L’après-midi tombe lentement sur le square de Geyter, à Saint-Denis, en ce début de mois de septembre. Quand elle pousse la porte du parc, Amal (1) ploie sous le poids de son cartable et des affaires de ses frères et sœurs. La journée a été longue à l’école. Surtout après la courte nuit qu’elle a passée dans une tente plantée dans un carré d’herbe du jardin public. Avec sa famille, elle a échoué là, après avoir été expulsée une semaine plus tôt d’un squat à proximité, rue Raspail. Deux jours avant la rentrée. Une cinquantaine de Syriens campent ainsi dans le parc en attendant d’être relogées par la mairie. Tous sont de la communauté dom, généralement appelés par les médias les « gitans » du Moyen-Orient.
Une opération policière qui tourne mal
Amal se précipite vers l’aire de jeux du parc. Au milieu des balançoires, les enfants courent et piaillent, quand l’atmosphère se tend. Deux voitures de police se sont garées à une entrée du parc. En sortent deux équipes, chacune formée de policiers et d’éducateurs de l’aide sociale à l’enfance (ASE). La première se dirige vers les tentes, les ouvre une à une à la recherche d’Amal et de ses frères et sœurs (six, quatre et un an). La seconde avance vers les toboggans. La fillette de 11 ans connaît l’une des travailleuses sociales, elle ne se méfie pas. Où est-ce la peur ? Elle se laisse prendre par le bras, encadrée par quatre policiers. Un cri retentit de l’autre côté du parc. La maman d’Amal hurle, comprenant ce que cherchent les policiers. Inquiets, d’autres enfants se mettent à pleurer. « Emmène tes enfants et cours, vite ! », lui lancent des familles.
Il y a deux ans et demi, la police a débarqué dans le parc où Amal vivait. Ils étaient à la recherche de la fille et de ses trois frères et soeurs. / Crédits : Aurélie Garnier
Pendant qu’elle s’échappe, Amal est conduite vers le véhicule de police. Le père parvient à filmer la scène avec son téléphone portable. La fillette résiste, s’accroche à l’arrière de la voiture de police. Une travailleuse sociale tente de détacher ses doigts du coffre, mais Amal parvient à s’enfuir. Elle fonce alors à toute allure, slalomant entre les voitures, et disparaît dans le dédale des rues. L’opération tourne au fiasco. « J’étais révoltée », s’insurge Mathilde Salaün, une bénévole au chapiteau Raj’ganawak, un lieu de rencontres culturelles à Saint-Denis qui connaît bien la famille :
« Amal, elle est forte, mais cet événement a fait l’effet d’un bulldozer et a laissé chez elle des blessures profondes. »
À l’évocation du souvenir, deux ans et demi plus tard, les fossettes rieuses de l’adolescente de 14 ans se referment, le regard pétillant s’assombrit, laissant percer la colère. « C’était un jour noir, je ne pourrais jamais l’oublier », lâche-t-elle, assise en tailleur sur la moquette rouge du domicile familial, un deux-pièces dans le quartier d’Anderlecht, à Bruxelles. Elle raconte l’angoisse, en jouant nerveusement avec sa tresse :
« Pendant des mois, quand je voyais des voitures de police, je repensais à ce moment, et j’avais peur. »
Le sentiment d’injustice aussi. « Je me demande toujours pourquoi c’est tombé sur moi ». Encore aujourd’hui, elle ne se sent pas capable de regarder la vidéo prise par son père avec la police.
Aujourd'hui encore, Amal reste marquée par l'intervention de la police. « C’était un jour noir, je ne pourrais jamais l’oublier », lâche-t-elle, assise en tailleur sur la moquette rouge du domicile familial à Bruxelles. / Crédits : Aurélie Garnier
L’ASE de Saint-Denis n’a pas souhaité s’exprimer sur cette opération, mais une travailleuse sociale admet que « l’intervention n’était pas adaptée, que tout le monde en est sorti traumatisé ». L’opération fait suite à une décision du tribunal pour enfants de Bobigny, le 5 septembre 2019, ordonnant le placement des quatre enfants pour leur proposer des « conditions de logement décentes » et les « éloigner du réseau [de mendicité] auquel ils appartiennent », sans chercher à comprendre le parcours migratoire précaire de la famille. C’est en fait l’aîné de la famille, Salam (1), qui a enclenché la machine judiciaire.
Pendant l’été 2018, l’enfant d’alors 11 ans erre seul dans un bus la nuit et est signalé aux policiers. Il est d’abord placé quelques jours, puis plus longuement. Il raconte à l’ASE avoir été kidnappé en Syrie, violenté et forcé par ses parents à faire la mendicité. Ses déclarations débouchent sur une enquête criminelle, qui aujourd’hui n’a pas encore abouti. Face à la gravité de ces affirmations, le tribunal pour enfants de Paris demande une mesure éducative pour le reste de la fratrie (AEMO). Tout le dossier repose sur le témoignage de Salam, un ado en rupture, très fragile, qui se scarifie, et dit tout et son contraire. « La juge a fait une connerie en ne confrontant pas ses dires », déplore un acteur social. Son témoignage semble cocher toutes les cases des clichés négatifs sur les Doms, une population au profil voisin des Rroms : mendicité, violence, vol d’enfants. La juge ne va pas chercher plus loin.
Pourtant, quelques mois après son placement, l’ado fugue chez ses parents et raconte une tout autre histoire. « Au foyer, ils m’ont dit que vous ne vouliez plus me voir, ils m’assomment de médicaments pour que je dorme », explique-t-il. Quand l’ASE demande à le récupérer, Salam menace même de se suicider. L’Œuvre de secours aux enfants (OSE), qui exécute la mesure éducative, se base pourtant seulement sur le seul narratif de l’exploitation. Dans son rapport au juge, que StreetPress s’est procuré, une travailleuse sociale suppose ainsi que « lorsque Salam dénonce les violences subies, la famille le violente davantage et le fait culpabiliser… Il a peut-être la pression de la communauté dom, car un enfant en moins égal à un manque d’argent (mendicité) ». Un médecin qui vient examiner les enfants ne trouve cependant aucune trace de violence. Le reste du rapport enchaîne les préjugés ethnographiques à connotation raciste. Il commence d’emblée par affirmer que la famille appartient aux Doms, « une communauté clanique qui vit en Europe de la mendicité » et affirme que « la mère de Salam pratiquerait la mendicité avec lui et sa sœur Amal ». Sans fournir la moindre preuve.
Pendant l’été 2018, le grand frère d'Amal, est signalé aux policiers et placé. Il raconte à l’ASE avoir été kidnappé en Syrie, violenté et forcé par ses parents à faire la mendicité. Ses déclarations débouchent sur une enquête criminelle, qui aujourd’hui n’a pas encore abouti. Mais quelques mois après son placement, l’ado fugue chez ses parents et raconte une tout autre histoire. / Crédits : Aurélie Garnier
« Antitsiganisme primaire »
Rue Raspail à Saint-Denis, la famille loge dans un vétuste immeuble en briques, où des rats courent dans les escaliers endommagés. Elle est arnaquée par un marchand de sommeil qui réclame 600 euros par mois pour un taudis insalubre. Son parcours en France ressemble à celui de beaucoup de Doms syriens. Plongée brutalement dans une société sédentaire de « papiers », la famille s’est perdue dans le labyrinthe administratif, effectuant plusieurs demandes d’asile sans obtenir de statut légal, ni de logement. « Le squat est totalement dépourvu de confort, et n’est pas investi par la famille, il y a très peu d’effets personnels », juge cependant l’association, alors que la famille a tenté d’en faire un chez soi, repeignant les murs en rouge et blanc. « Les enfants fonctionnent sur un mode archaïque dans la manière de manger [avec les mains] et de se comporter les uns avec les autres. Ils jouent au jeu de la balle, sauf que celles-ci sont des boules de pétanque en plastique… Les parents n’interviennent pas », ajoute-t-elle.
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Après avoir reconnu qu’Amal est « intégrée au sein de sa classe », « en posture d’apprentissage », l’association fait « l’hypothèse qu’elle a pour mission de réussir sa scolarité, afin de mieux aider ses parents dans leurs démarches ». « Tous ces propos sont de l’antitsiganisme primaire, avec une bonne dose de mépris », assure l’avocat Henri Braun, qui a défendu de nombreuses familles Rroms. « Il est quand même très étrange de supposer qu’Amal était scolarisée pour aider ses parents ! », réagit Florine Odiaux, son ancienne institutrice en classe d’UPE2A (pour les primo-arrivants). « Elle se levait tous les matins seule pour aller à l’école, aimait aller à la médiathèque, adorait la piscine. Au début, elle avait beaucoup de mal à tenir une journée en classe, puis il y a eu un déclic très rapide. Elle est devenue le moteur de la classe, l’élève-modèle. Malheureusement, on l’a rangée dans la case des enfants exploités ». La famille avait aussi trouvé une forme de stabilité en Seine-Saint-Denis, prise sous son aile par les bénévoles du chapiteau Raj’ganawak, une bande d’artisans de la Briche foraine, qui ont monté des ateliers, une pièce de théâtre avec les enfants et assuré un suivi scolaire. La bénévole Mathilde Salaün dénonce :
« L’ASE n’est jamais venue nous consulter. Tout ce que nous avions mis en place depuis trois ans a été saccagé en quelques secondes avec l’opération policière. »
Une adolescente vulnérable
Après sa course effrénée à Saint-Denis, Amal, tétanisée, se cache en lieu sûr et rejoint sa famille. Le soir même, un proche emmène la mère et les enfants à Roubaix, puis en Belgique. « Je n’aurais pas pu supporter qu’on m’enlève tous mes enfants, j’aurais préféré mourir. Nous avons déjà perdu un bébé de huit mois au Liban », raconte la maman, noyée dans un nuage de fumée âcre à Bruxelles. « Il n’y avait pas d’autre solution que de fuir ». Elle veut même prendre la route du Maroc, le père refuse, car il espère revoir Salam. Le couple est au bord de l’implosion, la famille proche de l’éclatement. Elle subit le sort de ces migrants « indésirables » sur le sol français. Découragée par la complexité de la procédure d’asile, victime de préjugés féroces de la part de l’ASE, et finalement contrainte à quitter le territoire pour garder ses enfants.
Après sa course effrénée à Saint-Denis, Amal, tétanisée, se cache en lieu sûr et rejoint sa famille. / Crédits : Aurélie Garnier
Au cœur d’Anderlecht, la famille s’installe dans le quartier populaire de Cureghem. Point d’arrivée de nombreux migrants et lieu de regroupement des Doms. La communauté y a ouvert restaurants et pâtisseries sur la Chaussée de Mons. Certains l’ont rebaptisée la « rue de la Syrie ». À l’école, Amal s’accroche, malgré une grosse interruption scolaire et un changement total de programme. Elle montre fièrement son bulletin scolaire : « Bravo », « tu as fortement progressé », écrivent les professeurs. « Amal est maligne, se débrouille grâce à Google Translate, arrive à jongler avec les différents outils », raconte Ophélie Mercier, une ancienne bénévole du chapiteau qui a vécu à Bruxelles. Mais quelques mois après son arrivée dans sa nouvelle école, l’ado a de nouveau eu affaire à la police, cette fois belge. « Un jour en classe, la maîtresse m’a dit que des hommes voulaient me parler. Elle m’a accompagné avec eux. Ils m’ont demandé si mes parents avaient été violents avec moi », se souvient l’ado. Aujourd’hui, la famille ne fait plus l’objet d’aucun suivi éducatif en Belgique, le dossier de la famille étant bloqué en France.
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Dans la grande pièce lumineuse aux murs jaunes de l’appartement bruxellois, Amal balaie méticuleusement les tapis plusieurs fois par jour, reproduisant les gestes ancestraux de sa mère dans les tentes en Syrie. Elle sépare les feuilles de persil sur un plateau en argent pour préparer le taboulé. S’occupe de la petite dernière. Elle assume pleinement son rôle d’aînée entre deux posts sur Instagram et Tik Tok. Mais rêve aussi d’un avenir à elle, comme « médecin pour aider les gens ou actrice de cinéma ». C’est devenu une ado, avec son petit piercing au nez et son maquillage discret, les lèvres brillantes de gloss pour aller au collège. Une ado vulnérable, coupée du reste de sa famille en France, de sa « seconde famille » du chapiteau, comme elle le dit, avec laquelle elle n’a plus que de lointains contacts. C’est peut-être sa cousine, lors d’une balade dans un parc, qui évoque le mieux sur le ton de la plaisanterie le danger qui pèse sur elle. « Amal, tous les garçons sont amoureux d’elle. Elle a déjà reçu une proposition de fiançailles ! Dans notre collège, il y a beaucoup de Doms, et dès qu’ils auront 18 ans, ils seront tous mariés ». Amal rougit, et lui donne un grand coup de coude, mal à l’aise. « Mais pourquoi tu dis ça, ce n’est pas vrai ! ». Au sein de la communauté, les mariages précoces restent encore fréquents, dès l’âge de 14 ans. Et les filles sont encore plus concernées et dépendantes de la communauté que les garçons. La maman d’Amal insiste pourtant :
« Ma fille finira sa scolarité, sa place est à l’école et nulle part ailleurs. »
(1) Les prénoms ont été modifiés.
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