Quartier de la Meinau, Strasbourg (67) – À la nuit tombée, sous plusieurs portes de garages, des filets lumineux trahissent la présence d’habitants. Il suffit d’y toquer pour qu’elles s’ouvrent, timidement d’abord, puis plus franchement une fois quelques mots échangés, en géorgien de préférence. En cette fin de mois de février. Ils sont une dizaine à y vivre – cinq familles en tout. Entre une et trois personnes par garage qui attendent que le 115 ou l’Office français de l’Immigration et de l’Intégration (OFII) leur propose un hébergement plus stable. Après presque un an d’occupation, ils vont finir par obtenir gain de cause. Quelques jours après la visite de StreetPress, les pouvoirs publics vont enfin les orienter vers des foyers gérés par Adoma, une société qui propose des solutions d’hébergement pour les personnes en difficulté.
Les familles qui vivaient dans des garages de Strasbourg ont pu être enfin relogées. / Crédits : Camille Balzinger
Edisher, la soixantaine passée, est le vétéran des habitants. Il a le regard fatigué et la parole lente. Il a mal au poignet gauche et s’excuse plusieurs fois de ne pas avoir pu ranger convenablement les neuf mètres carrés qui lui servent de logement, depuis le 16 mars 2022. Usé par le froid et son état de santé, il conserve des légumes à l’entrée du garage en face d’un frigo presque vide. Pour isoler un peu son chez-lui, il a placé de la mousse sur le cadre de sa porte en tôle.
Edisher, la soixantaine passée, est le vétéran des habitants. Il a le regard fatigué et la parole lente. / Crédits : Camille Balzinger
Diagnostiqué d’un cancer du rectum, il est opéré en 2018 en Géorgie et arrive en France un an plus tard. « On m’a enlevé cinq centimètres de rectum », explique-t-il. L’ancien chauffeur-livreur originaire de Batoumi, une ville côtière, vient demander l’asile après un problème d’héritage et un conflit avec le gouvernement : « Je n’ai plus personne là-bas, pas de famille, pas d’enfant ni de compagne. » Il sourit :
« J’aimerais me marier, mais il n’y a pas de candidate. »
Depuis son amputation abdomino-périnéale, Edisher se déplace difficilement et porte en permanence une poche dans laquelle sont récoltées ses matières fécales. « J’aurais dû avoir deux opérations en Géorgie, mais j’ai dû m’enfuir avant la seconde », explique-t-il. « Je ne peux manger que des choses liquides. »
Usé par le froid et son état de santé, Edisher conserve des légumes à l’entrée du garage en face d’un frigo presque vide. Pour isoler un peu son chez-lui, il a placé de la mousse sur le cadre de sa porte en tôle. / Crédits : Camille Balzinger
Suivi aux hôpitaux universitaires de Strasbourg depuis son arrivée, Edisher est titulaire d’une carte d’invalidité délivrée par la maison départementale des personnes handicapées. Mais il n’a plus de carte d’assurance-maladie, dont il a demandé le renouvellement en novembre 2022. Sans cette dernière, il économise les médicaments, car ceux-ci sont seulement remboursés à 75 %. Sans aucun revenu, Edisher doit trouver des façons de se nourrir et de se déplacer aussi gratuites que possible.
L’immeuble juste derrière les garages est lui aussi squatté. Alors pourquoi s’est-il installé là ? « Monter les étages tous les jours m’est difficile », avoue-t-il. Pour les toilettes et la douche, il va parfois dans un appartement du premier étage de l’immeuble occupé. L’effort est conséquent, il n’y monte qu’une fois toutes les deux semaines pour se doucher complètement.
L’immeuble juste derrière les garages est lui aussi squatté. / Crédits : Camille Balzinger
Edisher s’aide d’un vélo pour se déplacer. Pas pour y pédaler, pour l’utiliser comme déambulateur. Il n’a pas le temps d’avoir de loisirs. Entre ses soucis de santé, les expéditions pour chercher de la nourriture dans les associations alentour et les rendez-vous avec son assistante sociale, il n’a de toute façon, pas la tête à ça. Sauf le soir, avant de dormir sous plusieurs couvertures chaudes qu’il récupère depuis un an dans le noir le plus complet. Car dans les garages, il n’y a pas de fenêtres.
« Monter les étages tous les jours m’est difficile », confie Edisher. / Crédits : Camille Balzinger
Des malades de tout âge
Il apprend le français en écoutant des cours audio. « C’est nécessaire pour m’intégrer », explique le sexagénaire qui faute de pouvoir communiquer correctement n’a pas pu devenir bénévole au Secours populaire. Sa priorité, avant de changer de logement, ce sont les papiers, explique-t-il. Une fois ceux-ci obtenus, Edisher veut être soigné correctement puis se remettre à travailler dès que sa santé lui permettra à nouveau.
Beso, 13 ans, est lui aussi malade. Lui aussi vient de Géorgie. « On ne savait pas ce qu’il avait là-bas », explique son père Oleg. Avec sa femme Sopibo, ils vivent à trois dans le garage attenant à celui d’Edisher depuis novembre 2022. Leur espace est moins aménagé que celui d’Edisher : un canapé, un chauffage électrique et des étagères agrémentées de crochets auxquels pendent des habits divers. À l’entrée, un matelas de mousse plié sur lui-même qui sert tantôt d’assise pour les invités, tantôt de lit.
Beso a 13 ans et est atteint d’une maladie orpheline liée à son neuvième chromosome. / Crédits : Camille Balzinger
C’est surtout pour chercher des médecins capables de diagnostiquer leur fils qu’ils ont tout quitté. Il a des troubles de l’attention et communique difficilement. Incapable de suivre les cours à l’école régulière, il est tout le temps avec ses parents. Après quelques mois à Strasbourg, Beso est diagnostiqué par l’équipe des hôpitaux universitaires de Strasbourg : le jeune homme est atteint d’une maladie orpheline liée à son neuvième chromosome. Un soulagement pour la petite famille. L’adolescent peut enfin être pris en charge correctement. Sans papiers, leur situation reste ultra précaire. Ils attendent leur audience pour demander l’asile auprès de l’Office français pour la protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA).
Pas d’école au squat
Beso ne va pas à l’école. Ni Oleg ni Soibo ne travaillent – ils n’en ont pas le droit.. De toute façon, leur garçon a tout le temps besoin d’eux. Pendant que la famille répond à nos questions, Beso mange des céréales à même le paquet avant de se ruer vers son père et de se lover dans ses bras. En fin de journée, la mère est en mission lessive. Impossible de laisser le jeune homme seul, les deux parents se répartissent donc les rendez-vous médicaux, administratifs, et les tâches du quotidien. Même s’ils touchent l’allocation aux demandeurs d’asile, cela leur suffit à peine pour vivre.
Beso avec sa maman. Il ne va pas à l’école et ni Oleg ni Soibo ne travaillent : ils n’en ont pas le droit. / Crédits : Camille Balzinger
Oleg et Sopibo, vivent à trois avec Beso dans le garage attenant à celui d’Edisher depuis le mois de novembre 2022. / Crédits : Camille Balzinger
Pendant qu’Oleg nous raconte son histoire dans la lumière jaune du garage, un rassemblement s’est formé dehors. Rue de Bourgogne, beaucoup de squatteurs sont originaires de Géorgie ou d’Arménie. Ils parlent surtout dans leurs langues maternelles, parfois en russe. Parmi les curieux, Zaza, 55 ans. Lui est originaire de Koutaïssi en Géorgie. Il est accompagné de son fils, Kabuki. À 16 ans, il ne va plus à l’école. Il a essayé, mais l’a quittée en septembre 2022, tout juste après être entré en 4ème. « J’ai été harcelé au collège et j’ai honte de vivre dans un garage, on n’est pas du même monde », élude-t-il. S’il devait retourner suivre un enseignement, il préférerait apprendre tout de suite un métier :
« Peut-être mécanicien, comme mon père. »
Des appels incessants au 115
Son père et lui sont depuis « trois ans et huit mois » en France. Après que leur demande d’asile ait été refusée en 2021, ils ont dû sortir du centre d’accueil pour demandeurs d’asile et trouver, seuls, un moyen de ne pas dormir dehors.
« Parfois, le 115 répondait et nous proposait un hôtel pour quelques nuits, mais jamais rien de plus long. »
Las de déménager régulièrement, ils ont emménagé dans un garage encore plus nu que celui d’Oleg, en août 2022. « Il n’y avait plus de place dans les appartements du squat et il faisait trop chaud pour être dans une tente », précise le jeune.
Dans la petite pièce, un projecteur blanc éclaire un mur gris. Pour meubles, il n’y a qu’une table basse et un lit queen size en bois massif. Aujourd’hui encore, le duo tente de joindre le 115 jusqu’à une dizaine de fois par jour. Amusé, Zaza montre l’historique de ses appels qui se composent en effet principalement du numéro à trois chiffres.
Après un malaise en octobre 2022, Zaza, à gauche, est hospitalisé : « Je parle difficilement maintenant et j’ai du mal à me souvenir de tout ». / Crédits : Camille Balzinger
Lui aussi est malade. Après un malaise en octobre 2022, Zaza est hospitalisé et suivi depuis par un neurologue aux hôpitaux universitaires de Strasbourg. « Je parle difficilement maintenant et j’ai du mal à me souvenir de tout ». Il est aussi suivi pour une maladie aux testicules pour laquelle il a été opéré en 2021 et le sera à nouveau en 2023. Pour se changer les idées, il écoute de la musique qui le fait sourire, comme Adriano Chelentono qui lui rappelle son enfance. « C’est très vieux, personne ne connaît ça chez vous », explique-t-il avant de chantonner quelques notes.
Le 2 mars, l’ensemble de ces familles ont été relogées à Strasbourg dans des résidences gérées par Adoma. Les 200 personnes qui habitent le bâtiment attenant, elles sont toujours là.
Merci à Lali et Alexeï, habitants du squat Bourgogne, pour leur traduction en géorgien et en russe.
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