Arthur Frayer-Laleix a voulu « donner du concret pour désamorcer » les discours d’extrême droite. « J’ai voté pour la première fois en 2002. À 18 ans, il y avait Le Pen. À 38 ans, Zemmour annoncé au second tour… » Après 10 ans de reportages dans au moins 20 villes de France, le journaliste pour Le Monde, Zadig ou StreetPress sort son quatrième livre, Et les Blancs sont partis. Reportage au cœur de la fracture ethnique. Un sujet brûlant pour un contenu qui se veut rassembleur :
« On fait du journalisme pour raconter la société. Quelle question travaille la société française depuis plus de 30 ans ? Celle de la multiculturalité. On l’a laissé de côté pour “ne pas faire le jeu de l’extrême droite” ou parce qu’elle était trop délicate. Peut-être que le bouquin va être imparfait sur certains points. Mais il faut qu’on puisse en parler. »
Arthur Frayer-Laleix y raconte la « ségrégation » dont les quartiers sont victimes, les discriminations et le racisme, les erreurs de la gauche et des politiques publiques, l’absence d’élus racisés et les communautés qui composent la France. « Plus on en parlera, plus on contextualisera, plus ça fera retomber le soufflé. J’aimerais bien. »
Dans son livre Et les Blancs sont partis, le journaliste Arthur Frayer-Laleix a voulu « donner du concret pour désamorcer » les discours d’extrême droite. / Crédits : StreetPress
Tu expliques avoir commencé ce travail après ton livre Dans la peau d’un maton, où tu infiltres le système carcéral français et te fais embaucher comme surveillant pénitentiaire. Pourquoi ?
Le point de départ a vraiment été la situation dans les prisons françaises. En y travaillant, je me suis rendu compte qu’il y avait une grosse majorité de mecs de cités. Pour te donner un exemple, j’ai grandi dans un petit village à côté d’Orléans, avec une grosse majorité de blancs. Et dans la prison d’Orléans, je me suis retrouvé avec des gars qui habitaient à 30 km de chez moi et qui venaient tous des mêmes cités, L’argonne et la Source. Et leurs grands frères y avaient été avant eux. Je m’en rappelle, un détenu m’a demandé dans quelle autre prison j’étais passé. Je lui ai dit Fleury-Mérogis, parce que je sais que ça fait peur. Il m’a dit qu’il allait voir son grand frère au parloir là-bas.
Dans Et les Blancs sont partis, tu parles d’ethnicisation. Qu’est-ce que ça veut dire ?
C’est tout ce qui se dit au prisme de la couleur de peau ou à l’origine réelle ou supposée.
Tu expliques qu’aujourd’hui, les quartiers sont ethnicisés et ghettoïsés. Qu’on a placé les mêmes populations dans les mêmes quartiers, comme ce que tu dis sur la prison. Comment en est-on arrivé là ?
La cause de la ghettoïsation, c’est surtout du fait des bailleurs publics et de l’État français, qui ont beaucoup fiché. La recherche universitaire bosse dessus. Et ça a été reconnu par Macron dans son discours des Mureaux : « On a concentré les populations en fonction de leurs origines », ce sont ses termes.
Mais c’est hyper dur à prouver. Il n’y a eu que deux procédures judiciaires sur la question en 10 ans. Une à Nanterre, où un homme a enregistré une conversation avec le bailleur, qui lui disait qu’il y avait déjà trop de Noirs dans l’immeuble. Ce qui est dingue ! Et une autre à Saint-Étienne (42). Des militants de SOS Racisme ont réussi à récupérer des dossiers de l’office de Saint-Étienne, où l’on voyait qu’il y avait des grilles d’origines dans l’attribution des logements : européens, africains et maghrébins.
C’est difficile à prouver, mais tu expliques que sur le terrain, c’est bien visible ? Pour illustrer cette attribution des logements, tu parles de la tour des Maliens, par exemple.
C’est un chauffeur de bus que j’accompagnais en reportage dans l’Essonne qui m’en avait parlé. Son circuit était entre Grigny, Viry-Châtillon et vers Corbeil. Et il m’a montré « la tour Bamako », parce qu’il n’y a que des Maliens dedans. Lui-même n’avait pas d’explications précises sur le pourquoi. Comme beaucoup d’habitants de quartiers qui constatent juste « tiens, il y a une majorité de Sénégalais ou de Marocains à tel endroit ».
La responsabilité des pouvoirs publics joue dans ce phénomène, mais aussi celle des communautés. Il ne faut pas la minorer. Par exemple, si tu débarques du Maroc, tu sais que les villes d’Oujda et de Berkane sont extrêmement représentées à Clichy-sous-Bois (93).
Tu parles de « Solidarité » plutôt que de « communautarisme ». Quelle différence y mets-tu ?
C’est de l’entraide. La comparaison avec les Bretons est intéressante. Ils se sont installés dans le quartier de Montparnasse, où ils ont monté leurs commerces et leurs crêperies. Et puis à terme, ils ont été diffusés partout en région parisienne. Ça n’est pas du repli sur soi, puisque tu côtoies d’autres personnes, d’autres communautés, d’autres horizons.
On a toujours connu ça. Mais en basculant vers la mondialisation, ça n’est plus seulement des Bretons et des Auvergnats qui viennent à Paris. Ce sont aussi des Marocains ou des Maliens. Et l’immense piège de l’extrême droite a été de dire « il y a des communautés, ils ne veulent pas se mélanger, point. » Et en face, au lieu de débloquer un contre discours, ou de faire du terrain et de raconter les histoires de chacun, on n’a rien dit.
Pourquoi ?
Je pense que l’extrême droite a tellement travaillé ces thèmes, qu’on ne sait pas par quel bout le prendre. L’extrême droite a totalement gagné le combat sémantique en imposant ses définitions. Ils ont pourtant une connaissance médiocre des quartiers. Et je pense qu’il faut expliquer et contextualiser. D’une même phrase, on peut tout dire.
Justement, tu as appelé le livre « Et les Blancs sont partis ». Tu n’avais pas peur qu’il soit mal compris ?
Je me suis évidemment posé cette question. Et il y a un mois, quand j’ai tweeté la couverture, tous les trolls et les réseaux d’extrême droite étaient super contents. Et ils ont lu la quatrième de couverture et on dit « encore un gaucho ».
De ce titre, tu peux lire une explication à la Éric Zemmour : les étrangers sont incapables de s’intégrer. Mais ce sont des mots entendus sur le terrain, ceux de Maliens et de Sénégalais, qui voudraient plus de mixité dans le quartier. Ceux de la dame qui dit à Emmanuel Macron à Montpellier : « mon fils ne connaît pas de Pierre dans son quartier, il se demande si ce prénom existe vraiment ». Tu peux le tirer comme tu veux, dans tous les sens, mais ce sont des faits.
On a beaucoup entendu qu’en parler, ça serait « faire le jeu de l’extrême droite ». Mais à force de ne jamais parler du multiculturalisme, on fait davantage le jeu de l’extrême droite qu’en n’en parlant pas. C’est pour ça que c’est hyper sensible et qu’il faut déminer la chose en partant de cas concrets.
C’est ce que tu as voulu faire avec ce livre ?
Ce que j’essaie de montrer c’est qu’on est une nation multiculturelle, mais ghettoïsée. On a plein d’origines, ça saute aux yeux et c’est une bonne chose. Mais on a concentré les gens de mêmes origines dans les quartiers ghetto. C’est comme si la société française avait fait sa bascule multi-culturelle mais n’en parlait pas.
Dans chaque quartier, il y a des communautés qui se racontent. Prenons les Sénégalais aux Mureaux, que j’avais rencontrés pour Zadig. Ces gens se sont installés là parce qu’il y avait du travail dans l’automobile. Ces immigrés ont aidé à développer le Sénégal en envoyant de l’argent pour créer des écoles ou des châteaux d’eau. On retrouve très peu ces histoires dans les reportages que l’on fait en France. Ces histoires ponctuelles racontent aussi la France.
Tu expliques justement que les quartiers créent une nouvelle mondialisation, qui est sous les radars et dont on ne parle presque pas. Tu peux expliquer un petit peu ?
La génération des papas – ils étaient surtout des hommes – envoyaient de l’argent au pays. Dans la région de Kayes au Mali, s’il y avait besoin de 20.000 euros pour construire une école, les mecs se saignaient pour envoyer l’argent. La deuxième génération a dit « on a trop vu nos pères se saigner ». Ils ont tenu un nouveau discours : on va créer des emplois et des entreprises. Mais les fournisseurs peuvent être en France. Ça participe des échanges entre les deux pays. Ils ont un pied sur chaque continent.
Tous ces travailleurs, l’ancienne comme la nouvelle génération, sont pris très au sérieux par leurs pays d’origine.
C’est-à-dire ?
C’est le papier que j’avais fait sur la campagne présidentielle malienne pour StreetPress. Un ancien premier ministre vient faire campagne dans un foyer de travailleurs en France. Au Sénégal et aux Comores, ça se fait également. Notamment parce qu’ils représentent une force économique là-bas. La fracture politique est là, en plus de la fracture de précarité. %
Pourquoi ces gens qui sont là depuis des années n’ont pas le droit de vote en France ? C’est une promesse de campagne à gauche depuis 81. Si tu ne participes pas à la vie civique d’un pays, tu es mis de côté. Et paradoxalement, tu es dragué par les politiques de ton pays d’origine parce que tu comptes.
Participer à la vie politique d’un pays c’est y appartenir. Et la gauche a, une fois de plus, un peu scié la branche sur laquelle elle était assise. En n’allant pas au bout de son raisonnement.
Ce livre est aussi une grosse critique de la gauche. Tu as l’air d’en avoir gros sur la patate ?
L’extrême droite a un discours hyper caricatural et faux sur les banlieues. La droite n’a jamais développé aucun discours – excepté sécuritaire – et on l’a jamais attendu dessus. Je pointe la gauche parce que c’est elle qu’on attendait. Il n’y a rien eu depuis SOS Racisme.
Et tu pointes un autre point sur lequel la gauche s’est plantée : c’est d’avoir phagocyté les mouvements anti-racistes.
Complètement. Serge Malik raconte bien dans son livre comment Harlem Desir et Julien Dray s’en sont servis de marche pied pour avoir accès à des responsabilités politiques au sein du PS. Et les militants maghrébins ont été évincés. Et depuis, la gauche a délaissé ces thèmes.
On a quasiment 30 ou 40 ans de retard sur la prise en main de ces questions. Et on se retrouve avec des débats complètement absurdes et binaires entre républicanisme et multiculturalisme. Le but de ce livre est d’alimenter le débat, mais un débat sain. L’extrême droite va venir et va taper. Mais à gauche, il faut qu’on réfléchisse et qu’on en parle : le droit de vote des étrangers, la situation des prisons, les associations militantes, ça c’est intéressant. C’est le sujet le plus casse gueule de l’époque et, en même temps, il est central.
Image de Une : photo d’illustration de Yann Castanier
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