avait reçu une OQTF. Le pensionnaire de la Place Beauvau a aussi critiqué l’État de droit, ni « intangible, ni sacré », alors que celui-ci est déjà bien écorché par ces expulsions irrégulières. « Ces pratiques ont toujours existé, mais avant elles étaient beaucoup plus rares », assure Mathilde Buffière. En 2024, SOS Solidarité comptait quatre éloignements, alors que des recours suspensifs étaient en cours d’instruction devant le tribunal administratif. D’après les données compilées par la Cimade, Forum Réfugiés et SOS Solidarité, huit préfectures sont concernées, a minima. Seule celle de la Moselle a répondu à nos sollicitations, affirmant que « les décisions d’éloignement prononcées le sont conformément aux dispositions du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ».

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    Pourtant la dernière expulsion illégale remonte au 5 septembre 2024, depuis le CRA de Metz. « Il s’agissait d’une personne dont le recours contre l’arrêté de maintien en rétention (pris à la suite de sa demande d’asile) était dans une situation pendante devant le tribunal administratif », indique Mathilde Buffière. L’expulsion a été maintenue par la préfecture en toute connaissance de cause, tout comme cela avait été le cas quelques mois plus tôt. Samedi 20 avril 2024, les juristes intervenant au CRA de Metz voient sur la liste d’éloignements prévus le nom d’un ressortissant algérien qui ne devait pas être là. « Il avait introduit une demande d’asile suspensive de l’éloignement tant qu’il n’y a pas eu de décisions d’irrecevabilité », rembobine Mathilde Buffière. Malgré des échanges téléphoniques avec la préfecture de Moselle et des tentatives vaines de joindre le ministère de l’Intérieur, alors encore dirigé par Gérald Darmanin, la personne embarque.

    Au ministère de l’Intérieur, personne ne veut davantage parler du 25 mai 2024, date à laquelle Ayoub (1) a été expulsé en violation d’une décision de justice. Alors que le ressortissant tunisien était soumis à une interdiction administrative du territoire, le tribunal administratif de Paris avait suspendu son éloignement et « interdit strictement son renvoi en Tunisie », complète son avocate Camille Vannier. Ce qui n’a pas empêché son renvoi dans son pays d’origine le lendemain, où il a été incarcéré et torturé. L’avocate au barreau de Seine-Saint-Denis s’insurge :

    « Une décision du tribunal administratif a été piétinée par le gouvernement. C’est inédit ! Le ministère de l’Intérieur nous a répondu qu’il s’agissait d’un raté. »

    Et maintenant ? Si les tribunaux administratifs peuvent enjoindre les préfectures d’organiser le retour d’une personne, très souvent, elles n’exécutent pas cette décision.

    Deux jugements judiciaires bafoués par le préfet de Seine-Saint-Denis

    Anderson (1), lui, a pu éviter le pire. Le 20 novembre 2023, le chanteur haïtien, en France depuis 14 ans, est conduit manu militari à l’aéroport d’Orly (Val-de-Marne). Retenu au CRA du Mesnil-Amelot depuis deux mois, le quadragénaire sans-papiers pensait pourtant être tiré d’affaire. Entre ses mains, il tient la décision du tribunal administratif de Melun (Seine-et-Marne), datant du 2 novembre, annulant Haïti comme pays de destination sur son OQTF. « Pourtant, deux semaines plus tard, malgré le jugement d’annulation et nos observations écrites subséquentes, le préfet décide à nouveau de renvoyer mon client en Haïti », déroule Nina Galmot, avocate au barreau de Paris. « On a immédiatement introduit un recours suspensif contre cette nouvelle décision préfectorale illégale. »

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    Sur le tarmac, Anderson tente d’expliquer sa situation aux forces de l’ordre, les deux chevilles retenues par une corde :

    « Ils n’ont pas voulu me laisser appeler mon avocat. C’était comme si on me kidnappait ! »

    Le pied posé sur l’échelle de l’avion, Anderson s’arrête net et se fait « rouer de coups par deux militaires en civil ». Il le sait : s’il retourne dans son pays d’origine, cet artiste engagé ne donne pas cher de sa vie. C’est in extremis que son avocate fait annuler son vol après de multiples appels d’urgence. « On m’a dit que j’avais eu de la chance, car le vol était en retard », se souvient Anderson, encore sous le choc.

    Sauf que l’acharnement judiciaire continue. Même si un nouveau jugement du tribunal administratif de Melun, le 14 décembre 2023, prononce « la fin immédiate des mesures de surveillance », Anderson est reconduit au CRA du Mesnil-Amelot, faute de « feu vert de la préfecture ». Maître Galmot est donc obligée de saisir le juge des libertés et de la détention afin d’obtenir sa libération. Dans la foulée, la préfecture du 93 fait de nouveau appel, mais est court-circuitée par une décision de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), le 10 mai 2024, qui accorde à Anderson quatre ans de protection subsidiaire. « Je suis soulagé », souffle Anderson.

    « Le préfet de Seine-Saint-Denis se comportait vraiment comme s’il avait un problème personnel avec moi. »

    Si Haïti est gangréné par la violence et l’insécurité, la Cimade y dénombre quatre éloignements illégaux depuis le CRA des Abymes en Guadeloupe en 2023. « Trois personnes ont été expulsées alors que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) avait ordonné la suspension de leur éloignement », déplore Claire Bloch, citant les rares moyens de suspendre une décision d’éloignement en Outre-mer. « Pour l’autre, il y avait un référé-liberté en cours (une procédure d’urgence permettant de demander au juge qu’il mette fin à une mesure administrative qui porte une atteinte grave à un droit fondamental). »

    Là-bas, les recours en annulation déposés contre les OQTF devant le juge administratif n’empêchent pas le renvoi d’un ressortissant étranger, à l’inverse de l’Hexagone. Un régime dérogatoire qui vise à « accélérer les flux d’expulsions en Outre-mer au détriment des droits fondamentaux des étrangers », témoigne maître Antoine de Scolan, avocat au barreau de Guadeloupe, avant de conclure :

    « Si ces pratiques ne sont pas illégales, elles ne restent pas moins immorales. »

    (1) Les prénoms ont été modifiés.

    (2) Dans ses signalements, la préfecture de Seine-Saint-Denis évoque un signalement pour l’acquisition de stupéfiants et un autre pour outrage quand il avait la vingtaine. Les deux autres, au début des années 2010, concernent des histoires de violence dans le cadre de son travail. L’un des signalements est inscrit au Traitement des antécédents judiciaires (TAJ) mais il ne s’agit pas d’une condamnation. Omar dit d’ailleurs avoir été acquitté pour la dernière histoire. Contactée pour en savoir plus, la préfecture des Hauts-de-Seine n’a pas donné suite.

    Photo de Une d’illustration prise par Pauline Gauer au CRA de Vincennes en septembre 2022.

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