« Où est-ce qu’on va dormir ce soir ? » demande Yaya (1). Bonnet blanc enfoncé sur la tête, le jeune Ivoirien aura 17 ans dans quatre mois. Un anniversaire qu’il espère ne pas passer dans la rue où il survit depuis déjà un mois et demi. « Mes parents pensent que je suis dans un hôtel, je ne peux pas leur dire la vérité. » La vérité, c’est qu’il a été refusé à l’évaluation de minorité fin novembre à Paris. Il a entamé les démarches pour formuler un recours auprès du juge des enfants. S’il est reconnu mineur, l’Aide sociale à l’enfance (ASE) le prendra en charge. En attendant, aucun hébergement d’urgence n’est prévu. Comme une trentaine de mineurs non-accompagnés à la rue, il a rendez-vous à Hôtel de Ville, où l’association Utopia 56 fournit une aide d’urgence. Mercredi 18 janvier, trois bénévoles sont présents, pin’s vert accroché à leur manteau. Ce ne sera pas de trop au vu de la situation.
Depuis la mi-décembre, les jeunes disent être régulièrement harcelés par la police. Que ce soit à Paris ou en périphérie, les forces de l’ordre leur ordonnent de remballer leurs tentes humides. « La nuit, je ne dors pas. J’attends les policiers », confie Yaya en tirant sur ses cernes. À plusieurs reprises, l’ado de 16 ans et ses camarades ont été chassés par les forces de l’ordre dès lors qu’ils posaient leurs affaires. « Porte de Bagnolet, Gallieni, Bercy… », le mineur liste les endroits qu’il a été contraint de quitter. Des stations de métro qu’il ne connaissait pas encore il y a un mois.
De son côté, Utopia 56 confirme les difficultés d’établir un campement, « du jamais-vu en deux ans », lance Alice, responsable du pôle mineur. Ce durcissement survient après deux mises à l’abri successives, la période de harcèlement policier débutant selon l’asso le 19 décembre. Cette tension a atteint son paroxysme le 24 janvier. Une centaine de jeunes, accompagnés de familles sans-abri, ont organisé une manifestation à Hôtel de ville pour demander un hébergement. La soirée n’a débouché sur aucune mise à l’abri pour les mineurs. À l’inverse, un a été interpellé et quatre autres ont été blessés par les forces de l’ordre selon Utopia 56, présente sur place.
La tension entre les mineurs et la police a atteint son paroxysme le 24 janvier. Une centaine de jeunes, accompagnés de familles sans-abri, ont organisé une manifestation à Hôtel de ville pour demander un hébergement. / Crédits : Pauline Gauer
Lors de la manifestation, un mineur a été interpellé et quatre autres ont été blessés par les forces de l’ordre selon l'association Utopia 56, présente sur place. / Crédits : Pauline Gauer
La police débarque à 1h du matin
Avec ce harcèlement policier, les jeunes ont, au mieux, deux jours de répit. Sinon, ils sont réveillés à l’aube ou en pleine nuit. Selon le journal de bord d’Utopia 56, les mineurs ont d’abord été priés de quitter le boulevard de Bercy mi-décembre. Ils ont ensuite tenté de s’installer près du métro Gallieni, le 28 décembre. Deux jours plus tard, la police leur a demandé de quitter les lieux. Même difficulté lorsqu’ils ont essayé de se poser au square Séverine ou sous le Pont de Bagnolet.
Parfois, les mineurs n’ont même pas le temps de monter leurs tentes. Le 11 janvier, les forces de l’ordre encerclaient le square Séverine vers 21h, obligeant les mineurs à se replier vers le parc de Bercy. Mardi 17 janvier, Yaya et une dizaine de camarades y dormaient : « La police est venue vers 8h du matin. » Il marque une pause et avale son ragoût de légumes servi dans une assiette en plastique transparente. Les Pom’potes en dessert seront distribuées plus tard avec un succès mitigé. Entre deux bouchées, Yaya reprend :
« Une autre fois, ils nous ont réveillé vers 1h du matin. J’ai dû prendre mes affaires et aller m’asseoir sur un banc jusqu’à 8h. »
Comme ses camarades, il a découvert la rue à Paris. Malgré la fatigue, il se rend tous les jours à ses cours de français. « Lundi, mardi, mercredi…», énumère-t-il. Yaya termine par une blague en bambara. Les autres, en cercle autour de lui, rigolent. Tous portent des sacs pleins à craquer. À l’intérieur, le strict minimum et une tente. Faute de campement, ils doivent se les trimballer toute la journée. Avant, ils cachaient leurs affaires et les récupéraient le soir. Une entreprise devenue trop risquée.
Avec ce harcèlement policier, les jeunes ont, au mieux, deux jours de répit. Sinon, ils sont réveillés à l’aube ou en pleine nuit. / Crédits : Pauline Gauer
Parfois, les mineurs n’ont même pas le temps de monter leurs tentes. Ils sont réveillés à l'aube ou en pleine nuit. / Crédits : Pauline Gauer
« Un harcèlement verbal et moral conséquent »
Marie, une bénévole, passe dans le petit groupe. Elle est alpaguée par quelques jeunes qui demandent où ils peuvent dormir ce soir. Moussa (1), K-way vert sur le dos et capuche sur les yeux, dit avoir peur de se faire embêter par les policiers. « De toute façon, ils sont partout », se résigne l’Ivoirien de 16 ans. Les autres acquiescent. Sur le comportement des policiers, leurs avis sont partagés. « Ils sont gentils », souffle Yaya. Il est rapidement coupé par Bakary (1). Du haut de son mètre 85, l’Ivoirien fait signe à ses camarades de se taire avant de prendre la parole. Les autres abdiquent. « Les policiers sont méchants, ils nous délogent tous les soirs », insiste-t-il. Né en 2005 en Côte d’Ivoire, il a commencé son recours juridique fin novembre. Il attend une date d’audience. Avant de remettre ses écouteurs et d’aller chercher à manger, Bakary lâche :
« On pensait qu’on était au paradis en France. Si on avait su, on ne serait pas venus. »
« Les policiers ne sont pas méchants, mais, quand ils arrivent, ils secouent nos tentes et ça fait peur », continue Moussa, joignant le geste à la parole. Le garçon sort son téléphone et montre une vidéo des policiers en train de les déloger. L’un d’eux menace d’utiliser la force s’ils n’obéissent pas. « Nous, on n’arrête pas de filmer, mais ça ne change rien », peste-t-il. Ont-ils entendu des insultes racistes ? Ils font non de la tête. Après un lourd silence, Moussa se lance : « Si, ils nous ont dit de rentrer chez nous. » Utopia 56 confirme que plusieurs jeunes se sont plaints de violences verbales. « Il y a un harcèlement verbal et moral qui est assez conséquent », souligne Alice, chargée du pôle mineur. Pourtant, les jeunes disent avoir eu envie de coopérer avec la police, selon Moussa :
« On a voulu se rendre au commissariat pour trouver une solution, mais on n’a pas osé. »
Utopia 56 confirme que plusieurs jeunes se sont plaints de violences verbales. « Il y a un harcèlement verbal et moral qui est assez conséquent. » / Crédits : Pauline Gauer
« Les policiers sont méchants, ils nous délogent tous les soirs. » / Crédits : Pauline Gauer
Les mineurs obligés de se disperser dans Paris
20h30. Marie revient briser le cercle formé par les jeunes. Cette fois-ci, elle apporte une réponse : « Ce soir, on peut essayer d’aller à Porte de la Villette. » L’association le répète, elle ne fait pas de gestion de campements et chacun est libre de pouvoir dormir où il veut. « La décision leur revient, nous, on leur présente juste les options », dit-elle. L’asso leur propose également des vêtements. Chaque soir, le berlingot d’Utopia 56 contient une caisse destinée aux mineurs. Les attentes sont déçues. « Mon pull est tout le temps sale. Je n’ai pas d’argent pour le laver à la machine », soupire Amadou (1). Arrivé il y a trois semaines, le Guinéen réclame une veste. Il n’y en a plus. Depuis deux jours, l’adolescent est malade. « Regardez, je n’ai que des médicaments dans mon sac », dit Amadou d’une voix presque inaudible. Derrière lui, d’autres jeunes veulent des couvertures. Ce soir, le thermomètre affiche 1°C.
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Pour ne rien arranger, certains mineurs se plaignent de s’être fait voler leurs affaires par les forces de l’ordre. Le 10 janvier, les policiers présents dans le square Séverine les auraient empêchés de récupérer leurs effets personnels et leurs tentes. « Le lendemain, on est revenu pour prendre nos affaires, mais il n’y avait plus rien », s’agace Bakary, de retour avec une assiette fumante. Ce soir, il dormira à Gallieni, tout seul. Conséquence du harcèlement policier, plusieurs mineurs font bande à part, comme Alpha (1), 15 ans. Depuis fin novembre, il a été confronté à la police trois fois :
« Ce n’était pas comme ça en Espagne. Là-bas, nous étions logés. Je ne comprends pas ce qu’il se passe ici. »
Il vient d’enchaîner une cinquième nuit blotti contre le mur d’une boulangerie, à Porte de Vincennes. « Un peu de chaleur sort de l’établissement », sourit-il. Lui aussi se serait fait voler son Sheltersuit. Cette veste imperméable au vent et à l’eau offre la possibilité d’y fixer un sac de couchage. « Avec ça, je pouvais dormir quelques heures », dit-il enveloppé dans une grande parka jaune insuffisante pour le protéger du froid.
Pour ne rien arranger, certains mineurs se plaignent de s’être fait voler leurs affaires par les forces de l’ordre. / Crédits : Pauline Gauer
Laisser un campement pour les jeunes « leur permet de se regrouper tous ensemble, de leur donner de la force », indique Utopia. « Seuls, ils sont plus vulnérables et il y a un risque qu'ils se fassent attirer par les réseaux. » / Crédits : Pauline Gauer
« Ils nous ont dit qu’il fallait trouver des associations en dehors de Paris »
Vers 21h, Alpha s’en va. Les autres suivent les trois bénévoles dans le métro, direction la ligne 8. Ils se répartissent dans deux rames. Une dizaine d’arrêts plus tard, ils reprennent leurs sacs et leurs couvertures dans les bras. Lorsqu’ils se rapprochent du spot, ils se divisent en deux groupes. Objectif : être discret. Une fois sur place, Alice du pôle mineur d’Utopia organise une réunion. Quelques questions plus tard sur leurs recours en minorité ou la situation avec la police, les jeunes finissent de monter leur tente deux par deux. Les nouveaux demandent de l’aide. L’un d’eux craque. Si les associations réclament une mise à l’abri, laisser des mineurs non accompagnés sans possibilité d’installer un campement s’avère encore plus dangereux. « Le campement leur permet de se regrouper tous ensemble, de leur donner de la force. Ça leur permet de moins déprimer. Seuls, ils sont plus vulnérables et il y a un risque qu’ils se fassent attirer par les réseaux », explique Alice. Cette nuit, les policiers ne viendront pas. Un répit de courte durée.
Deux jours plus tard, les exilés sont de nouveau chassés de la Porte de la Villette. « Dix ou quinze policiers sont venus à 2h du matin pour nous prier de partir. Ils nous ont dit qu’il fallait trouver des associations en dehors de Paris », raconte Ousmane (1), un Guinéen de 16 ans, vidéo à l’appui. Où sont ses camarades ? Il ne sait pas. Certains ont fui à la vue des policiers. D’autres ont tenté de négocier avec eux pour trouver une solution. « Il y a un jeune qui a mal à la jambe, il n’arrive pas à marcher. On a essayé de lui faire un feu pour le réchauffer, mais son état risque d’empirer », s’inquiète celui qui a été refusé par le pôle d’évaluation de Bobigny la veille. Ousmane passera sa journée à la Halte humanitaire, centre d’accueil de jour, géré par l’Armée du Salut. La nuit tombée, il devra se débrouiller pour trouver un lieu où se poser. « Je ne dors pas depuis trois jours et ma maman commence à être inquiète », se plaint-il. Il retournera Porte de la Villette avec quatre autres jeunes.
À la fin de la manifestation du 24 au soir, un mineur isolé a été blessé. Inconscient et à terre, les bénévoles se sont occupés de lui et ont appelé les urgences. / Crédits : Pauline Gauer
La préfecture veut améliorer « la physionomie de la voie publique »
Sollicitée par StreetPress, la préfecture de police ne semble pas s’en préoccuper et a répondu à nos questions par un mini-communiqué : « Les services de la préfecture de police interviennent systématiquement pour empêcher l’occupation illicite de l’espace public, pour des raisons évidentes de sécurité et de salubrité publique. La lutte contre les campements et installations illicites, ainsi que le démantèlement des campements le cas échéant (…) concourent à l’amélioration de la physionomie de la voie publique et à la baisse du sentiment d’insécurité et participent également d’un processus de lutte contre la délinquance. »
Pour le moment, il n’y a plus de campement et les mineurs à la rue se dispersent chaque nuit aux quatre coins de la capitale. Une manière de les invisibiliser un peu plus. Depuis mi-décembre, personne ne semble pouvoir répondre à la question : « Où dort-on ce soir ? »
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(1) Les prénoms ont été modifiés.
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