« Je voyais constamment des jeunes s’écarter et se rentrer dedans. » Concert, festival, showcase, le marseillais Soso Maness swipe une dizaine de vidéos sur son portable pour illustrer ses propos. À chaque fois, la foule s’écarte de façon à créer un cercle. Parfois, le rappeur lance un compte à rebours : « 3. 2. 1. » Puis tout le monde se fonce dessus et saute en rythme sur la musique. On appelle ça un pogo. Le binôme belge Caballero et JeanJass commente :
« Aujourd’hui, un concert de rap, ça ressemble à un énorme chaudron humain, où toutes les boulettes de viande se mélangent. »
La métaphore culinaire est vérifiée. Pour son nouveau documentaire, StreetPress a posé sa caméra aux Ardentes en Belgique, à Garorock dans le Sud Ouest, mais également en région parisienne, aux festivals We Love Green et Fnac Live. Partout, peu importe la scène, la danse est là. Plus ou moins impressionnante selon la taille des foules et des scènes. « Ça permet de mettre beaucoup d’ambiance », explique Johan, un festivalier. « Tu ressens l’énergie et quand le beat part, t’es obligé d’y aller », assure un autre, Ronan. L’artiste parisien A2H résume :
« C’est la façon qu’ils ont trouvée pour célébrer un morceau. »
Quand est-ce que les pogos sont-ils devenus incontournables dans les concerts de rap français ? Pour raconter le phénomène, un casting XXL : Soso Maness, Caballero et JeanJass, A2H, Captaine Roshi, Youv Dee, Di-Meh, Mehdi Maïzi, Joysad, ainsi que les spécialistes du punk, Solveig Serre et Luc Robène.
Quand est-ce que les pogos sont-ils devenus incontournables dans les concerts de rap français ? / Crédits : StreetPress
1975
« J’ai regardé des vidéos de rockeurs sur Internet. Ils font des trucs de fous », raconte Captaine Roshi, jeune rappeur de nouvelle génération, tout en ignorant les origines de la danse. « Le pogo est né autour de 1975, au moment où le punk éclate, un peu partout dans le monde occidental blanc », contextualise Luc Robène, historien et chercheur au CNRS, co-porteur du projet Punk Is Not Dead, une histoire de la scène punk en France. :
« Il y a beaucoup de grands récits selon lesquels ce serait Sid Vicious, le second bassiste des Sex Pistols, qui aurait inventé cette danse. Et ce pour plein de raisons : parce qu’il avait du mal à voir au fond de la salle, pour se moquer des gens qui ne comprennent rien au punk. »
Selon le spécialiste, le punk se caractérise par sa subversion de l’ordre et son envie d’autodérision. Cette dernière se traduit par une volonté d’enlaidissement : les punks ont des coupes de cheveux avec des pics ou des vêtements déchirés. Dans un concert, on crache sur les musiciens ou on envoie des canettes sur scène au lieu d’applaudir. « Et tout à coup, la danse qui correspond à ce monde-là donne l’impression de faire n’importe quoi ! »
« On est dans un contexte de fin des Trente Glorieuses », explique Solveig Serre, binôme sur le projet PIND, également chercheuse et historienne au CNRS. Montée du chômage et de l’ennui, le quotidien de la fin des années 70 est « hyper sinistre pour toutes les démocraties européennes » :
« On peut penser que c’est aussi pour répondre à la morosité d’une époque, que de s’assembler ensemble dans une salle et de participer corporellement à quelque chose de joyeux le temps du concert. »
Les cultures qui se mélangent
La danse s’est ensuite retrouvée dans tous les dérivées du punk, puis dans le rock en général, jusqu’à passer sur des scènes plus lointaines, dont le rap. « L’arrivée des groupes néo-métal, type Limp Bizkit et compagnie, c’est le moment où on commence à briser les codes », explique A2H. Limp Bizkit, Linkin Park, Deftones ou Papa Roach, mélangent métal et hip-hop. « Ensuite il y a eu toute la scène trap et l’arrivée de la 808 », poursuit A2H. La 808 est le son de basse typique utilisé dans la musique trap, qui occupe tout le bas du spectre musical. Arrive avec elle le drop, ce moment où il y a une accalmie dans la musique, avant que les basses reprennent :
« Le drop de la 808 amène quelque chose de tellement puissant que ça a apporté la même énergie que dans le punk ou dans le métal. Ce qui expliquerait pourquoi les gens sont rentrés dans le délire du pogo. »
Reste le tempo du rap, qui a beaucoup évolué depuis les années 90’ et le boom bap, caractérisé par un rythme assez lent, autour de 88 battements par minute (BPM). La trap, elle, monte au-dessus des 120 BPM, la drill à 140 BPM. Et des styles comme la jersey dépasse aujourd’hui les 160 BPM. L’interprète de Le coeur et les filles continue :
« Le rap a tellement évolué rythmiquement. C’est obligé que la façon du public d’exulter sur la musique évolue. »
Des influences américaines
Voilà plus de dix ans qu’A2H mélange les influences dans sa musique. Il est aussi guitariste et commence parfois ses concerts à la gratte. Un choix pas toujours compris :
« On me disait : “Wesh le rockeur”. Je voyais que c’était bizarre de commencer un concert à la gratte. Aujourd’hui il n’y a plus rien de bizarre. »
Youv Dee ou Di-Meh – qui sont dans notre documentaire – font partie d’une génération d’artistes qui mélangent les influences. Y compris en concert. Le concert de Di-Meh aux Ardentes mélangeait tous les styles de pogos : le classique mosh pit (on s’écarte et on se rentre dedans), le circle pit (le fait de créer un cercle et de courir en rond tous ensemble) et le wall of death ou mur de la mort (la foule s’écarte en deux, pour ensuite se rentrer dedans).
« Comment le pogo est arrivé en France ? C’est grâce aux Xtrm Boyz, te pose pas de questions », sourit l'artiste suisse Di-Meh. / Crédits : StreetPress
« Comment le pogo est arrivé en France ? C’est grâce aux Xtrm Boyz, te pose pas de questions », sourit Di-Meh, qui revient sur l’histoire de leur percée sur les scènes francophones. « On vient de Genève et on n’avait pas trop de portes médiatiques en Suisse. Alors on a décidé de prendre le taureau par les cornes et d’aller – petit à petit – conquérir, faire toutes les salles de France et de Belgique. » Cette inspiration scénographique, ils la tirent en partie d’Openair Frauenfeld, un festival suisse-allemand, hip-hop depuis 20 ans, raconte Youv Dee. Il y a accompagné le collectif Suisse un été, et a vu Travis Scott et les autres grosses têtes du rap américain :
« En terme d’énergie sur scène, ça n’est pas le même délire. Je pense que c’est pour ça que les Suisses ont été dans ce délire du pogo bien avant que ça n’arrive en France. »
Captaine Roshi, dépeint comme l’une des étoiles montantes de la nouvelle génération du rap français, se rappelle du moment où il a croisé les Xtrm Boyz il y a quelques années :
« Di-Meh, Makala et Slimka [qui forment les Xtrm Boyz] arrivent à Paris et font un bordel pas possible ! Je vais toujours en cachette dans les concerts. Et c’est incroyable ce qu’il se passe dans la fosse ! Je me suis dit qu’on ne pouvait pas se faire déchirer comme ça chez nous ! »
Des forceurs ?
« Pour moi, le concert Watch the Throne, de Jay-Z et Kanye West à Bercy, a été un moment charnière dans cette histoire du pogo en France », ajoute Mehdi Maïzi. Le présentateur de l’émission Le Code, sur Apple Music, se souvient d’une foule qui se fonçait dessus sur les ordres de Jay-Z :
« Ils ont ramené le pogo en France et ils ont dit : “Voilà, c’est à vous. Et vous allez en faire à tous les concerts ! 20 fois !” »
Celui qui est également MC et organise des soirées, regrette parfois la multiplication des pogos sur des morceaux qui n’en nécessitent pas. Un avis largement retrouvé sur les réseaux, où sont moqués ceux qui pogotent sur Logiciel Triste de Laylow ou J’aime bien de Josman, des chansons beaucoup plus calmes. En juillet, une soirée du festival Fnac Live Paris a même dû être annulée, pendant le concert d’Alpha One. Les barrières ont cassé à cause des mouvements de foule.
Le documentaire Pogo revient sur ces polémiques, sur les blessés du pogo et sur toutes les évolutions musicales du rap, pour faire de cette danse un incontournable des concerts et festivals. Il est disponible depuis ce 21 novembre, sur la chaîne YouTube de StreetPress.
Cet article est en accès libre, pour toutes et tous.
Mais sans les dons de ses lecteurs, StreetPress devra s’arrêter.
Je fais un don à partir de 1€Si vous voulez que StreetPress soit encore là l’an prochain, nous avons besoin de votre soutien.
Nous avons, en presque 15 ans, démontré notre utilité. StreetPress se bat pour construire un monde un peu plus juste. Nos articles ont de l’impact. Vous êtes des centaines de milliers à suivre chaque mois notre travail et à partager nos valeurs.
Aujourd’hui nous avons vraiment besoin de vous. Si vous n’êtes pas 6.000 à nous faire un don mensuel ou annuel, nous ne pourrons pas continuer.
Chaque don à partir de 1€ donne droit à une réduction fiscale de 66%. Vous pouvez stopper votre don à tout moment.
Je donne
NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER