Après plusieurs années d’enquête sur le groupe Altice, la justice portugaise a déclenché le 13 juillet dernier l’opération « Picoas ». Dès le premier jour, le Portugal frappe un grand coup en plaçant en détention provisoire le bras droit de Patrick Drahi, Armando Pereira. L’homme est une star du monde des affaires qui a minutieusement construit sa légende. À peine adolescent, il aurait quitté le Portugal et la misère, avec en tout et pour tout : deux pantalons, deux chemises, et l’équivalent de 600 euros. C’est en France, aux côtés de Patrick Drahi, qu’il a bâti sa fortune. Il pèserait aujourd’hui près de deux milliards d’euros.
Mais le voilà mis en examen et assigné à résidence dans le cadre d’une affaire portant sur 11 délits de corruption et de blanchiment d’argent. Panique au sein du groupe Altice – propriétaire notamment de SFR et BFM – qui craint, évidemment, une propagation de l’affaire dans d’autres pays. Car la justice – française notamment – pourrait bien être tentée de passer au peigne fin les méthodes internes. Contacté par Reflets, StreetPress et Blast, le Parquet national financier (PNF) a indiqué qu’il ne souhaitait « pas communiquer à ce stade ». Une procédure pourrait-elle être bientôt déclenchée en France ? Patrick Drahi peut-il être touché par l’onde de choc ? Avait-il connaissance des méthodes que la justice portugaise reproche à son ami et bras droit ? Ou plutôt pouvait-il vraiment les ignorer ?
Armando Pereira est l’homme avec qui Patrick Drahi a créé Altice en 2002 puis mené toutes les opérations de croissance externe via des LBO (Leverage Buyout – Achat à effet de levier) qui leur ont permis de devenir milliardaires. Il a été de tous les montages financiers, de tous les investissements, de tous les projets les plus fous. Armando Pereira est connu comme le cost-killer du groupe, craint pour ses méthodes de management brutales et les charrettes de licenciements qu’il laisse derrière lui.
DrahiLeaks
Depuis près d’un an Reflet, Blast et StreetPress enquêtent sur l’empire de Patrick Drahi à partir des Drahi Leaks. Ces 450.000 documents internes au groupe Altice nous ont permis de publier une quinzaine d’enquêtes et de nombreuses révélations. Au menu, rémunérations délirantes, évasion fiscale et opérations immobilières très très juteuses. Retrouvez la saison 1 ici, et la saison 2 là, en attendant la suite…
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Parasitage et évasion fiscale
Que lui reproche exactement la justice portugaise ? L’acte d’accusation du procureur général de la République du Portugal, cité par nos confrères de Mediapart et plusieurs titres lusitaniens, pointe les activités d’une longue liste de sociétés qui auraient été utilisées par Armando Pereira et un complice, Hernâni Vaz Antunes. Ces entreprises – sortes de centrales d’achat – se plaçaient entre les prestataires du groupe et Altice, empochant au passage une marge élevée sans justification réelle.
Une source au sein d’Altice France a été confrontée à l’une de ces sociétés jugées parasites, citée par la justice portugaise : ItCenter. La boîte, présente sous le même nom à Madère, Paris, New York et Londres, est dirigée par Sergio Castro et Ruben Sousa, deux proches de Pereira. Notre source raconte : « ItCenter, c’est une sorte de centrale d’achats qui nous a été imposée par Armando Pereira. Si vous voulez acheter du matériel Cisco [une grande entreprise informatique américaine, ndlr] par exemple, ça vous coûte, disons 40 de plus que le prix habituel si vous achetez en direct à Cisco. Bien sûr, vous négociez, mais à la fin, vous payez toujours 30 de trop. »
Les entités d’Altice au Portugal mais aussi Altice USA, Altice France ou Altice en République Dominicaine seraient, selon la justice, victimes de ce système depuis 2012. Une pompe à cash qui aurait permis de générer près de 660 millions de « gains » pour les deux hommes, au détriment des entreprises du groupe. L’argent aurait été remonté vers des paradis fiscaux, notamment la zone franche d’Ajman aux Émirats Arabes Unis avant de revenir dans le système via une société luxembourgeoise : Shar Holdings. Pour faire tourner sa machine à cash, Armando Pereira aurait mis en place une nébuleuse de sociétés-écrans dont une partie est logée dans des paradis fiscaux pour éluder le fisc.
Panique à Paris
Les employés sont inquiets : chacun se demande si le groupe va résister à la tempête. Ana Figueiredo, la patronne d’Altice Portugal, a tenté de rassurer ses salariés, jurant qu’ils feront tout ce qui est « possible pour récupérer la réputation » de l’entreprise :
« Les faits sont évidemment préoccupants, ils sont graves. […] Ce que nous voulons, au final, et en tournant la page, c’est que cette entreprise, qui a toujours été guidée par la transparence et l’éthique, continue d’agir dans cette direction. »
Au siège parisien d’Altice, la tension est palpable. La Lettre A a révélé qu’une réunion des 500 plus hauts dirigeants du groupe avait été convoquée le 20 juillet 2023. Le mot d’ordre, selon nos confrères : « Faire savoir aux 500 tops managers d’Altice que l’heure était grave et qu’il fallait se serrer les coudes ». À Paris, on craint évidemment que les investigations portugaises débordent le cadre du Portugal et ne touchent pas le seul Armando Pereira. Ce dernier a en apparence été lâché en rase campagne par le groupe. Altice Portugal a ainsi annoncé un audit interne.
Pas sûr, pourtant, que l’enquête interne permette de faire émerger grand-chose et probablement pas la vérité. L’équipe en charge des audits est, selon nos informations, composée – selon les années – de deux à quatre membres du board salariés à temps plein, et trois ou quatre autres personnes ont quelques heures dédiées pour aider. L’un des rapports contenus dans les DrahiLeaks pointe d’ailleurs le manque de moyens.
L’équipe en charge des audits est, selon nos informations, composée – selon les années – de deux à quatre membres du board salariés à temps plein, et trois ou quatre autres personnes ont quelques heures dédiées pour aider. / Crédits : #DrahiLeaks
Nous avons épluché plusieurs de ces audits qui ne font jamais plus de 20 pages et qui ne révèlent pas grand-chose. Dans l’un d’eux, pourtant consacré à l’ensemble du groupe qui compte des dizaines de milliers de salariés, on relève des problèmes de mots de passe dans une entité ou des types de contrats trop disparates dans une autre. Bref, des broutilles à l’échelle d’un empire qui génère plusieurs milliards d’euros du chiffre d’affaires.
Nous avons épluché plusieurs audits. / Crédits : #DrahiLeaks
Cet « Audit Commitee » n’a par ailleurs pas la moindre indépendance puisqu’il est dirigé par Thierry Sauvaire, l’un des cadres les plus proches de Patrick Drahi. C’est lui par exemple qui coordonne la stratégie de défense du milliardaire face au fisc suisse qui le soupçonne d’avoir fait semblant de quitter sa femme pour payer moins d’impôts, comme nous l’avions documenté ici.
Cet « Audit Commitee » n’a pas la moindre indépendance. / Crédits : #DrahiLeaks
Un groupe très centralisé
Dans l’affaire portugaise, le groupe se considère comme « victime de la fraude ». L’annonce d’un audit vise à donner du crédit à cette ligne de défense, plus qu’à découvrir la vérité. Mais Patrick Drahi, connu pour être un cost-killer qui peut s’impliquer en envoyant des dizaines de mails à ses collaborateurs, même pour une dépense mineure, pouvait-il vraiment tout ignorer des malversations de son bras droit ? Plusieurs documents contenus dans les DrahiLeaks démontrent que c’est presque impossible.
D’abord, parce que les deux hommes sont des amis intimes. Ils partagent le même jet ou le même yacht (avant sa revente). Armando Pereira a même acheté la propriété voisine de celle de Patrick Drahi sur l’île de Nevis. C’est aussi le family office de Patrick Drahi qui s’est occupé des documents permettant à Armando Pereira et à sa femme d’obtenir la nationalité de ce petit paradis fiscal (à ce sujet voir notre enquête sur les passeports des Drahi) et sur les investissements sur l’île de Nevis dont une partie avait été scrutée par la suite dans un Complément d’enquête sur les jets privés.
Côté business, c’est pareil. Pereira n’est pas un électron libre à la périphérie d’Altice, c’est l’un des personnages clé du groupe qui a un fonctionnement extrêmement centralisé. Les DrahiLeaks montrent qu’au sein d’Altice 11 personnes à peine, dont Armando Pereira, contrôlent toutes les entités et prennent toutes les décisions importantes. Rien ne leur échappe. On pourrait même considérer que Pereira est le numéro 2 de l’empire. Et il a nommé plusieurs de ses proches et des postes clés : l’un dirige Altice Portugal, Altice Europe et Altice USA. L’autre, son gendre, a été placé comme directeur des achats d’Altice USA…
Un système Pereira ou un système Altice ?
Les DrahiLeaks démontrent qu’une partie des sociétés considérées par la justice portugaise comme participant du système de parasitage d’Altice par Armando Pereira sont en fait des sociétés créées et contrôlées par Altice. Prenons Intelcia, selon les enquêteurs portugais, ce prestataire aurait généré des commissions indues en facturant Meo, l’une des marques d’Altice Portugal. Or Intelcia n’est en rien indépendante, c’est Patrick Drahi qui en contrôle la destinée, comme nous l’avions raconté ici. Il l’utilise notamment pour externaliser et délocaliser (au Maroc) ses services clients.
Passons à Shar Holdings. Cette société a été créée, selon l’enquête portugaise, pour réinjecter dans le système les bénéfices de l’opération supposément montée par Armando Pereira et Hernâni Vaz Antunes. Elle joue donc un rôle clé, dans le système présumé frauduleux mais surtout elle n’existe que pour ça. Or, elle n’a pas été créée par la garde personnelle d’Armando Pereira mais par l’équipe rapprochée de Patrick Drahi. Le 12 juin 2014, Shar Holding est immatriculée au Luxembourg. Cela n’a pas été simple. Les équipes de Quilvest, une société financière qui travaille pour Altice, s’évertuent à obtenir les documents nécessaires de la part de Hernâni Vaz Antunes. Ils finissent par recevoir une copie de ses papiers d’identité et de sa carte de séjour, puisqu’il réside aux Émirats. La situation se débloque.
Chez Quilvest, c’est Laurent Godineau qui supervise l’avancée des opérations pour le compte d’Armando Pereira. Il sera désigné comme l’un des gérants aux côtés d’Emilie Schmitz, à l’époque également employée de Quilvest. Les deux rejoindront Altice en 2014 pour former la garde rapprochée de Patrick Drahi. Ils apparaissent dans les statuts de plusieurs dizaines de sociétés du groupe et font désormais partie de ces 11 personnes qui ont la main sur toutes les affaires du groupe. Tous deux resteront membres du conseil d’administration de Shar Holdings jusqu’en 2017. Shar Holding apparaît dans de nombreux documents des DrahiLeaks comme gravitant dans le périmètre du groupe. N’ont-ils rien vu pendant tout ce temps ? N’ont-ils rien remonté à Patrick Drahi à qui ils sont entièrement dévoués ?
Tu t’es vu quand tu t’audites ?
Plusieurs autres documents démontrent que le groupe des 11 principaux dirigeants d’Altice ne pouvaient totalement ignorer ce que tramait Armando Pereira. En 2018, le cabinet Deloitte Accountants B.V. s’est penché, à la demande d’Altice, sur les relations entre le groupe et ce qu’on appelle « les parties liées ». C’est-à-dire des sociétés détenues par des cadres d’Altice ou partiellement détenues par le groupe, sans être actionnaire majoritaire, avec qui il entretient des relations commerciales étroites. C’est exactement la situation dans laquelle se trouve Armando Pereira avec sa galaxie d’entreprise qui fait du business (et s’enrichit) grâce à Altice.
Deloitte, dans une évaluation des risques de fraude, juge que les différentes transactions avec « les parties liées » sont connues et contrôlées de près par le conseil d’administration :
« Nous pensons que les règles du conseil d’administration contiennent des dispositions appropriées en ce qui concerne l’approbation des transactions entre parties liées. »
En 2018, le cabinet Deloitte Accountants B.V. s’est penché, à la demande d’Altice, sur les relations entre le groupe et « les parties liées ». / Crédits : #DrahiLeaks
Et de détailler les modalités de partage d’info sur les relations commerciales :
« Une réunion mensuelle est organisée entre les équipes comptables, juridiques et fiscales. Il a été convenu qu’au cours de cette réunion, les équipes se coordonneront (avec la participation du directeur juridique du groupe) afin d’identifier et de documenter toutes les transactions entre parties liées. »
Deloitte, dans une évaluation des risques de fraude, juge que les différentes transactions avec « les parties liées » sont connues et contrôlées de près par le conseil d’administration. / Crédits : #DrahiLeaks
En plus de ce contrôle à vocation juridique, il existe, on l’a vu, un système d’audit interne assez léger certes, mais qui a le mérite d’exister. Et il s’est penché sur la situation portugaise, et même précisément sur une société mise en cause par la justice. Fin 2019 par exemple, l’« Audit Commitee » évoque un mail d’un lanceur d’alerte au Portugal à propos d’une société visée par l’enquête de la justice portugaise : ETCP. En réponse, le groupe préconise de contacter le lanceur d’alerte anonyme pour lui demander des précisions et de réévaluer les audits sur les prestations d’ETCP et les contrôles de surveillance de la société cliente (Meo). Si tout ça a été fait, comment ont-ils pu passer à côté de la magouille reprochée à Pereira ? À moins qu’ils ne soient déjà à l’époque au courant du système…
Autre document sur une opération jugée frauduleuse par la justice : l’« Audit Commitee » toujours, évoque au détour de l’un de ses rapports ; le montage financier qui entoure la vente de biens immobiliers d’Altice Portugal à « Almost Future », une autre entité gérée par Hernâni Vaz Antunes. Les inspecteurs d’Altice ne trouvent absolument rien à redire, notant juste que comme l’opération est en cours, elle n’apparaît pas encore dans le bilan comptable. Sauf que la justice portugaise va découvrir que Hernâni Vaz Antunes a réalisé un tour de passe-passe sur cette opération immobilière pour encaisser plusieurs millions d’euros en revendant les immeubles avant d’avoir fini de les payer à Altice Portugal.
Si les cadres d’Altice n’ont rien trouvé à redire là-dedans, c’est peut-être parce que ça ressemble in fine très fortement aux montages mis en place par Patrick Drahi pour acquérir à titre personnel les sièges du quotidien Libé et les bâtiments Quadrans où se trouvent les sièges parisiens de SFR, RMC et BFM, en se remplissant les poches au passage. Différence principale : les montants. Les quatre bâtiments de Quadrans dont Patrick Drahi est le principal propriétaire sont aujourd’hui valorisés 1,15 milliard d’euros. À côté, Armando Pereira passe pour un petit joueur.
Tous les protagonistes mis en cause par la justice portugaise sont présumés innocents.
Illustration de Une par Caroline Varon.
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