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    24/09/2024

    « Je me suis dit que j’allais mourir si je restais »

    Le rappeur Jorrdee condamné pour « violence sur conjoint » : quatre femmes racontent

    Par Inès Belgacem

    Entre 2021 et 2023, Célia, Léa, Loubna et Maria ont successivement porté plainte contre le rappeur Jorrdee – trois pour violences sur conjoint, une pour harcèlement et dégradation. Il a plaidé coupable.

    Il est 21h45 à l’hôtel de police de Reims (51). « Il m’a jetée sur le lit, il a même fermé les portes. Et là, il m’a donné des coups-de-poing et de pied au niveau du visage. » Ce 6 février 2023, Maria (1), 27 ans, accouche du « film d’horreur » qu’elle vient de vivre. « J’avais peur, je ne pouvais pas sortir. J’ai même pensé à sauter par la fenêtre. » La scène s’est déroulée une heure plus tôt à 500 mètres de là, dans l’hôtel Kyriad du centre-ville. La danseuse d’origine italienne a loué une chambre pour deux avec son copain Jordan Bourgeois, qui explose. « Il était énervé car il a découvert qu’une personne avait enlevé ses sons sur Internet. » L’homme de 30 ans est plus connu sous son nom de rappeur, Jorrdee. Au RSA, ses titres sur les plateformes seraient ses dernières sources de revenus. Le ton monte. « Tu es une pute », lui aurait-il balancé, avant de la gifler. Elle aurait répondu par un coup de pied, pleure, tente de s’enfuir :

    « Il m’a menacée en ces termes : “Je vais te défigurer, je peux tout”. »

    La femme décrit les coups, avoir été attrapée par les cheveux, balancée à terre, contre un mur. C’est finalement la réception qui appelle le 17. L’agresseur est interpellé et Maria s’est retrouvée sur cette chaise de commissariat, la lèvre ouverte et la partie droite du visage plein d’ecchymoses. L’agent pianote le procès verbal (2). « A-t-il déjà été mis en cause pour des violences commises à votre encontre ou sur toute autre personne ? », interroge-t-il. « Oui. »

    Avant Maria en 2023, Célia, Léa et Loubna ont porté plainte contre Jordan Bourgeois en novembre 2021, décembre 2021 et février 2022 – trois pour violence sur conjoint, une pour « harcèlement et dégradation » (3). Une enquête a été ouverte. Au fil des investigations, une cinquième victime a été identifiée, Camille. Si elle n’a pas porté plainte, elle s’est constituée partie civile. L’ex rappeur a, lui, plaidé l’amnésie et la maladie mentale : les médecins lui ont depuis diagnostiqué une schizophrénie.

    Rappeur déchu

    Jorrdee a un temps remué le milieu de la musique. En 2016, il sort son titre emblématique Rolling Stone et signe chez Warner Music, prestigieux label parisien. La presse l’encense : « Si vous ne le connaissez pas encore, sachez que Jorrdee va faire du bruit », assure le magazine Les Inrockuptibles ou le quotidien Libé. Booska-P le place dans son top des 11 rappeurs à suivre et StreetPress le met aussi en avant. Mais le buzz médiatique du Lyonnais a gonflé plus vite que son compteur d’écoutes. L’avant-gardiste, membre éphémère du groupe 667 et un temps meilleur ami de la rappeuse Lala &ce, voit les carrières de ses proches progresser. Lui patine, enlisé dans ses addictions. « Il a dû faire quatre ou cinq concerts au début de notre relation, mais ça s’est très vite ralenti », se souvient Léa. La DJ est témoin de ses débuts :

    « Il n’était pas bon parce qu’il était toujours défoncé sur scène : lean, exta’, MD, il prenait tout ce qu’il pouvait. Surtout de la lean [une boisson à base de sirop codéiné, ndlr]. »

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    Léa a décidé de porter plainte pour « harcèlement et dégradation ». / Crédits : StreetPress

    Le Lyonnais a cramé son avance de plusieurs dizaines de milliers d’euros empochée lors de sa signature en label et squatte à droite à gauche, chez différentes femmes. Les quatre qui témoignent ont toutes été contactées sur Instagram. Loubna, styliste, raconte :

    « Il envoyait des messages à d’autres meufs, parfois 10 en même temps. »

    À Lyon, il est chez Léa. À Rennes, chez Camille. Il vadrouille à Montpellier avec Célia, ou à Reims avec Maria. Sur les réseaux sociaux, les rumeurs de violences faites aux femmes infligées par le rappeur vont bon train. La longue vidéo de la mineure Célia, publiée sur Instagram, qui raconte toute son histoire, y a participé (3). Ou le post Instagram de Loubna, la styliste, avec son œil au beurre noir (3). En octobre 2020, StreetPress publie une enquête sur le rappeur Retro X, accusé par huit femmes d’agression sexuelle (4). Jorrdee apparaît dans le témoignage d’une des victimes.

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    Loubna a porté plainte pour « violence sur conjoint suivi d’ITT n’excédant pas huit jours ». / Crédits : StreetPress

    Emprise

    « Il me trompe. Je le sais, j’accepte. Je l’aimais. » Léa débarque à Lyon pour ses études fin de 2017. Voilà des mois qu’ils discutent par messages avec Jordan. La première rencontre est douce. « Il était gentil mais bizarre, c’est un garçon sur une autre planète, dans son propre monde. » Commence une relation de trois ans, rythmée par leur passion commune pour la musique et les frasques de l’artiste. « On était très fusionnels : on parlait et riait beaucoup » La DJ chante et compose. Lui la produit :

    « Il me faisait me sentir hyper forte et talentueuse professionnellement, mais très mal en tant que femme. »

    Jorrdee la dénigre, l’insulte de « salope » ou de « pute » (5), avant de redevenir « gentil, calme et doux ». « Tout était paradoxal », explique-t-elle.

    À Rennes, Célia, à l’époque âgée de 17 ans, raconte les mêmes maux. « Je ne me voyais plus que par ses yeux : je suis belle quand il me trouve belle, moche quand il me trouve moche. » La mineure déscolarisée rêve elle aussi de devenir artiste. Comme transie par ce premier amour, elle accepte tous les états d’âme de Jordan, s’éloigne de ses amis, décroche de moins en moins aux appels de sa mère. « J’étais vachement sous emprise », estime-t-elle avec le recul. Avant d’ajouter :

    « Il me voulait pour lui, mais il avait toujours une raison de ne pas m’aimer. Et moi, je voulais qu’il m’aime. »

    Violences physiques

    La jeune fille accepte de s’installer chez Camille, le pied-à-terre de l’artiste à Rennes. Ils vivent en trouple, malgré les réticences des deux femmes qui ne s’entendent pas. Le quotidien serait violent. Jordan aurait bousculé Célia et envoyé au sol. Ils se disputent beaucoup. Un jour, la mineure attrape un élastique de pilate et le fouette. Il aurait décoché un coup-de-poing, avant de fondre en larmes et de se précipiter pour s’excuser :

    « Je ne pensais pas à prendre des photos de mes blessures parce qu’il dédramatisait la situation. J’avais perdu toute lucidité. »

    Camille confirme la scène, en insistant sur le caractère conflictuel de la relation. « Aucune de nos relations avec lui n’était totalement saine », commente la jeune femme, aujourd’hui âgée de 25 ans. Elle aussi a été victime d’un coup, une fois. « Je n’excuse rien, mais il m’a aussi donné beaucoup d’amour. »

    Pour la mineure Célia, les violences se seraient « normalisées », surtout pendant leurs ébats selon son récit. « Je n’avais pas d’autre moment d’affection que le sexe. Alors je prenais et je m’en contentais. » Gifle, coups, étranglement, « jusqu’a sentir que je m’étouffe sous ses mains », énumère-t-elle.

    À LIRE AUSSI : 8 femmes accusent le rappeur Retro X de viols et d’agressions sexuelles

    Partir

    Mai 2021 à Montpellier (34). Célia finit par fuir. « Je me suis dit que j’allais mourir si je restais. » Jordan l’aurait projeté contre une porte à la sortie d’un studio. Quelques heures plus tard à l’hôtel, une nouvelle dispute aurait éclaté. La réception serait intervenue pour séparer le couple et éviter le pire. L’œuf de pigeon sur le haut de son crâne – qu’elle a cette fois pris en photo – atteste de la violence de l’épisode. Elle saute à la hâte dans un train pour retrouver sa mère en Bretagne. Six mois plus tard, Célia s’est rendue au commissariat de Saint-Brieuc (22) pour porter plainte pour « violence domestique » :

    « J’avais l’impression de le voir partout, j’avais peur. »

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    Célia finit par fuir et dépose plainte pour « violence domestique ». / Crédits : StreetPress

    À Lyon, Léa, la DJ, est fatiguée des embrouilles de ce conjoint absent et brutal. Maladivement jaloux, il s’énerve, brise des objets au sol. L’événement de trop intervient dans la maison de ses parents, qui rentrent plus tôt que prévu de vacances et seraient tombés sur Jordan, seul et ivre. Il aurait fait écouter du rap salace au père. Léa aurait découvert la scène en rentrant du travail. Elle ne souhaite qu’une chose : le déposer à la gare la plus proche et ne plus jamais le revoir. « Mais dans la voiture, il a pété un câble ! » L’homme aurait défoncé le pare-brise avec son pied, un geste d’une extrême violence d’après Léa, avant d’aller prendre son train.

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    Léa décide finalement de porter plainte pour « harcèlement et dégradation ». / Crédits : StreetPress

    De retour à Lyon quelques jours plus tard, Jordan tente un retour en grâce et aurait demandé la jeune femme en fiançailles. Mais son comportement est erratique :

    « Il a pris mes clés, retourné mon appart’, m’a tiré les cheveux – un geste pour me faire mal – et a fini par me cracher dessus. »

    Léa le quitte en septembre 2021. Lui, envoie des centaines de messages (5). Il est même venu chez elle. Une première fois en son absence, il coupe ses fils Internet (5). Une seconde fois, il serait resté plusieurs heures sur son palier. « J’ai appelé la police. Il n’est plus revenu. » Léa décide de porter plainte pour « harcèlement et dégradation » (3). Dans sa déposition, elle explique :

    « J’ai continué à lui répondre jusqu’au 21/09 […] pour lui dire que j’avais peur de lui et que je ne voulais plus de contact avec lui, ses messages contenaient des insultes et il m’a dit […] qu’il “avait envie de me cabosser”. »

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    Léa le quitte en septembre 2021. Lui, envoie des centaines de messages. / Crédits : StreetPress

    Le schéma se répète

    À cette époque, Loubna, la styliste parisienne, fréquente déjà Jordan. Il passe par surprise, squatte son appartement quelques semaines, et puis repart. Leur relation se serait détériorée crescendo. La jeune femme de 26 ans raconte qu’il aurait plusieurs fois retourné son appart’, envoyé ses affaires pas la fenêtre, cassé ses mannequins de couture. Dans le même temps, elle a l’impression d’avoir des discussions intimes et profondes avec l’artiste. Loubna pense y voir de l’amour, quelque chose à gratter. « De la merde quoi… » Un jour, elle s’énerve quand il envoie des messages à d’autres femmes :

    « Il m’a attrapé par le cou en m’étranglant et m’a collé au mur. »

    En février 2022, tout s’accélère : il l’aurait projetée contre un mur et blessée à la hanche et au visage. Quelques jours plus tard « Jordan s’est mis à m’insulter […] ses propos étaient absurdes », contextualise-t-elle (6) :

    « Pour le calmer je lui ai mis une claque, et là il m’a attrapé par le cou, il m’a étranglé et il m’a remis une claque. »

    Il se serait excusé immédiatement. Loubna lui demande de partir et de ne plus revenir. Elle a pris en photo son œil au beurre noir. Accompagnée par sa mère, la jeune femme décide de mettre fin à cette « relation toxique ». Loubna porte plainte pour « violence sur conjoint suivi d’ITT n’excédant pas huit jours » au commissariat central de Versailles (78).

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    Loubna publie sur les réseaux sociaux une photo avec son œil au beurre noir. / Crédits : StreetPress

    La styliste part travailler avec des lunettes de soleil pour cacher son coquard. À Jordan, elle lui rouvre tout de même la porte plusieurs fois – « par pitié je crois, il disait n’avoir nulle part où aller, il n’avait pas d’argent ». Avant d’arrêter net, épaulée par ses proches. En mai 2022, la Parisienne a ajouté un complément à sa plainte :

    « Je le soupçonne d’avoir fait des doubles de clefs de mon logement, ce qui me terrorise […] Je me vois contrainte de changer les serrures. »

    Jordan serait revenu une dernière fois en septembre 2022. Loubna aurait appelé la police.

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    Loubna a porté plainte pour « violence sur conjoint suivi d’ITT n’excédant pas huit jours ». / Crédits : StreetPress

    Semi-liberté

    Après les violences à l’hôtel de Reims infligées à Maria, la danseuse italienne, en février 2023, Jordan est embarqué par la police. Direction le bureau du procureur où il plaide coupable. Dans la foulée, il est condamné à six mois de sursis avec une période probatoire de deux ans, ainsi qu’à 500 euros de réparation pour le préjudice moral. L’artiste ne respecte pas ses obligations, puisque Maria et lui vont continuer de se fréquenter quelques semaines. En mars, Maria retourne au commissariat pour déclarer une nouvelle violence :

    « Je souhaite maintenant […] m’éloigner de lui définitivement. »

    Ce n’est qu’un an plus tard, le 14 février 2024, que Jordan Bourgeois est mis face aux quatre plaintes qui le visent. La police le cueille au domicile de sa mère. En garde à vue, il reconnaît encore une fois les faits. 48h plus tard, il explique avoir « oublié » certains épisodes de violences devant le tribunal de Versailles (78). Le banc des victimes est pourtant particulièrement rempli, fait remarquer maître Soh Fogno, l’avocat commis d’office de Célia, Léa, Loubna et Maria. Il y a aussi Camille, qui n’a pas porté plainte. Elle a accepté de témoigner pour soutenir le témoignage de Célia, tout en étant toujours très attachée à l’homme :

    « Je ne lui pardonne rien. Mais si une personne est malade, tu ne peux pas faire comme si ça n’existait pas. »

    Camille le voit toujours, explique-t-elle à la barre, et lui a rendu visite à l’hôpital. Il y a été interné pour schizophrénie, explique Maître Meyer, l’avocat commis d’office de l’artiste, qui y voit des circonstances atténuantes. Le rapport d’expertise psychiatrique rapporte que « les faits reprochés ont pu être favorisés par l’état psychique ». « Durant l’audience, il était plus absent que présent : il était sédaté et sous médicaments », contextualise l’avocat.

    Dans sa plaidoirie, maître Soh Fogno parle lui de « chasseur », de « prédateur sexuel », « visant plusieurs femmes en faisant miroiter une certaine popularité », « avec un mode opératoire via les réseaux sociaux ». Camille a quitté la salle d’audience, incapable d’en entendre plus.

    Jordan Bourgeois a plaidé coupable. Il a été condamné à 12 mois de prison aménageable, dont six assortis d’un sursis. Les juges ont décidé d’y ajouter une révocation de sursis de trois mois, pour le non-respect de ses obligations après les violences sur Maria à Reims. Il est actuellement en semi-liberté et dort à la prison de Bois-d’Arcy (78). Il doit également verser plus de 10.000 euros à Célia, Léa, Loubna, Maria et Camille. Contacté, il n’a pas souhaité répondre à nos questions.

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    Jordan Bourgeois a plaidé coupable. Il a été condamné à 12 mois de prison aménageable, dont six assortis d’un sursis. / Crédits : StreetPress

    (1) Le prénom a été modifié.
    (2) StreetPress a pu consulter ce procès-verbal, ainsi que des comptes-rendus médicaux qui attestent des blessures de Maria, qui a eu 3 jours d’ITT.
    (3) StreetPress a pu consulter ces documents.
    (4) Retro X a porté plainte contre StreetPress après cette enquête pour diffamation. Il a perdu son procès, la justice a estimé notre travail sérieux.
    (5) StreetPress a pu consulter des échanges de messages qui en attestent.
    (6) StreetPress a pu consulter ce procès-verbal, ainsi que des comptes-rendus médicaux et des photos qui attestent des blessures de Loubna.

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