Guyane (973) – « Vous voyez ce qu’ils font à notre forêt ! », lance Roland Sjabere. Yopoto – « chef coutumier » dans la langue locale – se tient debout sur un tronc d’arbre abattu, entouré de ses villageois, d’Amérindiens de toute la Guyane et de quelques militants écologistes venus en soutien :
« Et je suis fier de vous voir, notre jeunesse, motivés et prêts à vous battre jusqu’au bout pour nos terres ! »
Les jeunes, la plupart masqués, rugissent leur approbation, colère et détermination plein les yeux. Certains agitent en rythme le drapeau des six peuples amérindiens du territoire. Nous sommes sur le chantier de la future Centrale électrique de l’Ouest guyanais (Ceog), à moins d’un kilomètre du village de Prospérité, à cheval sur les communes de Saint-Laurent du Maroni et Mana, à l’ouest de la Guyane, territoire français en pleine Amazonie, coincé entre le nord du Brésil et le Suriname.
Roland Sjabere, yopoto de Prospérité. / Crédits : Samuel Zralos
Une « première mondiale » solaire-hydrogène
Partout où se pose le regard, ce n’est que boue, arbres tombés et traces de véhicules. La forêt secondaire qui se dressait là est en train de disparaître, pour laisser place à un projet industriel d’ampleur, prévu pour fonctionner sur 25 ans et censé fournir jusqu’à 10.000 foyers à l’ouest du territoire en électricité. Une centrale de 140 hectares, soit l’équivalent de 200 terrains de football, dont environ la moitié doit être occupée par des rangées de panneaux solaires. La Ceog est une « première mondiale » d’après ses promoteurs, les sociétés françaises Méridiam et Hydrogène de France (HDF). Il s’agira en effet d’une centrale électrique hybride solaire-hydrogène : les 75 hectares de panneaux solaires vont collecter de l’énergie, qui sera ensuite stockée et transportée dans des bouteilles grâce à l’hydrogène. Mieux encore, la centrale est censée « produire de l’électricité comme une centrale électrique thermique, mais sans carburant ou combustible, sans générer de bruit, ni de fumées, ni de gaz à effet de serre, ni de particules fines ». « Ceog ne consomme que du soleil et de l’eau et ne produit que de l’électricité et de la vapeur d’eau. Ceog produit localement une électricité consommée localement. Cette technologie permettra d’économiser 39.000 tonnes de CO2 par an par rapport à une centrale thermique » classique, se réjouissent les représentants des investisseurs.
Des promesses qui expliquent certainement en partie la vitesse avec laquelle le projet a été validé par l’Etat en 2019, moins d’un an après le dépôt de la première demande. La proximité de Thierry Déau, fondateur de Méridiam, avec Emmanuel Macron est peut-être une autre explication à cette autorisation expresse, bien rare en Guyane. Le grand patron de la Ceog a en effet rencontré le chef de l’Etat en 2014, à Bercy. Il l’a aussi aidé à lever des fonds pour sa première campagne présidentielle, à l’occasion des fameux dîners de Londres. Le chef d’entreprise a par la suite accompagné le président de la république dans plusieurs pays africains, notamment le Sénégal où Méridiam essaie aujourd’hui de vendre une centrale hybride en vantant le « succès » de la Centrale électrique de l’Ouest guyanais – pourtant pas encore sortie de terre.
Autre élément surprenant, pas moins de trois anciens conseillers des gouvernements macronistes ont quitté la fonction publique pour rejoindre Méridiam. Olivier Noblecourt, délégué interministériel à la prévention et à la lutte contre la pauvreté des enfants et des jeunes jusqu’en 2020, est aujourd’hui directeur de l’investissement local durable à Méridiam. Jimmy Brun est passé des cabinets d’Edouard Philippe et Emmanuel Macron au bureau sénégalais de l’entreprise. Xavier Ploquin enfin, conseiller énergie, industrie et innovation au ministère de la Transition écologique, est aujourd’hui directeur de cabinet de Thierry Déau.
Sur une forêt vivrière amérindienne
Roland Sjabere et le reste des Kali’na – l’un des six peuples amérindiens du territoire qui ont survécu à la colonisation de Prospérité – ne remettent pas en question les belles promesses écologiques de Méridiam. Ils ne s’opposent pas au projet en lui-même, mais à sa localisation. L’entreprise a entamé la destruction de leur forêt vivrière traditionnelle, dans laquelle ils chassent, pêchent, transmettent aux jeunes générations la connaissance de la faune et flore locales. Une forêt dont ils attendent depuis trente ans, que l’Etat la reconnaisse comme leur et qu’on leur demande aujourd’hui d’abandonner entièrement.
Roland Sjabere et le reste des Kali'na, l'un des six peuples amérindiens du territoire qui ont survécu à la colonisation de Prospérité, s'opposent à la Ceog. / Crédits : Samuel Zralos
Les Kali'na et leurs soutiens accusent la Ceog de ne pas respecter ses engagements écologiques sur le chantier. / Crédits : Samuel Zralos
L’entreprise, de son côté, rappelle avoir obtenu toutes les autorisations nécessaires. Elle affirme que son « impact écologique et environnemental est réduit à son minimum » et que « le projet s’intègre parfaitement dans son environnement avec une empreinte au sol minimale ». Mais les Kali’na et leurs soutiens accusent la Ceog de ne pas respecter ses engagements écologiques sur le chantier.
Un écosystème en danger
L’association nationale pour la biodiversité, qui soutient la lutte depuis l’Hexagone, a déposé le 17 novembre dernier, une nouvelle plainte, pour « destruction de nids et d’œufs d’espèces protégées, de perturbation intentionnelle d’espèces protégées, d’altération de l’habitat d’une espèce protégée, de pollution du milieu aquatique, d’atteinte à la faune aquatique et de réalisation de travaux soumis à autorisation sans satisfaire aux prescriptions fixées par l’autorité administrative ayant provoqué une dégradation substantielle de la faune et de la qualité de l’eau ». L’association rappelle que la zone choisie sert d’accueil à la reproduction de nombreuses espèces d’oiseaux. En tout 41 espèces protégées, dont cinq mammifères, seront affectées par les travaux. On peut par exemple citer l’opossum aquatique « très rare » et même « rarement observé en Guyane ».
Elle précise aussi que Ceog, qui a déjà déforesté 16,5 hectares, n’a mis en place « aucune des mesures d’évitement », notamment « des passages pour animaux qui devaient permettre de limiter les impacts sur la faune » qu’elle s’était engagée à respecter. Enfin, les plaignants constatent que lors de la déforestation en cours, aucune mesure anti-écoulement n’a été prise. Résultat, les averses du début de la saison des pluies ont provoqué des coulées d’eaux boueuses, « rejetées dans les cours d’eau des différents bassins versants impactés par les travaux » et donc la pollution des ruisseaux en question.
La Ceog aurait déjà déforesté 16,5 hectares de forêt et n'aurait mis en place « aucune des mesures d'évitement », notamment « des passages pour animaux qui devaient permettre de limiter les impacts sur la faune ». / Crédits : Samuel Zralos
La stratégie de la peur
Dans ses communiqués et dans la presse guyanaise, l’entreprise évacue la question d’un revers de main en rappelant qu’elle a remporté les procédures précédentes. Elle oublie toutefois de préciser que ça a été dans la plupart des dossiers à cause d’un non-respect des délais légaux côté Kali’na. Un classique dans les affrontements juridiques entre autochtones et grandes entreprises. La Ceog refuse catégoriquement tout déplacement de sa centrale. D’abord, par principe, pour ne pas perdre aujourd’hui les sommes déjà investies, comme l’entreprise l’explique par écrit à StreetPress :
« À date, sur les 170 millions d’euros d’investissements prévus, 80 millions ont déjà été dépensés. Les fonds déjà engagés ne pourront pas être remboursés. »
La Ceog ajoute également qu’un tel scénario « risque de priver la Guyane de tout nouvel investisseur pour des projets futurs ». Cette affirmation non sourcée, semble faire partie d’une stratégie de peur auprès de la population guyanaise : dans son communiqué du 9 novembre, la Ceog mettait déjà en garde sur un potentiel black-out de l’Ouest du pays dès 2025 en cas de victoire amérindienne.
Aux yeux des Kali'na, la Ceog est un cheval de Troie. Ils ne négocient plus et l'affirment haut et fort, conscients de l'enjeu non seulement pour leur mode de vie mais pour toute la Guyane. / Crédits : Samuel Zralos
Les investisseurs hexagonaux tentent en parallèle, depuis deux ans, de décrédibiliser leurs adversaires locaux. D’une part, en accusant les écologistes blancs de manipuler des Kali’na présentés comme incapables de se soulever d’eux-mêmes. Un journal local a par exemple titré « Benoit Hurtrez [militant local et habitant blanc de Prospérité, ndlr], l’homme qui murmurait à l’oreille des amérindiens » dans un article largement basé sur les déclarations de HDF et Méridiam.
Ensuite, depuis 2019, en répétant à l’envi que Roland Sjabere avait signé un accord et ne respectait pas sa parole. Le chef coutumier estime au contraire avoir été abusé. S’il admet avoir signé un préaccord avec Ceog en 2019, il précise que l’entreprise ne cessait de le harceler d’appels, quand lui ne maîtrisait pas assez bien le français à l’écrit pour avoir saisi les subtilités juridiques du document. Il pensait pouvoir se « rétracter quand il voulait », ce qu’il a fait au bout de six mois d’échanges avec sa population et les autres chefs. Las, il n’avait que trois mois pour retirer sa signature.
« Occuper les terres »
Face au blocage complet de la situation, les deux camps sont passés à la vitesse supérieure : Début novembre, Ceog a tenté de reprendre les travaux de force et a déboisé une dizaine d’hectares en quelques jours. Surtout que quelques jours plus tôt, le 24 octobre, 15 fourgons de gendarmes ont débarqué à 5h30 du matin dans Prospérité pour y chercher quatre personnes, dont Roland Sjabere, soupçonnés de « destruction de biens d’autrui commise en réunion » et « vol par effraction dans un local d’habitation ou un lieu d’entrepôt ». Une procédure qui fait notamment suite à l’incendie d’une machine de chantier. Les Kali’na accusent la foudre en souriant. Un yopoto arrêté, placé 24 heures en garde à vue à plus de cent kilomètres de chez lui, c’est une première en Guyane, qui a eu le don de définitivement braquer la plupart des autres chefs coutumiers. Dès samedi 29 octobre, rassemblés à Prospérité, une dizaine d’entre eux déclarent « la guerre ». Nasja Sergine, yopoto par intérim d’Organabo (973) s’exclamait :
« La guerre pour sauver notre terre, notre mode de vie. »
Le 9 novembre, le chantier est à nouveau envahi et cette fois, les Amérindiens restent sur place. Ils profitent du long week-end du 11 novembre pour y construire trois carbets, des habitations en bois traditionnelles, sans murs, et s’y relayer pour surveiller les yeux. Dans l’Hexagone, on appellerait ça une Zad, même si le terme fait débat en Guyane.
Le 9 novembre, le chantier est à nouveau envahi et cette fois, les Amérindiens restent sur place. Ils profitent du long week-end du 11 novembre pour y construire trois carbets, des habitations en bois traditionnelles, sans murs, et s'y relayer pour surveiller. / Crédits : Samuel Zralos
Christophe Yanuwana Pierre, candidat arrivé 4e aux dernières législatives et militant autochtone préfère parler « d'occupation des terres » que de « Zad » et dit s'inspirer des actions autochtones dans le reste de l'Amérique du Sud. / Crédits : Samuel Zralos
Christophe Yanuwana Pierre, candidat arrivé 4e aux dernières législatives et militant autochtone, « prêt à passer Noël et le nouvel an sur le chantier », préfère parler « d’occupation des terres » et dit s’inspirer des actions autochtones dans le reste de l’Amérique du Sud. Quel que soit le nom qu’on préfère, le résultat est le même. Les Kali’na ne négocient plus et l’affirment haut et fort, conscients de l’enjeu non seulement pour leur mode de vie mais pour toute la Guyane. À leurs yeux, Ceog est un cheval de Troie. « Si le chef Sjabere lâche prise, d’autres projets seront imposés pareil » [à d’autres villages, amérindiens ou non], met en garde Jean-Philippe Chambrier, présent en tant que secrétaire général du Grand conseil coutumier.
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