Tribunal judiciaire de Paris – Ce 28 février 2023, une cinquantaine de syndicalistes CGT sont venus soutenir leurs quatre anciens camarades salariés de RTE, la filiale d’EDF dans le transport d’électricité. Un car entier a été affrété de Lille (59) pour l’occasion. Âgés de 32 à 36 ans, les quatre prévenus travaillent tous au sein de l’antenne de Valenciennes (59). Avant d’être licenciés, ils étaient techniciens chargés de la maintenance. Ils sont jugés ce jour pour entrave et intrusion dans un système de traitement automatisé de données.
Ces cégétistes ont participé à un mouvement de grève national courant de février à décembre 2022, pour réclamer des augmentations de salaires en pleine inflation. Manifester quand on est un salarié de RTE, ce peut être couper le courant ou fausser la signalétique du réseau. Une pratique courante dans le syndicalisme de l’entreprise. « Depuis au moins 30 ans », souligne un leader du mouvement social.
Mais cette fois, la réponse de l’entreprise a été inédite : la DGSI s’est chargée de l’affaire et les quatre salariés ont passé 76 heures en garde-à-vue en octobre. Devant le tribunal, les soutiens présents craignent un procès pour l’exemple, visant à décourager les salariés de rejoindre les actions de lutte pour leurs conditions de travail. Un délégué syndical s’inquiète :
« Si ces derniers sont condamnés, cela créera un dangereux précédent. »
StreetPress s’est procuré un rapport d’experts, mandatés par le CSE de l’entreprise, pour évaluer les risques de cybersécurité après cet épisode de grève. Leurs conclusions sont sans équivoque : les sanctions de RTE vis-à-vis de ses salariés apparaissent « totalement disproportionnées » et « la qualification de cybercriminalité et la sollicitation de la DGSI par RTE n’ont aucun sens dans un contexte de revendication sociale ».
Rappel des faits
Le procès commence sur un rappel des faits. Le 4 octobre 2022 : La DGSI débarque au domicile des quatre salariés de RTE, avec des moyens dignes d’une perquisition pour attentat terroriste. Embarqués à Paris dans les locaux des services secrets, ils sont interrogés pendant presque quatre jours. Leur tort selon la filiale d’EDF ? Avoir passé 25 postes « en local ». Dans le jargon, ça veut dire que les grévistes ont rendu invisible du réseau Internet les transformateurs qui permettent de transmettre le courant. La combine n’entraîne ni coupure de courant ni mise en danger des installations. Elle force toutefois le centre de commande – la RTE – à envoyer un technicien sur place, pour gérer cette commande impossible à diriger à distance quand elle est invisible.
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Chaque année, 2.600 pertes de télé-conduite sont constatées sur toute la France, soit dix par jour en moyenne. Rien d’anormal donc, dans l’invisibilisation de ces transformateurs. Pourtant, pour cette action syndicale commune selon les responsables syndicaux, RTE a fait des pieds et des mains pour que le dossier soit traité par la DGSI plutôt que par la police locale, comme le révélait StreetPress un mois plus tard. L’enquête a conduit les quatre salariés – tous licenciés par leur employeur le 15 décembre dernier – devant la justice.
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Un rapport d’expert contredit l’enquête et RTE
Une heure pleine de l’audience est consacrée au décryptage d’un rapport d’experts, largement en faveur des quatre accusés. StreetPress se l’est procuré et le publie ci-dessous. Le cabinet d’expertise Progexa a été mandaté par le CSE central de l’entreprise (Comité Social Économique, instance qui représente le personnel) pour évaluer les risques de cybersécurité après l’arrestation des quatre salariés.
« Manière forte » sont les mots des experts pour qualifier les décisions de RTE sur le mouvement social et les quatre prévenus. Dans leurs conclusions, ils expliquent que les sanctions de l’entreprise apparaissent « totalement disproportionnées à des actes qui n’ont absolument pas mis le réseau en danger ». Les actions des grévistes seraient à « replacer dans un contexte de climat social tendu au sein de l’entreprise » et « appartenant également à l’histoire sociale de l’entreprise ». Au cours du procès, un des ex-salariés accusés, Jean-Christophe B, tente de contextualiser les événements :
« On a fait des grèves, des blocages de chantier et quand on parlait aux directeurs des revendications sociales, cela rentrait dans une oreille et sortait de l’autre »
Les avocats des prévenus rappellent également les revendications d’augmentations salariales des grévistes au moment du conflit social : 80 euros. Le coût pour l’entreprise est évalué à 24 millions d’euros. En 2021, RTE chiffrait 660 millions d’euros de bénéfices. « La qualification de cybercriminalité et la sollicitation de la DGSI par RTE n’ont aucun sens dans un contexte de revendication sociale », ajoute le rapport.
Sollicitée avant l’audience, la filiale d’EDF a renvoyé StreetPress vers un communiqué du mois de décembre. L’entreprise avait alors justifié l’intervention de la DGSI dans le cadre « d’actes de malveillance ». Ajoutant que toutes les questions de StreetPress seraient « abordées à l’audience ».
Le cabinet Progexa qualifie les actions des grévistes de « symboliques », qui n'avaient jamais déclenché « une réponse patronale aussi radicale », en parlant du recours à la DGSI. « La direction de RTE est donc passée de la tolérance à la répression », écrivent-ils. / Crédits : Progexa
L’expertise malmenée par RTE
Coup de poker côté RTE. Un des avocats de la filiale d’EDF tente de présenter Jean-François Lejeune, responsable du rapport de Progexa et présent lors de l’audience, comme partial et proche de la CGT. Un document de l’agence d’experts, que l’avocat dégaine devant les juges, prouverait que le cabinet a travaillé pour l’organisation syndicale. Dans le camp adverse, les cinq avocats de la défense bondissent : le document n’a pas été versé au dossier, il n’a pas à être abordé durant l’audience.
Penaud, l’expert avoue ne pas avoir pu axer le sujet sur la cybersécurité, cheval de bataille de RTE pour que la DGSI mène l’enquête. Il explique face aux juges ce qui apparaît également dans les conclusions du rapport. La direction de RTE n’a pas souhaité accorder d’entretien aux experts. Le cabinet n’a pas pu s’entretenir avec des membres de certains services. Les experts n’ont pas non plus eu accès aux sites stratégiques.
« Pourquoi n’avez-vous pas sous-traité cette analyse cyber-sécuritaire à un cabinet agréé par l’agence nationale pour la sécurité informatique ? », interroge l’avocat de RTE, le très prestigieux cabinet Gide, à l’expert Jean-François Lejeune. « Je ne peux pas aller voir mon sous-traitant si je n’ai aucune information à lui donner sur ce sur quoi je veux le solliciter. Car RTE s’est simplement contenté de me donner des organigrammes et des procès-verbaux », répond l’homme aux cheveux gris et au costume brun.
Cybersécurité contre conflit social
RTE sollicite une directrice juridique à la barre. Si l’entreprise a fait appel à la DGSI, explique-t-elle, ce n’était pas pour casser un mouvement social qui a eu lieu de février à décembre 2022, mais parce que la filiale d’EDF craignait une attaque de cybersécurité. Maître Jérôme Borzakian, avocat d’un des ex-salariés accusés, la questionne : « Confirmez-vous qu’il y a toujours qu’un seul mot de passe pour se connecter dans le système ? » Réponse positive de la directrice. Il relance :
« Vous avez eu peur d’une attaque terroriste. Mais plus de six mois après les faits vous n’avez rien changé ? »
Silence côté de RTE.
Dans son rapport, Progexa souligne que l'intervention de la DGSI à la demande de la direction ne « peut qu'apparaître disproportionnée à l'extrême ». « On ne peut que se demander si RTE ne réagit pas (...) en tant qu'employeur voulant réprimer un mouvement social. » / Crédits : Progexa
Dans son rapport, le cabinet Progexa indique que la qualification d'actes de « cybercriminalité » et la sollicitation de la DGSI par la direction de la RTE n'ont « aucun sens » dans le contexte de revendication sociale que vivait l'entreprise. / Crédits : Progexa
Maître Karsenti, un autre avocat des prévenus, embraye : « RTE sait dès le début que ce n’est pas une attaque terroriste, il sait que ce sont des militants syndicaux et va quand même aller voir la DGSI ». Maître Borzakian insiste :
« Cela n’avait aucune autre fonction que de décourager le mouvement social et de faire peur aux salariés. Croyez-moi, là-dessus, le contrat est rempli. »
Dans le secteur de la région nord de RTE, deux militants syndicaux sont en arrêt de travail à la suite de l’arrestation de leurs collègues par la DGSI. « La direction laisse-t-elle entendre qu’elle mobiliserait les mêmes moyens, et notamment la DGSI, lors de futurs “passages en local” ? », s’interrogent les experts à la fin de la synthèse du rapport.
Synthèse du rapport d'expertise de Progexa sur les actions des 4 ex-salariés de RTE by Garnier on Scribd
Prison avec sursis et 7.000 euros d’amende
Le document a occupé une grande place dans la défense des avocats des prévenus, dans ce procès qui a duré environ près de neuf heures. RTE et ses avocats se sont, eux, attachés à souligner l’action cyber-malveillante de leurs ex-employés grévistes. La procureure semble favorable à ces dernières conclusions. La magistrate a demandé huit mois de prison avec sursis pour trois des quatre prévenus, et six pour le dernier. Pour tous, elle demande également 7.000 euros d’amende. Ironie de la situation, RTE n’a demandé qu’un euro de réparation symbolique à l’encontre des quatre accusés.
La procureure juge qu’il faut savoir « poser l’interdit et juger des infractions pénales, non des hommes, ni des militants syndicaux ». Trois des quatre salariés ont retrouvé un travail et « risquent de le perdre en cas de casier judiciaire », ont-ils indiqué. Le délibéré sera rendu le 28 mars.
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