Maternité de Mamoudzou, Mayotte – Maïna (1) slalome entre le français, le shimaoré et le comorien, aussi bien qu’elle zigzague entre les brancards. Alors, entre deux échographies, la sage-femme aux urgences gynécologiques du Centre Hospitalier de Mayotte (CHM) se fait interprète pour ses consoeurs qui lui demandent de l’aide pour comprendre ce que disent les patientes sur le point d’accoucher. Avec 11.795 naissances en 2022 – 18% de plus qu’en 2021 et un record renouvelé chaque année –, la maternité de Mamoudzou demeure inlassablement la plus productive de France, et même d’Europe. C’est aussi celle qui voit passer le plus de mères de nationalité étrangère : environ trois quarts des naissances y sont données par des Comoriennes, la plupart arrivées clandestinement dans le département.
Avec 11.795 naissances en 2022 – 18% de plus qu’en 2021 et un record renouvelé chaque année –, la maternité de Mamoudzou demeure inlassablement la plus productive de France, et même d’Europe. / Crédits : Marion Joly
Comme les médecins venus de métropole ne sont pas toujours familiers avec les langues locales, c’est Maïna, Alsacienne de 28 ans et le tempérament d’une première de cordée, qui fait les ponts nécessaires. Alors qu’elle empile les carnets de santé qui continuent d’affluer, elle commente :
« On a beau être dans le 101e département français, à Mayotte, tout est différent par rapport à l’hexagone. 90% de la population est musulmane donc ce n’est pas le même rapport au corps, aux soins, à l’intimité… Et puis, le taux de natalité est de cinq enfants par femme pour moins de deux en métropole. »
La maternité catalyseuse des tensions
Une journée type ? Impossible à décrire pour la sage-femme. Au moment où StreetPress la rencontre, il y a presque un an, elle a commencé sa garde à 7h du matin. « Il est maintenant 8h30, j’ai déjà vu 11 patientes, dont une vient d’accoucher juste là », détaille-t-elle en pointant du doigt un brancard collé contre le mur de son bureau, une pièce exiguë destinée normalement aux simples consultations, où seul un rideau blanc cache la vue d’un couloir bondé. À cet endroit, d’autres femmes enceintes attendent leur tour. Deux heures plus tard, ce sont les pompiers qui lui amènent un nouveau-né enveloppé dans une couverture de survie. Sa mère a accouché dans les embouteillages sur le chemin de l’hôpital. « On les a trouvés arrêtés dans une station-service », résume l’un d’eux avant de confier le bambin à une infirmière passant dans le couloir, et de disparaître aussitôt.
Environ trois quarts des naissances y sont données par des Comoriennes, la plupart arrivées clandestinement dans le département, depuis plusieurs mois ou des années, contrairement au discours dominant. / Crédits : Marion Joly
« Nous sommes là pour prendre en charge ceux qui se présentent aux urgences et qui ont besoin d’aide, pas pour contrôler les passeports. » / Crédits : Marion Joly
Cette situation explosive fait de la maternité le catalyseur des tensions importantes qui règnent autour de l’immigration sur l’île. Longtemps, le discours dominant relayé par les pouvoirs publics voudrait que les Comoriennes débarquent avant leur accouchement afin d’obtenir la nationalité française. En a résulté une modification exceptionnelle du droit du sol avec la loi « Asile et immigration » en 2018. Celle-ci ajoute un frein spécifique au territoire insulaire : il faut désormais que l’un des deux parents réside en France de manière régulière et ininterrompue depuis plus de trois mois pour qu’un nouveau-né puisse prétendre naître Français. Une mesure discriminatoire qui rentre en opposition avec l’indivisibilité du territoire de la République. Et qui est, en plus, « complètement déconnectée de la réalité du terrain », assure Maïna, soutenue par des collègues et supérieures. L’une d’elles affirme :
« Dans 99% des cas, les femmes sont là depuis plus longtemps. »
Pas suffisant pour freiner les répercussions sur les orientations politiques de la population. Certaines communes en sont même devenues les bastions du Rassemblement national (RN). À l’image de Bouéni, où le parti d’extrême droite a tutoyé la barre des 70% aux dernières élections européennes. L’idée que Mahorais et Comoriens vivent séparément et de manière imperméable sur Mayotte est bien ancrée. Elle se retrouve dans la communication et la réception de l’opération spéciale baptisée « Wuambushu », l’une des plus importantes expéditions de lutte contre l’immigration jamais menée en France, lancée dernièrement et dont StreetPress vous parlait il y a peu.
À la maternité de Mamoudzou, on manque de tout, en particulier d’effectif. Actuellement, il y a 56 postes vacants dans le service : 48 sages-femmes et huit gynécologues. / Crédits : Marion Joly
Pas là pour contrôler les passeports
Lorsque StreetPress est venu une première fois en immersion dans la maternité, en juin 2022, la trentaine de femmes sans-papiers présentes étaient toutes sur le territoire français depuis au moins un an. En salle d’accouchement, une jeune Comorienne de 26 ans vient de donner naissance à une petite fille. Elle dévoile volontiers son parcours, sous le contrôle rassurant de la sage-femme : « C’est mon quatrième enfant, mon troisième né au CHM. Je suis arrivée à Mayotte il y a quatre ans avec ma fille aînée, depuis Anjouan [une île des Comores]. J’ai rencontré mon mari ici, lui est Mahorais. On s’est mariés traditionnellement, dans la religion, mais pas à la mairie. Il n’y a pas de papiers, ce n’est pas important pour nous. » Maïna, la sage-femme alsacienne, ajoute :
« De toute façon, nous sommes là pour prendre en charge ceux qui se présentent aux urgences et qui ont besoin d’aide, pas pour contrôler les passeports. »
Selon elle, la majorité des patientes de la maternité, même si elles sont clandestines, vivent en couple, ont un logement dans un bidonville, voire un petit travail pour certaines » :
« Elles sont ancrées sur le territoire depuis plusieurs mois voire plusieurs années avant d’être enceintes. »
Droit du sol et droit du sang
Cette surreprésentation de clandestins se retrouve d’ailleurs dans la démographie du département, selon l’Insee, qui calcule que près d’un habitant sur deux serait de nationalité étrangère à Mayotte : des Comores pour l’énorme majorité. Un chiffre certes inédit mais qui aurait donc plus à voir avec l’appel d’air migratoire que provoque l’île en tant que territoire français qu’avec une supposée recrudescence de « bébés clandestins ».
L’idée que Mahorais et Comoriens vivent séparément et de manière imperméable sur Mayotte est bien ancrée. Elle se retrouve dans la communication et la réception de l’opération spéciale baptisée « Wuambushu ». / Crédits : Marion Joly
La ruée vers le droit du sol serait donc un mythe. Quid du droit du sang ? La statistique est cette fois plus ambiguë : si trois quarts des femmes qui accouchent ici sont bien étrangères, plus d’un nouveau-né sur deux a un père français, selon l’Insee. Chose qui se confirme parmi les couples aux écarts d’âge surprenants au CHM, entre très jeunes mères comoriennes et père mahorais quadragénaires. « Bien sûr que les concubinages arrangés existent, à Mayotte comme partout ailleurs. Mais dans les faits, je le vois bien, il n’y a globalement pas tant de situations pareilles… On a tendance à oublier à quel point c’est un sacrifice énorme », argumente Maïna. La combine, si elle existe, resterait donc difficilement chiffrable.
Presque un tiers des postes vacants
Bébés clandestins ou pas, ce qui est sûr, c’est que la maternité de Mamoudzou n’est jamais très loin du craquage. Le service manque de tout, en particulier d’effectif. « Nous avons tellement de mal à recruter que l’hôpital accepte de signer des contrats de trois mois », explique Maïna. Actuellement, il y a 56 postes vacants dans le service : 48 sages-femmes et huit gynécologues manquent à l’appel. Soit presque un tiers des 186 postes du service « pourtant budgétés », s’énerve la toubib :
« Sauf que personne ne veut venir travailler ici. »
Après trois ans dans le service, ce qui en fait une des plus anciennes employées du CHM, Maïna a également pensé à partir. Elle a finalement renouvelé sa présence pour un an et ne veut pas quitter Mamoudzou si sa place « n’est pas remplacée ».
Le personnel, mobile et attiré par la promesse d’une évolution rapide, est plus jeune et moins expérimenté qu’ailleurs. / Crédits : Marion Joly
Il y a pourtant d’innombrables avantages proposés par l’hôpital pour rendre les postes attractifs : allers-retours payés vers l’hexagone, primes d’éloignement, logement de fonction, salaire majoré de 40% par rapport à la métropole… S’ajoute même la mise à disposition d’une voiture de fonction pendant trois mois.
En 2021, seuls 19 postes qualifiés étaient pourvus au pôle « gynécologie obstétrique », pour parfois 40 naissances par jour. Et l’hôpital affichait un taux de renouvellement du personnel médical qui a atteint les 209% la même année, selon un rapport d’activité que nous avons pu consulter. Autrement dit, deux équipes entières ont successivement jeté l’éponge en un an dans un ballet incessant d’atterrissages et de décollages depuis la métropole.
En 2021, l’hôpital a affiché un taux de renouvellement du personnel médical qui a atteint les 209%. Autrement dit, deux équipes entières ont successivement jeté l’éponge en un an. / Crédits : Marion Joly
Le personnel, mobile et attiré par la promesse d’une évolution rapide, est aussi bien plus jeune et moins expérimenté qu’ailleurs. Ainsi, en salle périnatale, deux femmes fraîchement diplômées piquent et repiquent jusqu’à l’épuisement l’avant-bras d’un nouveau-né pour tenter de prélever une goutte de sang et déterminer son groupe sanguin. En salle d’accouchement, des médecins envoyés en urgence recadrent sèchement les équipes tout en effectuant des gestes mécaniques. Arrivés la veille à Mayotte, ils ne resteront que deux petites semaines.
Une suroccupation des lits
Face à ce manque de personnel, les femmes enceintes prennent leur mal en patience dans la salle d’attente de la maternité. Parfois par terre, faute de place dans les lits ou sur les brancards. Selon le rapport interne du CHM, le taux d’occupation des lits de la maternité a atteint 145% en 2021. « Les recommandations nationales pour les services d’obstétrique sont de 85% », souligne-t-il pourtant. La note, habituellement publique, ne l’est plus depuis deux ans.
Face à ce manque de personnel, les femmes enceintes prennent leur mal en patience dans les couloirs de la maternité. / Crédits : Marion Joly
Selon un rapport interne, le taux d’occupation des lits de la maternité a atteint 145% en 2021, alors qu'il devrait être de 85%. Les femmes se retrouvent donc sur les brancards ou même parfois par terre. / Crédits : Marion Joly
En conséquence, certaines parturientes préfèrent rester chez elles jusqu’à ce que les contractions deviennent insoutenables, plutôt que d’attendre de longues heures dans les couloirs d’un hôpital surchargé. L’une de ces Comoriennes, essoufflée par les contractions qui s’intensifient, raconte :
« Je suis partie de chez moi à 6h ce matin pour venir ici, quand j’ai commencé à avoir trop mal… C’est ma mère qui m’a accompagné avec mes affaires, nous avons marché depuis Majicavo Lamir [la ville voisine] pour éviter les bouchons. On a mis trois heures. »
L’infrastructure, elle, n’est pas beaucoup plus adaptée, puisqu’on compte au CHM sept salles d’accouchement pour parfois plus de 40 accouchements par jour. En France, la réglementation encadrant le fonctionnement des maternités est pourtant claire : le nombre de salles de travail par établissement doit être adossé au volume d’activité. Une salle est nécessaire pour 500 accouchements, jusqu’à 3.000 accouchements par an. Au-delà des 3.000 premières naissances, c’est une salle pour 1.000 accouchements par an. La maternité de Mamoudzou devrait donc en compter au moins 13 pour fonctionner normalement… soit le double d’aujourd’hui !
La maternité de Mamoudzou compte moins du double des salles d'accouchement qu'il lui faudrait. / Crédits : Marion Joly
« Dans 99% des cas, les femmes sont là depuis plus longtemps. » / Crédits : Marion Joly
Finalement, c’est aussi un profond manque de maillage territorial qui fait de ce service le plus saturé de France. Car à Mayotte, sur cinq hôpitaux, un seul est fonctionnel et en mesure d’assurer les accouchements.
(1) Le prénom a été changé
Reportage de Pierre Terraz et photos de Marion Joly
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