Place de Clichy, au nord de Paris – Il est 18 heures passées. Un groupe d’hommes encercle un thermos fumant. Chacun tient dans la main un petit verre en plastique rempli de thé chaud. Ils sont livreurs à vélo ou en scooter, de repas à domicile. Certains attendent la prochaine course, d’autres sont juste là pour passer un moment avec leurs anciens camarades de livraison. Début septembre, UberEats, la principale plateforme de livraison de repas, annonçait avoir déconnecté près de 2.500 comptes après avoir « identifié des utilisations frauduleuses » de l’application, explique à l’AFP un porte-parole. Il s’agit essentiellement de faux livreurs, soupçonnés de sous-louer leurs comptes à des travailleurs en situation irrégulière. Depuis, l’entreprise a procédé à des nouvelles déconnexions. Elles concernent désormais aussi des livreurs sans papiers, passés par l’Italie, qui s’étaient créés un statut d’auto-entrepreneur, nécessaire sur les plateformes, en s’appuyant sur des cartes d’identité italiennes non-valables à l’étranger. La sous-location de comptes n’a pas pour autant disparu. Sur Facebook, on trouve même des groupes dédiés à ce business. Désormais, la demande a dépassé l’offre. Les prix explosent.
Le prix des sous-locations explose
Affaissés sur leurs scooters, Sabri et Ahmed, deux jeunes de 24 ans venus d’Algérie, racontent en avoir fait les frais. « Pas le choix », soupire le second, derrière son cache-cou qui lui couvre à moitié la bouche. Sabri, livreur depuis un an, a trouvé une sous-location de compte UberEats sur Facebook. Il paie 150 euros par semaine. Ahmed, qui a commencé il y a deux ans à travailler sur la même plateforme, s’est débrouillé avec le bouche-à-oreille. Le marché des sous-locations est aussi souterrain et se fait souvent au sein même des communautés, par des « grands frères » ou « cousins », comme ils aiment les appeler. Ahmed quant à lui, débourse 130 euros par semaine. Un bon prix, assure-t-il. Certains reverseraient jusqu’à 200 euros. La vente de comptes est aussi possible, mais semble plus rare. Il faudrait compter 2.000 à 3.000 euros, contre 1.000 il y a quelques mois. Parfois, les livreurs paient aussi un pourcentage sur ce qu’ils gagnent : jusqu’à 50%, selon des livreurs. Et comme les comptes restent au nom du loueur, le locataire est sous contrôle. « Parfois, quand tu travailles plus, ils te demandent plus. Plus 20, plus 30, plus 40 euros maximum », détaille Ahmed. Sabri, en train de ranger un sac McDonald’s derrière son deux-roues, abonde :
« Quand je travaille beaucoup, il me demande jusqu’à 170 euros. »
Avec l’explosion des prix, certains ont décidé de s’orienter vers d’autres plateformes. C’est le cas de Bourema, qui, en se réveillant un matin de septembre, a appris après cinq ans de travail, par un simple mail, que son compte UberEats avait été déconnecté. « J’avais fait 15.000 courses avec ce compte-là. Je le payais chaque semaine 100 euros. Quand ça ne l’a plus arrangé, d’un coup Uber m’a banni de la plateforme », se rappelle-t-il. « Je me suis dit que la seule solution était d’aller faire la même chose encore. J’ai loué le compte d’un ami chez Deliveroo, mais un jour, il m’a dit qu’il voulait augmenter le prix à 150 euros. Je n’ai pas accepté. J’ai été obligé de prendre un compte chez Stuart, à 120 euros la semaine. » Mais Stuart compte moins d’utilisateurs. « Ça ne sonne pas. Si tu ne te réveilles pas à 7h du matin, tu n’as rien de la journée », explique le trentenaire originaire du Mali. Cela fait plus de trois heures qu’il a commencé à travailler et il vient tout juste de recevoir sa première commande.
Dans la livraison depuis 2017, Bourema ne sait même plus combien de comptes il a utilisés. Les livreurs sont en effet soumis au bon vouloir des loueurs, et donc aux arnaques : « Parfois, la personne décide du jour au lendemain d’arrêter, ou de donner le compte à quelqu’un qui peut payer plus. Donc tu es obligé de relouer encore. D’autres fois, tu peux travailler des semaines et le propriétaire du compte, au moment de te payer, disparaît. Il change les coordonnées et tu n’as pas l’argent ni rien. Tu ne peux même pas aller voir la police, donc tu te tais », raconte-t-il.
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Tout est à leurs frais
Le téléphone de Sabri sonne : « 3,4 kilomètres, 5,60 euros. Moi ça me fait deux euros d’essence », se désole-t-il. À peine 3,60 euros de bénéf. Mais il accepte, résigné. Alors que depuis la fin des restrictions sanitaires les commandes se font moins fréquentes, ces prix permettent à peine aux livreurs de survivre. Ceux interrogés expliquent faire plus ou moins 1.000 euros par mois en moyenne de chiffre d’affaires. Un peu plus en scooter. Mais il faut payer le véhicule, l’assurance et le prix de l’essence. « C’est entre 10 et 15 euros par jour le gasoil », confirme Ahmed qui a commencé sa journée à 8 heures du matin mais va rester travailler jusqu’à minuit au moins. « J’habite avec un ami et je paye 350 euros par mois de loyer. 520 euros le compte, 10 euros le gasoil la journée… quand ça sonne pas il te reste 20 euros [par semaine] dans la poche pour manger et c’est tout », résume-t-il. Et les amendes ? Impossible de les payer. « Comment je peux payer ça ? » se demande le jeune qui vient quand même d’offrir un paquet de cigarettes à son ami. Lui, qui, en Algérie, évoluait dans les sélections jeunes de l’équipe nationale de basket, a aujourd’hui « arrêté de jouer à cause du travail ».
Pour ne pas avoir à payer l’essence, Bourema, lui, loue aujourd’hui un vélo électrique à 80 euros par mois. Les plateformes, comme Uber Eats ou Deliveroo, proposent des réductions en partenariat avec des marques de vente et de location de vélos, ainsi que d’accessoires et d’outils de réparation. Un pansement sur une jambe de bois pour les livreurs sans papiers, soumis à tous les aléas du métier et peu protégés par les assurances. « Cette semaine, on m’a volé mon vélo », raconte Bourema. « J’ai été obligé de payer 200 euros, les 200 euros que j’ai fait la semaine passée, pour en récupérer un autre. Maintenant comment manger et comment payer ma maison ? Il me faut un vélo en premier, pour m’occuper des autres problèmes », pointe-t-il en rangeant son sac Picard, moins cher et plus résistant que ceux des plateformes que l’on peut trouver à 50 euros en moyenne en vente sur Facebook.
Il y a aussi les frais médicaux. Renversé par une voiture il y a un mois, Bourema a aussi dû prendre en charge sa visite à l’hôpital. Sans assurance maladie, beaucoup de livreurs victimes d’accidents évitent d’aller chez le toubib et préfèrent se soigner eux-mêmes. Mais le livreur malien, « crachait du sang partout », se souvient-il.
La peur au quotidien
Chaque jour, avant de se connecter sur l’application, les livreurs UberEats sont aussi obligés d’aller voir leur loueur pour qu’il se prenne en photo sur l’application. Uber Eats a en effet mis en place depuis 2019 un système d’identification en temps réel qui demande aléatoirement aux livreurs de se prendre en « selfie », désormais plusieurs fois par semaine. La plateforme peut aussi détecter si la reconnaissance faciale est effectuée à partir d’un autre téléphone. Les livreurs doivent donc pouvoir rencontrer régulièrement le propriétaire du compte car, si les photos ne correspondent pas, ce dernier est suspendu et puis désactivé. La plateforme Deliveroo a aussi commencé depuis peu à utiliser ce système, d’après les livreurs.
Avec les contrôles d’identité, les contrôles policiers sont aussi une source de stress majeure pour les livreurs, en particulier depuis le début des suppressions de comptes cet été. « Il suffit de voir la police pour que tout bascule. On a peur mais on fait avec, c’est notre quotidien », confie Bourema qui a été contrôlé plusieurs fois ces derniers mois mais n’a jamais été retenu. Sabri et Ahmed n’ont pas eu la même chance et ont passé quelques nuits au commissariat. Dans ce cas-là, il y a le risque d’être expulsé mais celui aussi de voir son compte sauter. Ahmed explique :
« S’ils voient les coordonnées du compte, ils le signalent et le compte est bloqué directement. Et le lendemain je n’ai pas de travail. »
Alors par deux fois, il a fait le choix de casser son téléphone avant qu’il ne tombe entre les mains des fonctionnaires de police. Leur seule arme, des groupes sur les réseaux sociaux qui leur permettent de se tenir informés sur les contrôles dans les différents quartiers de Paris.
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Depuis septembre, le collectif « UberEats En Colère », aux côtés du Clap (Collectif des Livreurs Autonomes des Plateformes) a manifesté cinq fois pour demander la régularisation des livreurs sans papiers. Sans succès pour l’instant. Entre les conditions de sous-locations et les conditions de travail, beaucoup de livreurs ont le moral en berne. Beaucoup ont entendu parler de la « loi Darmanin » qui permettrait d’instaurer un titre de séjour temporaire pour les « métiers en tension ». Pour toutes ces raisons, ils sont nombreux à tenter de se reconvertir dans la cuisine, le ménage ou le BTP, comme Aboubakar. L’Ivoirien a arrêté la livraison depuis qu’UberEats a désactivé son compte en novembre, car il utilisait une carte d’identité italienne. Il a travaillé un peu dans le bâtiment mais il n’a pas été gardé. Mais aujourd’hui, il a le sourire. Ce soir, il vient fêter avec ses amis livreurs la naissance, le matin même, de ses deux jumeaux. « On attend que Dieu nous donne les papiers », confie-t-il.
Contacté par StreetPress, UberEats assure avoir « attiré l’attention du Gouvernement sur comment faciliter la régularisation des travailleurs indépendants », qui aujourd’hui n’est possible que pour « les travailleurs illégaux employés en tant que salariés ».
Image de Une : photo d’illustration d’un chauffeur-livreur Uber Eats qui roule le long d’Oxford Road prise en mai 2017 via WikimediaCommouns. Certains droits réservés.
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