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    25/03/2024

    Fraude fiscale et faux prêts

    L’ex-conseiller juridique de Patrick Drahi déballe les magouilles de son patron

    Par Mathieu Molard , Antoine Champagne

    Dans un long courrier, l’ex-conseiller juridique de Patrick Drahi accuse l’homme d'affaires d’organiser la fraude fiscale de certains de ses lieutenants. Il est bien placé pour connaître la combine puisqu’il en a été le bénéficiaire.

    La lettre recommandée qu’il décachette plonge Patrick Drahi dans une colère noire, en cette fin mars 2021. L’homme d’affaires voit derrière la mise en demeure qui vient d’échouer dans sa boîte aux lettres une tentative de chantage de l’ancien conseiller juridique de son groupe, rien de moins. Il jure qu’il ne cédera pas ! Et pourtant : il va céder et signer un accord confidentiel assorti d’un joli dédommagement pour échapper à un grand déballage devant les tribunaux.

    Au fil des quatre pages de cette mise en demeure, repêchée par StreetPress, Reflets et Blast dans les DrahiLeaks, Michel Matas retrace son parcours professionnel dans l’entreprise. Il est de 2000 à 2004, l’avocat de Patrick Drahi « dans les dossiers télécoms ». Le 19 juillet 2005, il entre au service exclusif de Patrick Drahi et devient son conseiller juridique principal. La rémunération est des plus confortables : un fixe annuel de 130.000 euros (hors taxes) auquel peut s’ajouter jusqu’à 50.000 euros de « variable ».

    Mais surtout le deal inclut une prime de 600.000 euros si Michel dépasse les cinq ans au service de Drahi et qu’il va encaisser en plusieurs fois. « Les modalités de versement de cette prime étaient explicitement mentionnées, sur ta proposition, “selon des modalités fiscales à déterminer” car tu m’avais expliqué à l’époque qu’un versement en Suisse éviterait tout impôt mais qu’on ne pouvait pas l’écrire comme ça », retrace l’ex-conseiller juridique qui reconnaît avoir accepté les modalités du deal sans broncher.

    Un compte bien garni

    Pendant les premières années, tout fonctionne à merveille. Michel Matas donne entière satisfaction à Patrick Drahi, qui le remercie par des primes coquettes : 200.000 euros en 2006 puis 194.286 euros en 2008. Et comme convenu, ces modestes étrennes sont à chaque fois versées « en Suisse sur un compte ouvert auprès de ton établissement personnel (…) Schroders, sans même que nous ayons eu à nous déplacer ». Les 50.000 euros de rémunération annuelle variable vont eux aussi atterrir sur ce compte en Suisse, alors même que Michel Matas habite en France.

    Le conseiller juridique ne serait pas le seul salarié d’Altice à bénéficier de ce montage acrobatique. Matas détaille, en citant à titre d’exemple l’un des plus hauts cadres du groupe (1) :

    « Je n’étais pas familier de ce type d’opération mais comme je savais ton attachement à des versements en Suisse et que d’autres managers du groupe percevaient une partie de leur argent en Suisse ou au Luxembourg. »

    Et, de fait, StreetPress, Reflets et Blast ont identifié plusieurs salariés du groupe, notamment des cadres de Altice Management international, qui ont touché tout ou partie de leur rémunération en Suisse alors qu’ils habitent en France. Sur certaines fiches de paie, c’est même l’adresse de l’entreprise qui apparaît en lieu et place du domicile personnel (2).

    Redressement fiscal

    Il n’est pas illégal en soi d’être domicilié en France et de percevoir de l’argent en Suisse, à condition d’en informer les services fiscaux hexagonaux… Ce que n’a pas fait l’ancien directeur juridique. Il le confesse dans son courrier à l’attention de Patrick Drahi :

    « En 2014, Bercy annonce la création d’une cellule de régularisation des comptes en Suisse et annonce qu’elle va poursuivre tous les fraudeurs. Je contacte un avocat fiscaliste et déclare mon compte en 2014 et signe une transaction avec l’administration en 2016. »

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    Extrait du courrier rédigé par M. Matas. / Crédits : Source DrahiLeaks

    Il ne s’est pas pour autant totalement sorti de l’ornière fiscale. En 2009, Patrick Drahi lui aurait offert un nouveau bonus de 250.000 euros. « Tu m’indiquais à cette époque que plutôt que de recevoir cet argent, tu l’investirais pour moi dans ton véhicule friends and family [une structure juridique qui regroupe les parts des cadres du groupe, ndlr.] », raconte Matas, et poursuit :

    « Mais que nous ne pouvions pas signer de papier car tout cela était problématique du point de vue fiscal. »

    Si l’on en croit ce courrier, Patrick Drahi savait ses montages illégaux. Et au moment où Matas veut récupérer sa mise, son patron va, semble-t-il, lui proposer une nouvelle opération illégale.

    Le faux crédit

    En 2010, Matas quitte le groupe car, dit-il, il n’a pas de bon rapport avec le nouveau directeur général. Dans un premier temps, il ne quitte pas totalement le giron d’Altice puisqu’il est chargé de développer des franchises de la filiale Numéricable. « L’aventure (…) n’a pas fonctionné », reconnaît Matas. Il rend son tablier en 2012 pour finalement revenir en 2018 en tant que directeur juridique.

    L’année suivante, Matas divorce. Il a alors « désespérément besoin d’argent pour racheter la part de l’appartement de [sa] future ex-femme ». Il se tourne vers Drahi pour récupérer son investissement et « les millions » qu’il imagine avoir généré. Patrick Drahi voit ça d’un autre œil : l’homme d’affaires estime qu’il ne lui doit rien de plus que les 250.000 euros de départ. Mais comme Matas a, dans le cadre de son divorce, « besoin d’environ 600.000 euros », Drahi consent à lui prêter la différence.

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    Extrait du courrier rédigé par M. Matas. / Crédits : Source DrahiLeaks

    L’opération va permettre de rapatrier au passage les 250.000 euros placés en Suisse sans alerter les services des impôts français. Drahi propose à Matas d’établir une convention de prêt pour un montant officiel de 650.000 euros. Les 400.000 euros, effectivement prêtés, doivent être remboursés par tranche annuelle de 50.000 euros. Les 250.000 euros restants, qui correspondent à l’argent que Drahi devait à Matas, « ne seraient jamais remboursés ». Le montage est parfaitement illégal mais le directeur juridique aurait cédé :

    « Je n’étais évidemment ni content ni d’accord mais je savais surtout que je n’étais pas en position de discuter car tu étais (…) mon patron, et que se faire virer en période de divorce n’est pas une idée géniale. »

    La convention est signée le 10 janvier 2020 (3). Il va à nouveau quitter le groupe peu de temps après en réclamant ce qu’il estime être son dû : soit les « millions » d’intérêts générés par son placement. Michel Matas conclut sa mise en demeure par une menace à peine voilée :

    « Je suis navré d’en arriver là, je n’ai aucune envie de revanche et moins encore d’exposer devant un tribunal nos relations passées et présentes mais tu ne me laisses pas vraiment le choix ; aussi je te prie de considérer la présente comme une mise en demeure au sens de la loi. »

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    Extrait du courrier rédigé par M. Matas. / Crédits : Source DrahiLeaks

    Le grand pardon

    En clair, soit Drahi passe à la caisse, soit Matas le traîne devant les tribunaux. Sauf que le tycoon des télécoms n’a pas vraiment l’habitude de se faire marcher sur les pieds. Il va immédiatement contre-attaquer en saisissant lui-même la justice Suisse pour se faire rembourser la première échéance (50.000 euros).

    Les deux parties vont par la suite s’asseoir à la table des négociations jusqu’à trouver un terrain d’entente. Le 7 mars 2022, ils signent un protocole d’accord qui stipule que Matas s’engage à rembourser 150.000 euros sur les 650.000 qui lui ont été « prêtés ». Le reste, c’est cadeau. En échange :

    « Il renonce à toute prétention ou réclamation, ainsi qu’à toute action ou instance de quelque nature que ce soit à l’encontre de Patrick Drahi ou une société qu’il contrôle. »

    Patrick Drahi n’a finalement pas tenu la promesse qu’il s’était faite : il a cédé. En échange, Michel Matas a renoncé au grand déballage judiciaire. Contacté, le second explique qu’il souhaite laisser cette affaire derrière lui, sans confirmer ou infirmer aucune de nos informations. Patrick Drahi n’a, quant à lui, pas répondu à nos sollicitations.

    (1) Nous n’avons pu confirmer la réalité des rémunérations en suisse de cet autre cadre, c’est pourquoi nous ne publions pas son nom.
    (2) Dans leurs cas, rien ne nous permet d’affirmer qu’ils n’ont pas informé les services fiscaux de ces rémunérations.
    (3) Le contrat est daté du 10/01/19, mais plusieurs autres documents évoquent la date du 10/01/20. Il s’agit probablement d’une coquille dans le contrat initial.

    Contacté, Patrick Drahi n’a pas répondu à nos sollicitations.
    Illustration de Une par Caroline Varon.

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