« Le combat de Tran To Nga est un symbole. » À la sortie du tribunal, Micheline Pham du collectif Vietnam Dioxine a hâte d’en finir. La militante de 27 ans résume le sentiment de tous les soutiens de la franco-vietnamienne âgée de 82 ans ce 7 mai devant la cour d’appel de Paris, pour le dernier procès intenté par Tran To Nga contre l’agent orange. 80 millions de litres de ce défoliant ont été répandus par l’armée américaine durant la guerre du Vietnam, et qui ont touché entre deux et quatre millions de personnes. Trois millions de personnes seraient encore concernées aujourd’hui par les conséquences sanitaires de l’herbicide utilisé comme une arme, selon l’association vietnamienne des victimes de l’agent orange/dioxine.
Un procès qui ressemble au combat de « David contre Goliath », estime désabusé Minh Nguyen Dac, cofondateur en 2004 du collectif Vietnam Dioxine, entre Tran To Nga et les 14 firmes chimiques et leur armada d’avocats. Après dix ans de procédures, la franco-vietnamienne livre toutes ses forces dans cette ultime bataille juridique. Un parcours qui fait d’elle l’étendard de toute une communauté, composée de tous les âges, qui espère une reconnaissance de ses souffrances dans un verdict très attendu le 22 août prochain.
« Notre porte-voix »
« Toutes les associations vietnamiennes ont mené des actions en soutien aux victimes de l’agent Orange, mais il n’y avait pas de coordination. Tran To Nga a rassemblé les principales organisations de la diaspora », rappelle Van Bôn Nguyen, 85 ans, fondateur et président de l’Union des étudiants vietnamiens de France durant la guerre. Malgré son âge, le doyen des soutiens de Tran To Nga qui était au procès récapitule avec précision l’historique de ce combat. Ce dernier a participé aux Comités Vietnam de base, dont les méthodes de militantisme de rues ont été reprises par Mai 68, et a représenté les étudiants vietnamiens de France lors des accords de paix de Paris, en 1973. L’octogénaire espère que cette dernière bataille apportera une ultime réponse aux luttes qu’il mène depuis la guerre du Vietnam :
« On parlait de guerre chimique dès 1965 en France, mais on ne savait pas ce qu’était l’agent Orange. On ne connaissait pas l’ampleur des dégâts ni des séquelles mis en évidence aujourd’hui, mais la mort est encore là et les souffrances aussi. »
Tran To Nga en sait quelque chose. L’ancienne journaliste et agente de liaison pour le Front national de libération a développé différentes maladies depuis les épandages. En 1969, sa première fille décède d’une malformation cardiaque. Ses deux autres filles et ses petits-enfants sont aussi atteints de pathologies graves.
« Elle est notre dernier espoir, les victimes vietnamiennes ne peuvent plus rien faire », soutient Thuy Tien Ho, 74 ans, fondatrice du Comité de soutien à Tran To Nga, qui est toujours présente à ses côtés. Cette militante de longue date est engagée depuis l’âge de 15 ans contre les bombardements au Vietnam mais elle était loin d’imaginer « l’ampleur des atrocités », jusqu’à ce que sa famille soit touchée. Sa sœur, une autre victime de l’agent orange, a succombé à ses maladies après plusieurs années de batailles. Elle avait participé à la tentative de procès des Vietnamiens qui ont saisi la justice américaine en 2004. Après leur échec à New-York, Tran To Nga apparaît comme le dernier recours de la communauté :
« Je lui dis toujours, tu es notre porte-voix. C’est ta mission. »
« Certaines vies valent-elles plus que d’autres ? »
Si la mémoire de la guerre du Vietnam est omniprésente dans les discussions avec les activistes présents autour de Tran To Nga, de nouveaux combats et discours ont émergé avec la nouvelle génération. Les membres du collectif Vietnam Dioxine pointent par exemple le « racisme environnemental » qu’a représenté l’épandage des millions de litres d’agent orange. Car contrairement aux victimes vietnamiennes qui n’ont eu le droit à aucune réparation depuis 50 ans, les vétérans américains également touchés par le produit ont été indemnisés à hauteur de 180 millions de dollars dès 1984. « Certaines vies valent-elles plus que d’autres ? », s’interroge Micheline Pham. Sa comparse Léa Lo Van, 26 ans, abonde :
« Le fait d’avoir utilisé des produits si toxiques, avec si peu de considérations sur les humains et l’environnement au Vietnam, est le fait d’un racisme qui pense que ces populations et cet environnement sont dispensables par rapport à d’autres. »
Pour elle, parler de « racisme environnemental » politise le débat et permet de souligner pourquoi la dioxine, molécule présente dans l’agent orange, « est problématique ». « N’évoquer l’agent orange que pour dénoncer ses terribles conséquences ne permet pas de comprendre comment ces épandages ont pu arriver, ni pourquoi certaines victimes sont indemnisées et pas d’autres », justifie la militante, déterminée. L’activiste établit un parallèle avec le chlordécone aux Antilles, un pesticide interdit plus tôt sur le territoire hexagonal qu’en Outre-mer. « Ce sont des territoires colonisés ou anciennement colonisés, où se cristallisent des problèmes de santé et d’environnement et qui révèlent des rapports de pouvoir problématiques », explique Léa Lo Van, qui dénonce un écocide. « Des écosystèmes ont été tués de manière durable. Tout cela n’a pas été le fait de quelques industriels véreux, mais fait partie d’une stratégie de guerre pour la dioxine, et d’un système de plantation pour le chlordécone. C’est le caractère réfléchi, étatisé, systématisé, qui fait qu’on parle de racisme. »
« Il y a un enjeu familial, individuel mais aussi collectif à ce qu’on fait »
Ce combat porté par Tran To Nga a déclenché l’engagement de Micheline Pham : « J’avais autrefois une lecture dépolitisée de l’écologie. Puis, je me suis rendue compte des rapports de force et de domination en jeu en commençant à comprendre les rouages coloniaux qu’on subit ». Léa Lo Van plussoie :
« On se sent concernés car l’agent orange a pu toucher des membres de notre famille et de notre entourage. »
Les différents procès, événements et manifestations contre la dioxine leur a permis d’en savoir davantage sur leur héritage. « On cherche à revenir sur notre histoire », pose Micheline Pham. La vingtenaire a récemment appris que sa mère travaillait dans un hôpital proche des lieux d’épandages à Cu Chi – un district urbain de Hô Chi Minh-Ville (Saïgon) où se situaient un important réseau de tunnels du FNL.
Tout cela résulte d’un traumatisme pour la famille qui a fui la guerre du Vietnam. « Il y a un enjeu familial, individuel mais aussi collectif à ce qu’on fait. Une forme de libération de la parole qui peut être cathartique pour toutes les personnes qui ont vécu ces événements », veut croire la militante. Léa Lo Van la rejoint :
« Ça nous permet de politiser nos voix. Et ça fait plaisir, 70 ans après Diên Biên Phu, de voir des asiatiques se battre dans le paysage français parce que c’est aussi un pan de l’histoire de ce pays. »
Une prise de conscience qui donne espoir aux plus anciens : « Je vois la jeunesse vietnamienne se mobiliser, je suis confiant, ils continueront le combat. J’ai foi en la jeunesse parce que notre cause est juste », confie Van Bôn Nguyen, le fondateur et ancien président de l’Union des étudiants vietnamiens de France. Quel que soit le verdict attendu le 22 août prochain, les associations préviennent : la lutte continue. « Tran To Nga est un symbole, une grande dame inspirante par son combat, sa pugnacité, son envie de rassembler. Voir une personne qui pourrait être ma grand-mère se battre avec autant d’audace est précieux », enchérit Léa Lo Van. Elle conclut :
« Refuser de vivre dans un monde toxique et empoisonné nous concerne toutes et tous, pas juste les asio-descendants. »
Illustration de Une de Thimothée Moreau
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