« Je veux dire aux parties civiles que je les crois, je les ai toujours cru. » L’émotion parcourt la salle d’audience à ces mots de la procureure de la cour d’appel de Poitiers (26), ce lundi 23 septembre 2024. Sur leur banc, les plaignants attendent cette reconnaissance depuis quinze ans. Daniel, Maxime et Julien ont porté plainte pour agression sexuelle contre leur ancien chef scout en 2009 puis en 2012. Devant une poignée de journalistes, dont ceux de Mediapart, l’avocat général a requis cinq ans de prison dont quatre avec sursis pour Jean-Christophe M. ainsi que son inscription au Fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes (Fijais). La décision sera rendue le 6 novembre 2024.
À la barre, le policier à la retraite, épaules voûtées et veste un peu froissée, persiste pourtant : « Je suis désolée de cette proximité avec ces jeunes mais en aucun cas je n’ai commis les faits qui me sont reprochés. » L’ancien fonctionnaire de 60 ans a préféré gardé le silence à plusieurs reprises face aux questions des avocats des parties civiles. Il a dénoncé une « orchestration médiatique » et une « présomption de culpabilité ». Une maladresse a pourtant échappé à cet homme qu’un expert-psychiatre a décrit dans « l’hyper-contrôle » : « S’il s’est passé quelque chose, ça a complètement été intentionnel… Non-intentionnel. » Rires étouffés dans la salle.
Les plaignants ont vu vieillir celui qu’ils accusent au fil des rendez-vous judiciaires. « J’aurais aimé qu’il puisse s’expliquer au lieu de se terrer dans le silence », a regretté l’aîné des deux frères, Julien, âgé de 42 ans. Son cadet de 38 ans Maxime a énoncé, la voix tremblante :
« J’ai eu très peur de cet homme mais je n’ai plus peur. »
« C’était très long mais c’est aussi réparateur aujourd’hui de pouvoir dire les choses publiquement », a déclaré l’ingénieur Daniel, le premier à avoir porté plainte. « Ce n’est pas simple de traduire un policier en exercice devant la justice », a estimé son avocat maître Chabert, « c’est une fonction régalienne, il y a probablement un esprit de corps ».
Agressions sexuelles entre 2006 et 2011
Dans cette affaire à rallonge, révélée en 2020, quatre hommes accusent l’ancien commissaire d’agressions sexuelles commises entre 2006 et 2011 alors qu’ils avaient la vingtaine et lui une quarantaine d’années. Ils l’ont connu plus tôt, quand ils étaient mineurs et que « JC » était leur chef scout. Les plaignants dénoncent un mode opératoire commun : une période difficile pour la victime, une incitation à boire pendant un week-end ou des vacances, une proposition de dormir dans le même lit ou sous la même tente « à la scout », un réveil par des attouchements pendant la nuit, puis un agresseur qui fait mine de dormir. « Il a cherché mon pénis et l’a pincé avec deux de ses doigts. La peur me paralysait. Je ne pouvais mouvoir aucun membre », a déclaré Daniel dans son procès-verbal. L’homme aurait ensuite senti son sexe en érection contre son caleçon, au niveau de l’anus. Deux des victimes soupçonnent le policier de les avoir drogués. Lui conteste fermement les faits.
La procédure a connu moult épisodes. En 2019, une juge d’instruction a ordonné un non-lieu. En 2020, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Poitiers a au contraire réclamé la mise en examen du prévenu. L’un des plaignants, Nicolas (1), fatigué de continuer une lutte qui coûte trop cher en frais d’avocats, n’a pas fait appel. Il se présente désormais comme témoin. Deux ans plus tard, le tribunal correctionnel relaxe le policier, mais le parquet fait appel.
Une procédure qui traîne parce que policier ?
Retour en août 2009 : Daniel a 26 ans. Quand il s’échappe de la tente plantée dans les gorges du Verdon, à Moustiers-Sainte-Marie (04) – où il dit s’être fait agresser sexuellement par son mentor –, il se dépêche d’appeler sa sœur, qui est avec une amie, pour qu’elles viennent le chercher. « Je leur ai dit que j’avais l’impression qu’elles venaient de me sauver la vie », raconte-t-il à StreetPress. Six jours plus tard, arrivé chez lui, à Marseille (13) et après avoir fait un test toxicologique tardif, dont le résultat est négatif, il se rend au commissariat. Lorsque le jeune adulte décline la profession de l’homme qu’il accuse, le policier essaie de le dissuader de porter plainte car « cela n’aboutira pas ». C’est l’échange que rapporte la journaliste de Mediapart Marine Turchi dans son ouvrage Faute de preuve (éd. Seuil, 2021), qui consacre un chapitre à l’affaire. Un autre agent aurait brandi le trombinoscope de sa promo à l’École nationale de police, désigné son agresseur présumé et aurait balancé :
« C’est contre lui que vous portez plainte ? »
La scène illustre le rôle que semble jouer la position du mis en cause, numéro deux de la police de la Vienne (86) jusqu’en 2020, tout au long de cette procédure.
Il a fallu attendre 2012 et une seconde plainte, celle de Nicolas, pour que la justice se mette en branle. À cette période, Julien et Daniel se confient l’un à l’autre, puis Maxime et Nicolas font de même. Les anciens louveteaux réalisent qu’ils ont vécu des épreuves similaires. Loin d’être maladroit, celui qu’ils pensaient être leur ami serait un prédateur. En 2006, après une rupture amoureuse, Maxime, 21 ans, a passé une soirée alcoolisée avec « JC », 42 ans, et a fini par rester dormir dans son appartement parisien. Vers deux heures du matin, ce dernier lui a « décalotté » le pénis, Maxime s’est senti « tétanisé ». Il cache son agression pendant cinq ans. Deux ans plus tard, en 2008, c’est son frère aîné Julien, en vacances avec le haut gradé en Crète, qui a été réveillé dans la chambre d’hôtel « par la main de Jean-Christophe M. qui se trouve dans [son] caleçon en train de [lui] décalotter le sexe ».
Malgré des faits inquiétants qui nécessiteraient de protéger de futures proies, le commandant n’est pas inquiété. Ce n’est qu’en 2014, soit quatre ans et cinq mois après la première plainte, qu’il est placé en garde à vue et que son domicile et bureau sont perquisitionnés. Quant à sa mise en examen, elle a lieu en… 2020. D’après Marine Turchi, qui s’est plongée dans le dossier judiciaire, la fonction de l’accusé est soulignée par le procureur dans différents courriers. D’autant que son parcours est exemplaire : médaille d’honneur de la police nationale et dossier administratif comportant 48 témoignages élogieux.
Est-ce aussi grâce à sa fonction que l’agresseur présumé a plus d’informations sur la procédure en cours que ses victimes ? En mars 2016, les frangins sont convoqués par la juge en tant que témoins. Surprise ! Ils tombent nez à nez avec leur ancien chef scout. Personne ne les a prévenus qu’il s’agissait d’une confrontation. Le policier nie les faits. Il est venu avec son avocat et a eu accès au dossier. Pas eux. « On était comme deux perdreaux de l’année », lâche Maxime dans Faute de preuve. C’est à l’issue de cette audition que la juge leur propose de se constituer partie civile.
Autre privilège, en 2017, le commandant obtient que l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) de Bordeaux (33) soit chargée de l’enquête, « au regard de [sa] fonction » et « pour des raisons de confidentialité », en lieu et place de la police judiciaire d’Orléans (45). Résultat, de nombreux témoignages ont été recueillis dans l’entourage des victimes, beaucoup moins dans le sien, fait remarquer le quadra Julien. Par exemple, les collègues du haut gradé ne seront pas auditionnés. La même année, en novembre, Jean-Christophe M. est convoqué en vue de sa « mise en examen ». Il en ressort avec le statut de « témoin assisté », qui lui évite le contrôle judiciaire. Pratique. Son avocat l’avait demandé pour lui éviter un « trop fort impact de la procédure sur le plan personnel que professionnel ». Décidément, le voilà cajolé.
Les journaux plutôt que la justice
Après le non-lieu de 2019, qui fait la part belle aux arguments du policier, assurant que ses gestes étaient « involontaires », les plaignants commencent à sacrément douter de la justice. Sur les réseaux sociaux et dans la presse, le mouvement #MeToo bat son plein. Les trois derniers combattants acceptent de parler à Mediapart, malgré leurs craintes. « On le fait parce qu’on redoute qu’il y ait d’autres victimes et ça nous est insupportable », explique Maxime. « Ceux qui disent qu’il faut arrêter avec le “tribunal médiatique” détournent l’attention du vrai sujet : la lenteur et les dysfonctionnements de la justice », tranche Daniel. Ils sont persuadés que sans médiatisation, leur dossier aurait été enterré.
Dans son enquête, le journal d’investigation révèle un nouvel événement qui renforce encore les doutes des plaignants sur l’influence de leur ancien chef scout. En 2015, un dîner composé d’une dizaine de convives a réuni le commandant Jean-Christophe M. et le procureur de la République de Poitiers. L’instruction était alors en cours à La Rochelle (17), qui dépend justement de la cour d’appel de Poitiers… « Il y a souvent des suspicions de collusion entre la police et la justice dans ces affaires », analyse la journaliste Sophie Boutboul, autrice de l’enquête sur Jean-Christophe M. dans Mediapart et co-réalisatrice d’un Complément d’enquête sur les violences conjugales subies par des femmes de gendarmes et de policiers. « À cela s’ajoute un biais que peuvent avoir certains policiers ou gendarmes dans les plaintes et auditions lors des enquêtes ou des juges : selon la loi, la parole écrite du policier fait foi jusqu’à preuve du contraire, mais cela ne devrait pas s’appliquer quand ils sont mis en cause pour violences sexistes et sexuelles. »
Pour couronner le tout, les victimes ont le sentiment que la longueur de la procédure joue en leur défaveur. En 2022, la juge a notamment justifié la relaxe en première instance par le manque de constance des confidences des plaignants à leurs amis, venus les soutenir au tribunal de Poitiers. « Dans une procédure qui a duré si longtemps, c’est très facile de ressortir une parole et de la rapprocher d’une autre qui, a des années d’écart, ne sera pas exactement pareille », s’agace Julien. À l’inverse, le temps long a bénéficié à l’ancien chef d’état-major. Il n’a été sanctionné que 15 jours avant son départ à la retraite, en 2021. Date à laquelle il a finalement perdu sa qualité d’officier de police judiciaire (OPJ).
Chouchou des médias locaux
De l’avis de tous, le gradé est charismatique. Cela a sans doute aidé ce fils de gendarme, catholique pratiquant, à devenir un personnage local. Et à tisser des liens avec les canards de sa région. Les quatre hommes ont été sous le choc en découvrant leur agresseur présumé répondre à des journalistes sur le sujet de la prise en charge des victimes de violences conjugales ou sur la stratégie de com’ de la police dans les journaux locaux.
Le sexagénaire célibataire et sans enfant a joué de son statut dès la fin des années 1990, à l’époque du scoutisme. À l’opposé des Scouts d’Europe, réputés plus « tradis », les Scouts et Guides de France ont une image ouverte : l’organisation est mixte et accueille des non-catholiques. (2) « Les valeurs c’était vraiment le vivre-ensemble, l’aventure et la nature », abonde Daniel.
À Poitiers, la légende du chef-scout policier le précède. La plupart de ceux qui encadrent les plus jeunes ont entre 16 et 25 ans, mais lui est plus vieux et a plus d’autorité. Il exerce déjà en tant que policier. « On se faisait tourner des VHS de reportages télé où JC coffraient des graffeurs », se remémore l’ingénieur agressé à l’âge adulte par celui qu’il a connu à 14 ans. « Un lien de subordination est resté parce qu’on l’a rencontré quand on était ados et qu’il y a une sorte de respect pour l’aîné et pour l’autorité », estime Maxime.
Vies gâchées et désillusions
Une emprise née quand ils étaient très jeunes et qui peut expliquer l’angoisse persistante des victimes. « C’est bouleversant de découvrir qu’on a été manipulé par un homme qu’on croyait être un ami », confie le cadet de la fratrie. Tous ont quitté le Poitou-Charentes. Mais ils reviennent régulièrement à Poitiers pour rendre visite à leurs proches, la boule au ventre à l’idée de le croiser.
À différents moments au cours de la procédure, les quatre Poitevins développent de l’anxiété, des troubles du sommeil ou des épisodes dépressifs. Julien, dont la femme est une ancienne « guide », le nom donné aux scoutes filles, est devenu plus méfiant à l’égard des hommes plus âgés. En 2020, la femme de Maxime lui a conseillé de voir un psy parce qu’il devenait de plus en plus irritable. Le plus traumatisant, selon ce dernier, n’est pas tant l’agression, mais le parcours judiciaire « destructeur » qui a suivi. « Comme ça dure pendant des années, à chaque fois qu’il y a une échéance, il faut se replonger dedans », corrobore son frère. Les coûts financiers sont également exorbitants. Daniel, le premier à avoir porté plainte, estime avoir dépensé 50.000 euros pour sa défense. « Quand l’aggression a eu lieu, j’ai été piégé et j’ai l’impression que la machine judiciaire était un deuxième piège », dit-il, amer. « Je ne le souhaite à personne. »
Avant de se lancer dans cette bataille interminable, Daniel, élevé par deux profs « catholiques humanistes » ainsi que Julien et Maxime, fils de fonctionnaires attachés au service public, avaient une image « idéalisée » de la justice. Pour le premier, la plus grosse désillusion a été d’apprendre que Nicolas a été agressé trois ans après lui, sans que Jean-Christophe ni sa hiérarchie ne soient mis au courant qu’un signalement avait été fait. « J’étais atterré. Le but de ma plainte était justement de le protéger. »
« Parfois, je me demande si on n’est pas un peu cinglés de continuer à se battre », s’interroge Julien. Et son cadet de conclure :
« Il y a des moments où je regrette d’avoir demandé justice face à un policier haut gradé : C’est mission impossible. »
(1) Le prénom a été modifié.
(2) L’association des Scouts et Guides de France les soutient, mais a vu sa demande de se porter partie civile à leurs côtés refusée.
Illustration de Une de Nayely Rémusat.
Cet article est en accès libre, pour toutes et tous.
Mais sans les dons de ses lecteurs, StreetPress devra s’arrêter.
Je fais un don à partir de 1€Si vous voulez que StreetPress soit encore là l’an prochain, nous avons besoin de votre soutien.
Nous avons, en presque 15 ans, démontré notre utilité. StreetPress se bat pour construire un monde un peu plus juste. Nos articles ont de l’impact. Vous êtes des centaines de milliers à suivre chaque mois notre travail et à partager nos valeurs.
Aujourd’hui nous avons vraiment besoin de vous. Si vous n’êtes pas 6.000 à nous faire un don mensuel ou annuel, nous ne pourrons pas continuer.
Chaque don à partir de 1€ donne droit à une réduction fiscale de 66%. Vous pouvez stopper votre don à tout moment.
Je donne
NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER