Ibrahim (1) a 16 ans et un débit de parole rapide, comme s’il avait eu besoin de parler depuis trop longtemps. Le jeune Guinéen fait partie des 430 mineurs non accompagnés (MNA) remis à la rue ou menacés de l’être ces derniers jours à Paris, en pleine trêve hivernale. Tous avaient pourtant été pris en charge dans une grande opération de mise à l’abri organisée par la préfecture de la région Île-de-France, le 19 octobre dernier. Lui a été logé porte de la Villette, dans l’un des centres d’accueil et d’examen des situations (CAES), des hébergements destinés aux demandeurs d’asile où ont été répartis les mineurs isolés de la capitale. Deux semaines plus tard, Ibrahim est prié de quitter les lieux sous 48 heures. Il montre un ticket qu’il a encore, avec son numéro de chambre :
« Chaque jour, sept camarades devaient sortir du centre [qui en a hébergé 83]. »
Le problème ? Leur convocation à la préfecture les 25 et 26 octobre dernier. L’administration les enjoint à faire une demande d’admission exceptionnelle au séjour, une procédure pourtant réservée aux personnes majeures. « Les avocats nous ont conseillés de ne pas se rendre aux rendez-vous », indique Ibrahim, en recours de minorité. Son audience devant le juge des enfants pour valider légalement son âge est prévue le 22 décembre 2023. Les avocats redoutent notamment que le Guinéen perde les droits liés à sa minorité, en empruntant un parcours administratif pour adulte.
Craintes fondées puisque, le 31 octobre dernier, l’adolescent reçoit une lettre de notification de sortie signée par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), indiquant :
« Comme il ne s’est pas présenté au rendez-vous, il ne relève pas d’une prise en charge au titre de l’asile. »
En d’autres termes, Ibrahim est considéré comme un majeur éligible à l’expulsion. Or, sa minorité devrait lui donner le droit à une prise en charge. Des pratiques « absurdes » et « illégales » – selon les associations et les avocats spécialisés –, mises en place à l’aune des Jeux olympiques prévues cet été.
Des centaines d’adolescents étrangers ont été expulsés de centres d’hébergement, quelques jours seulement après avoir été mis à l'abri. / Crédits : Audrey Parmentier
« J’aurais préféré qu’on me laisse dehors »
Ibrahim a été remis à la rue, ce 4 novembre. Il dort de nouveau sous une tente près de l’Hôtel de Ville. Ici, c’est l’incompréhension. Au milieu d’une dizaine de garçons, une bénévole d’Utopia 56 peine à répondre aux questions. Tous réclament une nouvelle tente, dont Yaya (1), 16 ans : « On s’était construit plusieurs abris lorsqu’on dormait à Belleville, avec des tentes, des couvertures… La police a tout détruit, et maintenant on doit tout recommencer. » Une fine doudoune verte sur les épaules, l’adolescent Ivoirien a été expulsé du CAES de Porte de la Chapelle, où une cinquantaine de jeunes étaient mis à l’abri, le 9 novembre. Ce soir-là, le thermomètre affiche huit degrés :
« J’aurais préféré qu’on me laisse dehors. Maintenant, il faut se réhabituer au froid, c’est très difficile. »
Dans le petit groupe amassé sur le parvis, une tête dépasse : c’est celle de Mady (1). Avec son mètre 90, il n’a aucun mal à faire entendre sa voix. Il rappelle que tout n’était pas parfait lorsqu’ils étaient hébergés : la nourriture n’était pas à leur goût et ils avaient froid dans les chambres. « Les draps, c’était du papier et il n’y avait pas de chauffage », se plaint l’adolescent malien emmitouflé dans un gros manteau rouge brique. Ses camarades le coupent rapidement : « Au moins, on avait un toit au-dessus de notre tête. » Le débat est vite clos.
Des centaines d’ados sans-papiers se retrouvent à la rue. / Crédits : Audrey Parmentier
« Une organisation qui vise à remettre ces jeunes à la rue »
Les CAES sont des hébergements de transition d’une durée maximum de 30 jours, utilisés par les pouvoirs publics le temps d’examiner la situation des demandeurs d’asile. Ces centres ne sont ni adaptés ni réservés aux mineurs. « Depuis août 2020, il est fréquent de placer les jeunes dans des CAES, faute de place ailleurs. Mais en général ça ne se passe pas aussi mal », indique Fanny Brasselet, coprésidente de Tara 75, une association qui vient en soutien à ces adolescents. En arrivant dans ces centres, les jeunes ont dû signer un contrat destiné à des demandeurs d’asile. Sur celui-ci, il est écrit qu’ils seront hébergés 30 jours et que « s’ils ne sont pas éligibles au dépôt d’une demande d’asile, ils seront réorientés vers le droit commun (115…) » Autrement dit, ces mineurs sont traités comme des majeurs qui auraient formulé une demande d’asile.
Les avocats qui accompagnent ces jeunes pointent différents dysfonctionnements. D’abord, tous sont en recours de minorité et attendent une date d’audience devant le tribunal des enfants. La procédure qui leur a été proposée n’est pas adaptée à leur statut. D’ailleurs, « les mineurs ne peuvent pas faire de demande d’asile sans représentant légal », assure maître Emma Eliakim, avocate spécialisée dans le droit des étrangers et membre de l’antenne des mineurs du barreau de Paris.
Ensuite, le recours avancé par l’administration ne laissait aucune chance à ces jeunes d’être régularisés en tant que majeurs. Les associations pointent le risque d’une possible Obligation de quitter le territoire (OQTF) en donnant leur identité et leurs empreintes à la préfecture. Ce que souligne maître Florian Bertaux, spécialisé dans le droit des étrangers au barreau du Val-de-Marne :
« Ces convocations s’apparentent à un piège : soit les jeunes se présentent, avec le risque que la préfecture édicte une OQTF, soit ils n’y vont pas et se font virer des centres d’hébergement. »
Maître Emma Eliakim, avocate spécialisée dans le droit des étrangers et membre de l’antenne des mineurs du barreau de Paris, dénonce également une « organisation qui vise à remettre ces jeunes à la rue ». La semaine du 13 novembre, les convocations à la préfecture continuent, avant sans doute d’autres expulsions dans les CAES voisins.
« C’est la première fois que je vois ça »
De son côté, la préfecture de police de Paris répond avoir mis à l’abri « des jeunes majeurs », qu’elle a convoqués dans le cadre d’un « examen de leur situation administrative ». Même son de cloche pour la préfecture des Hauts-de-Seine (92), qui parle également de « jeunes majeurs » et confirme que des convocations sont « en cours pour étude de leur statut au regard de l’asile ».
Une version contestée par les associations : selon elles, l’administration ne pouvait pas ignorer leur statut de mineurs non accompagnés. Plusieurs jeunes affirment même avoir été obligés de présenter un document attestant qu’une procédure devant le juge des enfants était en cours, avant de monter dans les bus direction les centres d’hébergement.
Les associations d’aide aux mineurs étrangers – accompagnées par une poignée d’avocats – sont à l’initiative de 27 audiences en référés-libertés. Elles visent à permettre l’arrêt d’une décision administrative lorsqu’elle porte atteinte à une liberté, ici la décision de mettre à la rue des mineurs. Ce lundi 13 novembre, devant le Tribunal administratif de Paris, Mamadou (1), 15 ans, voudrait clarifier sa situation. Le jeune Camerounais en sweat bleu ciel a les traits tirés, fatigué par ses nuits passées dans le froid. Le résultat de l’audience, l’espérance d’une nouvelle solution d’hébergement, devrait arriver dans la semaine.
« C’est la première fois que je vois ça. On a souvent eu des problèmes sur les mises à l’abri, mais on appelait la préfecture et ça se résolvait », alarme Fanny Brasselet. Avec ces expulsions en cascade, une nouvelle limite a été franchie. Des assos d’aide aux mineurs isolés ont décidé de porter plainte contre X pour faux et usage de faux, et abus d’autorité. Affaire à suivre.
(1) Les prénoms ont été changés.
Photo de Une d’Audrey MG prise lors d’un rassemblement de jeunes mineurs isolés devant le Conseil d’État le 20 juin 2023.
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