Hôtel de Ville, Paris (75) – Il est 18 heures et le ballet quotidien débute sur le parvis de la mairie de Paris : des personnes pressées, soucieuses de rentrer après une journée de travail, croisent les promeneurs et les touristes qui se prennent en photo. Dans cette valse, Awa (1), 16 ans (2), essaie une jupe par-dessus son pantalon. « Ce n’est pas ma taille », rigole la mineure avec la bénévole qui lui a proposé le vêtement. Elle part ensuite rejoindre ses copines Aminata (1), 15 ans (2), et Kadiatou (1), 16 ans (2), pour leur montrer. Comme tous les soirs, des associations d’aide aux sans-abris s’affairent à distribuer de la nourriture, des kits d’hygiène et des produits de première nécessité. Parfois, certaines assos proposent des hébergements d’urgence. Mais cette nuit encore, il n’y a pas de logement pour les trois jeunes filles. « Il n’y a pas de solution », répète Awa inlassablement. Une imitation de ce qu’elle entend chaque soir.
En France, 1.012 filles mineures non accompagnées sont prises en charge par l’aide sociale à l’enfance en 2022 – un nombre en hausse de 73% par rapport à 2021, selon le ministère de la Justice. Ce n’est pas le cas d’Awa, d’Aminata et de Kadiatou, livrées à elles-mêmes. La première vient de la Guinée, les deux autres de Côte d’Ivoire. Elles n’ont pas été reconnues mineures par le dispositif d’évaluation du département et n’ont donc pas droit à la prise en charge qui va avec. Alors depuis leur rencontre dans la rue, les trois gamines se serrent les coudes. Après avoir récupéré un bol de soupe, elles rejoignent leur groupe de copines, toutes sans toit et non accompagnées. Bientôt, elles se mettront en quête d’un lieu où passer la nuit.
Awa, 16 ans, essaie une jupe par-dessus son pantalon. « Ce n’est pas ma taille », rigole la mineure avec la bénévole qui lui a proposé le vêtement. / Crédits : Aurélie Garnier
Le grand départ
« Je ne connais pas ma maman », murmure Kadiatou en guise de présentation. C’est son premier soir sur le parvis de l’Hôtel de Ville. La jeune Ivoirienne a les yeux en amande. Elle sert fort la couverture rose qu’une association vient de lui donner. Pour échapper à sa belle-mère qui la frappait « tous les jours », l’ado quitte le pays avec sa tante. « On a couru, on est arrivées à côté de beaucoup d’eau », résume la jeune fille de 16 ans pour décrire son départ de Tunisie. Ses tresses tombantes de couleur marron entourent son visage rond et inquiet. Après trois jours en mer, un bateau de sauvetage repère leur embarcation. « Je me suis réveillée à l’hôpital, je n’ai plus vu ma tantine », raconte Kadiatou au bord des larmes. Après un mois passé en Italie, elle arrive à Paris où elle dort quelques nuits seule à la Gare de l’Est.
En ce début d’automne, il fait froid dès la nuit tombée. Toutes engloutissent leur soupe de légumes, leur morceau de pain et leur yaourt. « Quand on nous a dit de venir à Hôtel de Ville, on pensait qu’on allait nous mettre dans un hôtel », se souvient Awa. Elle aussi raconte des épisodes de maltraitance. La gravité de son récit tranche avec son visage poupin et le bob bleu blanc rouge siglé « France » qu’elle s’est vissée sur la tête. La petite Guinéenne a perdu ses parents jeune. Partie vivre chez son oncle, l’épouse la frappe et l’oblige à quitter l’école pour faire le ménage à la maison. Un jour, un incident éclate. « Elle a pris un thermos de café et l’a jeté sur moi », témoigne Awa en relevant son pantalon. Des brûlures ont marqué durablement sa peau et s’étalent sur sa jambe. Assise sur un banc, Aminata fait la grande, elle dépasse d’une tête ses amies. À ses pieds, des claquettes blanches avec un lapin rose dessiné dessus. L’ado a quitté la Côte d’Ivoire après le remariage de son père avec une femme « pas gentille ». Sa belle-mère se serait mise à la préparer au mariage. Avec l’aide de sa tante, elle s’enfuit. C’est alors le début d’un long périple : Mali, Mauritanie, Tunisie, Italie, pour arriver en France.
« Si tu es un enfant, tu ne viens pas ici »
La bande s’active et décide de partir se balader pour se réchauffer. Le plus souvent, c’est sur les durs pavés de la place de la mairie qu’elles se couchent. Mais parfois la police les somme de « dégager », explique Awa. En vérité, les ados ne vont jamais bien loin, par peur de se perdre. En passant devant une boutique illuminée, Kadiatou s’arrête pour profiter de la chaleur qui s’échappe du conduit d’aération. Sa petite taille contraste avec son lourd sac à dos qui est presque plus grand qu’elle. Ce matin, la pluie a trempé les couvertures et les cartons sur lesquels les filles dorment. En marchant, Awa résume :
« On va galérer aujourd’hui. »
Orpheline, Awa part vivre chez son oncle mais son épouse la frappe et l’oblige à quitter l’école pour faire le ménage à la maison. / Crédits : Aurélie Garnier
Les perles accrochées au bout de ses tresses collées s’agitent au rythme de ses pas. Ces dernières semaines, pour échapper aux dangers de la rue, elles ont pu passer quelques nuits à l’hôpital Necker. Les soignants leur ont préparé un petit lit chacune. Au bout du quatrième soir, on leur a demandé de partir pour laisser la place aux malades. Orientées par une association vers l’aéroport Charles De Gaulle, les enfants se sont fait violence et ont traversé tout Paris, terrorisées à l’idée de se perdre ou de se faire arrêter par les contrôleurs du métro. Elles ont trouvé refuge dans le hall des arrivées, où passent des milliers de touristes avec leurs valises. Les ados n’ont pas fermé l’œil de la nuit :
« On n’avait pas sommeil, on avait trop peur. »
Le groupe s’approche d’un bâtiment en arcades qui abrite des SDF. Elles savent qu’elles vont encore se faire chasser, mais tentent leur chance. « Si tu es un enfant, tu ne viens pas ici », leur lance un homme qui installe sa tente. Alors elles reprennent la route vers une bouche de métro.
« On nous traite de nègres »
Après s’être faufilées dans les couloirs, elles rejoignent leur coin : un petit espace devant une porte de service, près des portiques de sortie. Elles s’allongent sur un bout de matelas en plastique dégonflé, sans couvertures. Ici, on ne vient pas les déranger. Sauf un soir, quand un employé de la RATP leur a demandé de partir avant de renoncer, raconte Awa :
« Il a eu pitié de nous. »
Malgré leurs tristes aventures, les filles papotent et rigolent. Aminata aime taquiner et ne s’arrête jamais de parler. « Je veux devenir infirmière », dit-elle fièrement. Quand elle était petite, sa mère malade n’avait pas les moyens d’aller à l’hôpital. « Quand je serai grande, je vais te soigner », lui promet-elle alors. Entre deux confidences, elles tentent de s’endormir. Awa n’a pas sommeil, alors elle regarde son dessin animé préféré sur son téléphone. Elle s’esclaffe d’un rire enfantin à chaque fois que la fillette blonde et espiègle joue un mauvais tour à l’ours naïf.
Awa n’a pas sommeil, alors elle regarde son dessin animé préféré sur son téléphone. / Crédits : Aurélie Garnier
Les associations qui les suivent craignent que les filles ne soient prises dans des réseaux de traite, de prostitution ou qu’elles soient agressées. « Un soir, un homme a foncé sur nous avec un couteau », raconte Aminata encore effrayée. « Parfois, des garçons viennent nous agresser. Ils volent nos chaussures, nos téléphones », poursuit Awa. Et puis des passants les prennent en photo. « On voudrait leur dire d’arrêter de nous filmer, mais on a peur. » Au quotidien, ce sont aussi des agressions racistes qu’elles subissent. Impuissante, elle raconte :
« On nous traite de nègres. »
Quatre nouvelles filles par semaine
« On a zéro solution », déplore Zelda Gayet, coordinatrice à Utopia 56, une association d’aide aux exilés. Cette dernière estime à une quarantaine le nombre de jeunes filles actuellement à la rue à Paris. Chaque semaine, c’est au moins quatre nouvelles mineures que l’association rencontre.
Ces adolescentes n’ont pas été reconnues mineures par le dispositif d’évaluation du département. La décision a été contestée devant un juge des enfants. Mais dans l’attente du jugement, qui peut durer des mois, aucune solution d’hébergement n’est proposée à Awa, Kadiatou, Aminata et les autres. Dans le passé, les mineures étaient toutes logées, affirme Utopia 56. Soit par les associations et leur réseau d’hébergeurs solidaires ou dans des hôtels mis à disposition par la Mairie de Paris depuis la pandémie de Covid-19. En juillet dernier, la municipalité a mis fin à cet hébergement, invoquant un nombre de plus en plus élevé de filles et « des majeures avérées » parmi elles, rapporte Zelda Gayet d’Utopia 56. Contactée, la Mairie de Paris rejette la faute : si 40 jeunes hommes en recours sont actuellement logés dans un immeuble mis à disposition – l’État finançant l’Armée du Salut gestionnaire du lieu – « les jeunes filles, quant à elles, n’ont pas bénéficié d’un dispositif dédié financé par l’état, ce qui n’est pas acceptable au regard de leurs multiples vulnérabilités ». Paris aurait pourtant proposé un lieu, mais « l’État a refusé cette proposition ». La secrétaire d’État chargée de l’Enfance n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien. (3)
Chaque semaine, c’est au moins quatre nouvelles mineures que l’association rencontre. / Crédits : Aurélie Garnier
Un courant d’air se fait sentir dans les allées du métro. « Ils ont mis de l’air froid pour nous faire partir », s’amuse à dire Kadiatou, emmitouflée dans sa doudoune. Certaines commencent à somnoler. Demain, à 5 heures du matin, lorsque le trafic reprendra, elles seront réveillées par les premiers métros. L’une des jeunes filles a les yeux rouges. Elles savent toutes qu’elle vient de pleurer. « Dieu est là, ça va aller », lui dit Awa d’un ton rassurant.
(1) Les prénoms ont été modifiés.
(2) Ce sont les âges que nous ont indiqués les jeunes filles.
_(3) [Édit du 20/10/2023] Nous ajoutons les réponses de la mairie de Paris.
Article d’Oihana Almandoz. Illustrations d’Aurélie Garnier.
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