« Ce sont les populations aisées, avec des emplois qualifiés, qui sont dépendants des personnes qui occupent des emplois précarisés. Les livreurs, les aides-ménagères, les femmes de ménage, les gardiens… Toutes ces personnes ont continué à travailler pendant le confinement et ont permis aux autres de rester confinés », explique la sociologue Marie-Hélène Bacqué. Et le RER est le fil qui relie ces deux mondes. Ce RER, Marie-Hélène Bacqué le connaît bien. En mai 2017, au lendemain de l’élection présidentielle, cette professeure d’études urbaines à l’université Paris-Ouest-Nanterre, a arpenté, sac au dos, la ligne B du Nord au Sud, de Roissy à Saint-Rémy-les-Chevreuses. Une quarantaine de gares et un mois de voyage en compagnie du photographe André Mérian dont ils ont tourné l’ouvrage Retour à Roissy. Un voyage sur le RER B (Seuil, 2019). Un récit inspiré des Passagers du Roissy-Express (Seuil), écrit trente ans plus tôt par l’écrivain François Maspero qui avait réalisé le même voyage le long de cette ligne B du RER.
Dans son livre, la sociologue raconte les agriculteurs chinois installés près de Roissy, les anciens bastions communistes et leurs héritages, les tours qui ont disparues, les lotissements uniformes qui les ont remplacés, la gentrification d’Aubervilliers, les inégalités qui explosent. Avec, en fil rouge, le projet du Grand Paris et ses chantiers omniprésents. Selon elle, la crise sanitaire actuelle a démontré que ce sont les habitants des banlieues populaires qui font tenir l’économie et la vie sociale du pays. Et c’est dans ces banlieues que se jouent l’avenir de la métropole parisienne.
StreetPress est monté à bord d’une autre ligne : le RER D.Trois épisodes qui racontent trois histoires, trois usages de ce RER. On vous raconte la gare de Grigny située au coeur d’une cité et de ses jeunes qui passent leur temps libre dans la capitale. On a aussi suivi Leila, femme de ménage dans un grand magasin parisien, qui prend le train de 4h30, le tout premier de la journée. Et enfin on est allé à la rencontre d’un collectif d’usagers qui se bat pour le retour de trains directs pour Paris sur leur tronçon.
Dans cette période de crise sanitaire où tout le pays est quasiment à l’arrêt, il n’a jamais été envisageable d’arrêter la circulation des RER. Qu’est ce que cela dit ?
Marie-Hélène Bacqué : Qu’il reste un fil indispensable pour relier des territoires, pour faire fonctionner une métropole. Ce que montre la crise, c’est que dans les banlieues populaires habitent des personnes qui font tenir l’économie du pays et la vie sociale du pays. Les rapports de dépendance se sont inversés : on voit que ce sont les populations aisées, avec des emplois qualifiés, qui sont dépendants des personnes qui occupent des emplois précarisés. Les livreurs, les aides-ménagères, les femmes de ménage, les gardiens… Toutes ces personnes ont continué à travailler pendant le confinement et ont permis aux autres de rester confinés. Elles continuent à se déplacer, dans le RER ou les transports, pas forcément bien protégées. Elles constituent une main-d’oeuvre indispensable et l’un des effets de la crise c’est d’avoir visibilisé tous ces salariés, tous ces travailleurs. J’espère que cela restera dans les têtes après le confinement.
Pourquoi avoir choisi le RER B pour ce voyage ?
J’ai choisi le RER B pour deux raisons. D’abord parce que je voulais refaire le voyage qu’avait fait François Maspero en 1989, cela me permettait de voir comment la banlieue avait évolué et me donnait un certain nombre de points de repères. Ensuite car c’est la principale artère de dessertes qui va du Nord au Sud et du Sud au Nord. Elle traverse des territoires très différents. Elle va des banlieues très pauvres, notamment la Seine-Saint-Denis, le département le plus pauvre de France métropolitaine, à des banlieues très aisées dans le Sud (Orsay, Sceaux). C’est donc une ligne avec des contrastes sociaux très importants. Il y a des travaux qui ont été faits sur la couverture sanitaire ou l’espérance de vie qui montrent qu’il y a des écarts très importants entre différents territoires qui ne sont parfois qu’à 20 minutes de distance en RER. Le géographe Emmanuel Vigneron a constaté qu’entre les stations Luxembourg et La Courneuve, on perd ainsi six années d’espérance de vie.
Comment les paysages ont-ils évolué en 30 ans ?
D’abord, le périurbain a beaucoup évolué. Si on va aux confins de l’aéroport de Roissy, on découvre des villages qui ont accueilli des lotissements habités par une population qui travaille dans la zone de Roissy ou à Paris. On peut dire que l’agriculture a continué à reculer dans ces secteurs, même si aujourd’hui il commence à y avoir une conscience de ces terres agricoles en Île-de-France. De la même façon, si on va dans le Sud de la région parisienne, on voit que ces zones pavillonnaires se sont développées de façon importante et continuent avec les projets du Grand Paris. Quand on voit tout l’aménagement du plateau de Saclay qui est en cours d’urbanisation, cela montre que le périurbain a continué à grignoter les terres agricoles.
Le deuxième élément, c’est que les grands quartiers d’habitats sociaux ont connu des transformations importantes au cours de ces dernières années à travers les programmes de rénovation urbaine. Les grands ensembles qu’avaient traversé François Maspero comme les 4.000 à la Courneuve ou les 3.000 à Aulnay-sous-Bois ont eu le droit à un lifting architectural. Une partie a été détruite, de nouveaux immeubles ont été construits. On a procédé à la résidentialisation, c’est-à-dire que les espaces publics ont été privatisés. La forme urbaine a donc été transformée, mais du point de vue social rien n’a changé : ces quartiers sont encore plus pauvres et ségrégés.
Les inégalités sociales se sont davantage creusées ?
Les banlieues les plus riches sont devenues de plus en plus riches et les quartiers les plus pauvres sont devenus de plus en plus pauvres. Il y a eu une polarisation de la richesse et une polarisation de la pauvreté. C’est tout à fait visible sur la ligne du RER B. Il y a toute une banlieue plus ou moins proche de Paris comme le quartier des 3.000 à Aulnay mais aussi certains secteurs à Aubervilliers et à Saint-Denis qui connaissent des processus de paupérisation important. Ce qui est intéressant, c’est qu’en même temps, dans ces mêmes villes, il y a des phénomènes de gentrification, d’embourgeoisement. C’est le cas par exemple à Aulnay, dans le vieux centre qui accueillait déjà des villégiatures bourgeoises dès la fin du XIXe siècle.
Le RER est-il un lieu de rencontres entre des personnes qui hors wagon ne se côtoiraient pas ?
Je serai plus nuancée, c’est un lieu de coprésence. Il est utilisé par plusieurs groupes sociaux mais selon les heures et les tronçons, il n’est pas utilisé par les mêmes personnes. Si vous prenez le RER à 6h du matin, vous avez peu de chances de côtoyer des cadres. Quand vous arrivez à Gare du Nord, il y a toute une population qui descend et une autre qui monte à Paris pour aller vers le sud de la capitale. La mixité est toute relative. Et lorsqu’elle existe, elle conduit peu à de l’échange. Effectivement, quand on prend le RER jusqu’à Roissy, on peut avoir des voyageurs, des touristes, et des habitants des quartiers dans le même wagon mais cela ne crée pas de rencontres.
On a fêté les 50 ans du RER en 2019. À l’époque, il s’agissait d’un projet titanesque, qui allait changer la vie de millions de Franciliens. Quelle était la promesse originelle ?
C’était à la fois une promesse de développement de pôles économiques et de rééquilibrage démographique le long des lignes. Une promesse sociale aussi de lien entre les différentes populations, entre les banlieues et le centre de Paris. Or les promesses n’ont pas été tenues. Dans ses travaux sur le RER B, l’économiste Laurent Davezies montre que la ligne n’a pas eu d’effet sur le développement économique des zones qu’elle traverse. Par exemple, au Nord, le développement économique est d’abord lié à celui de la zone de Roissy sans lien avec l’existence du RER. Par ailleurs, on peut observer que ce sont des cadres qui quittent chaque matin Paris pour aller travailler en banlieue et des banlieusards qui viennent dans Paris. On n’a pas eu de rapprochement, d’équilibre entre les zones d’emplois et les zones de résidence.
C’est d’ailleurs ce que l’on constate dans votre livre, notamment à la Plaine Saint-Denis, où chaque jour des milliers de salariés débarquent le matin en RER et repartent le soir sans jamais s’intégrer localement..
Il y a même des entreprises qui viennent chercher chaque matin leurs employés directement à la gare. Certaines ont des restaurants d’entreprise ou des salles de sport réservées au personnel. Les salariés ne vont pas chercher autour. Il y a donc une coupure très forte avec la population locale. On constate que les emplois qui ont été implantés à la Plaine sont des emplois qui souvent demandent des qualifications que n’ont pas forcément les populations locales. De ce point de vue là, elles n’ont pas bénéficié de ce développement économique et c’est en cela que la promesse n’a pas été tenue.
Les gares n’ont pas forcément été des points de développement économique ou démographique. Elles fonctionnent comme des points de départ avec leurs réseaux de bus qui irriguent tout un territoire. Ce qui amène à réfléchir sur leur place dans le projet du Grand Paris Express. On attend que ces gares aient un effet de rééquilibrage du développement économique et démographique.
Le Grand Paris justement, c’est un sujet omniprésent dans votre récit. Vous écrivez : « Les lignes de transport du Grand Paris Express rendront indéniablement l’agglomération plus accessible à tous, désenclavant des territoires, créant des centralités plus proches des habitants ». En quoi cette promesse est différente de celle déjà faite il y a 50 ans ?
Un des intérêts du Grand Paris c’est de relier les territoires de banlieues entre eux, sans nécessairement passer par Paris. Il y aura forcément un effet de désenclavement. Par exemple, à Clichy-sous-Bois, on met 1h30 pour aller jusqu’à Paris, situé à seulement 11 kilomètres de là. Avec le Grand Paris Express tout sera beaucoup plus rapide. Je travaille avec des jeunes de Clichy qui font leurs études dans des universités parisiennes. Pour eux l’accès sera beaucoup plus facile. Mais est-ce que cela changera les rapports socio-économiques et les inégalités en région parisienne ? Je ne pense pas. Je pense qu’on va observer un écart encore plus important entre de nouveaux pôles de gentrification et des zones qui se paupérisent davantage.
Alors, pour qui est destiné ce Grand Paris ?
Quand j’ai fait ce voyage, j’étais très étonnée de la présence du Grand Paris. Ca revient en permanence dans les gares, partout où l’on s’arrête on voit des chantiers du Grand Paris. Notamment des chantiers immobiliers qui sont souvent des opérations privées. Ce que j’ai perçu de façon très forte, c’est une inquiétude des habitants de ces territoires qui sont contents de voir arriver des transports mais inquiets de toutes ces constructions. Ils se disent que ces transformations sociales ne seront pas pour eux. Certains seront obligés d’aller vivre un peu plus loin.
C’est d’ailleurs un des bilans que l’on peut faire de la construction du RER B. Les villes de la banlieue sud, qui étaient de classe moyenne voire bourgeoise, se sont encore plus embourgeoisées et une politique de transport ne suffit pas à travailler sur l’équilibre social. Ce qu’il faut en même temps c’est une politique de logement et notamment de logement social. Or, beaucoup de ces villes ne l’ont pas fait et sont davantage dans des logiques de protection. Par exemple, Châtenay-Malabry, où nous nous sommes arrêtés, est dans une logique de destruction de son parc social.
À la fin de votre livre, vous écrivez à propos de la banlieue parisienne : « C’est bien ici que se jouent la société et la métropole de demain, et l’avenir est encore ouvert ». Qu’entendez-vous par là ?
La région parisienne est un territoire mondialisé. Se côtoient des groupes d’origines très différentes, des immigratIons africaines, asiatiques, chinoises, indiennes, d’Europe de l’Est. Il me semble que la ville de demain sera de plus en plus mondialisée et vivra de ces échanges. Ces différentes populations vivent déjà ensemble en banlieue alors qu’à l’inverse, Paris est de plus en plus homogène socialement.
La métropole de demain est aussi une métropole où s’inventent de nouveaux rapports à l’agriculture. Je raconte dans le livre comment se recréent des formes d’agriculture écologique dans la ville. Il y a des enjeux écologiques importants qui se jouent en banlieue.
Quand je dis que j’espère que l’avenir est encore ouvert, j’espère qu’un certain nombre de revendications, de nouvelles pratiques, de nouvelles façons de vivre qui se développent dans cette métropole seront entendues et que le Grand Paris ne va pas jouer comme un grand rouleau compresseur qui s’appuie sur de l’immobilier privé et des logiques de gentrification. Pendant le confinement, il y eu toute une série de formes de solidarité qui se sont développées dans les quartiers populaires, issus d’initiatives des habitants ou de petites associations qui font vivre ces quartiers et que l’on entend pas en général. Or toutes les opérations de rénovation urbaine se sont très peu appuyées sur cette parole des habitants qui montrent pourtant aujourd’hui à quel point ils permettent de résister à la crise. J’espère que l’on pourra entendre toutes ces voix qui aujourd’hui font la métropole.
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