Abdel Dijar avance dans les allées du square Yves Farge de Trappes (78), lunettes de soleil sur le nez, entre les façades d’immeubles HLM noircies et abîmées. Il n’a pas eu le temps d’enlever son uniforme de chauffeur de bus avant de rejoindre la permanence de l’Association des locataires de Trappes (ADLT). Il y est trésorier et porte-parole. Dans le bureau sombre et exigu, il retrouve le président, Karim Tahabrit. Le procès qui les oppose au bailleur social « Valophis Sarepa » est sur toutes les lèvres. L’audience a eu lieu la semaine précédente. Le jugement, qui sera rendu en juillet, marquera l’aboutissement de sept ans de litige.
La source du conflit ? Le salaire des gardiens, financé à hauteur de 75% par les 4.500 locataires. « Les gardiens ne sortent pas les poubelles et ne font pas le ménage. Il y a déjà une société que les locataires payent pour ça », explique Abdel Dijar. Dans ce cas de figure, la loi stipule que les locataires ne doivent s’acquitter que de 40% de leur salaire. L’affaire peut paraître anodine, mais sur la période de 2012 à 2015, la somme en jeu s’élèverait à… 1,8 millions d’euros. « Ça obligerait “Valophis” à rembourser environ un loyer par logement », détaille le porte-parole.
Abdel Dijar, porte-parole de l'ADLT. / Crédits : Léo Derivot
Le cas de ces habitants de Trappes est loin d’être isolé. Ces sommes d’argent, perçues à tort par le bailleur, sont des charges indues. La liste précise des charges qui peuvent être facturées aux locataires est énoncée dans un décret datant de 1987. Celles qui n’y figurent pas ne peuvent en aucun cas être prélevées. Pourtant, certains bailleurs ne se gênent pas. En 2017, l’Agence nationale du contrôle du logement social (Ancols), le gendarme du secteur, avait mené une grande enquête sur le sujet. Dans son rapport, elle épinglait 20% des 356 organismes inspectés pour « irrégularités » dans les charges. En clair, un bailleur social sur cinq s’enrichirait de manière illégale sur le dos des habitants des logements sociaux, une population aux revenus modestes. À notre connaissance, aucune estimation globale des montants n’existe, mais il s’agit a minima de plusieurs dizaines de millions d’euros de trop-perçu. « C’est un système. Ce n’est pas juste une erreur par-ci par-là », s’emporte Abdel Dijar, porte-parole de l’ADLT. L’association Consommation logement cadre de vie (CLCV) déclare être saisie pour une dizaine de cas chaque semaine sur tout le territoire français :
« De plus en plus de gens viennent. Ils payent des sommes faramineuses et se posent des questions. »
En Île-de-France, StreetPress a recensé 14 cas de charges indues. Les irrégularités ont été constatées par l’Ancols pour 11 d’entre eux : les bâtiments d’« OPH » à Drancy, Aubervilliers, Nanterre, Colombes et Puteaux ; la société d’économie mixte « Agir à Bagneux » (Semaba) ; la « SA d’LM Aximo » d’Ivry-sur-Seine ; « AB Habitat » à Argenteuil ; « Quevilly Habitat SA d’HLM » au Grand-Quevilly, et la « Fondation pour le logement social » à Paris. Pour les trois autres, « Valophis Sarepa » à Trappes, « CDC Habitat » aux Mureaux et « Seine-Saint-Denis Habitat » à Pavillons-sous-Bois, c’est parole de locataires contre parole de bailleurs. Et le tableau est sans doute incomplet. Mais au total, il s’agit déjà de plusieurs dizaines de millions d’euros de trop-perçu par les bailleurs.
Le diable se cache dans les détails
Aux Mureaux, selon un collectif de locataires, le bailleur « CDC Habitat » leur aurait fait payer des charges pour des services non rendus : « Les conteneurs n’étaient pas nettoyés, il y avait du verre partout par terre… On payait une entreprise d’espaces verts alors que c’était une véritable jungle. Pareil pour l’entretien des VMC (les systèmes de ventilation), alors qu’il n’était jamais fait ! », dénonce Hakim Laouina, président de l’association. Des dépenses parfois totalement absurdes : « Dans un des bâtiments, les locataires payaient pour un ascenseur qui n’existait même pas ! ». Contacté par StreetPress, « CDC Habitat » reconnaît l’erreur mais assure que toutes les charges indues ont fini par être remboursées.
À Nanterre, c’est le service des médiateurs de nuit que l’Office municipal HLM faisait payer aux locataires de ses 6.000 logements. Une trentaine d’euros par logement et par an, soit au total environ 180.000 euros annuels. Le service est pourtant déjà financé à 50% par la mairie et à 50% par les bailleurs, et ne figure pas non plus sur la liste des charges récupérables. Les locataires l’ont découvert en 2015, au moment où cette dépense est apparue sur les quittances de loyer, alors que la ponction durait depuis 2013.
Pas facile de tenir tête et de se lancer dans un procès. / Crédits : Léo Derivot
Autre entourloupe : les charges pour l’eau et l’électricité. Il est courant que les bailleurs provisionnent un montant de charges légèrement plus important. Le trop-perçu est censé être remboursé rapidement. À Puteaux, ces excès de charges se sont révélés énormes : les inspecteurs de l’Ancols ont découvert que l’Office Public de l’Habitat devait 1.071.000 euros de provisions de charges indues aux locataires pour l’année 2010, et 670.000 euros pour les années 2012 et 2013. À Trappes, il a fallu des années aux locataires pour recevoir leur remboursement. « Deux ans après ! Et on est déjà avec une population qui n’a pas d’argent », s’étrangle Karim Tahabrit, président de l’ADLT à Trappes.
Un combat compliqué
Aux Pavillons-sous-Bois, « Seine-Saint Denis Habitat » a repris les HLM de l’avenue Aristide-Briand à « Elogie », en janvier 2017. Juste après les changements de propriétaire, les charges explosent : plusieurs centaines d’euros d’augmentation pour certains locataires. Ces derniers demandent à consulter les factures des prestataires. Un droit. Mais le bailleur fait de la résistance et l’amicale des locataires prévoit de saisir la justice. « Seine-Saint Denis Habitat », contacté par StreetPress, reconnaît que « la régularisation de charges a été faite tardivement » et promet que « l’ensemble des factures seront adressées par courrier avant la fin du mois ».
Une fois les factures consultées et les irrégularités constatées, les locataires ont plusieurs options : essayer de négocier à l’amiable avec le bailleur, saisir la Commission nationale de conciliation (CNL), ou porter l’affaire en justice. Parfois, la menace d’un procès et la pression médiatique poussent les bailleurs à réagir. À Nanterre, « l’Office municipal HLM » a passé un accord oral avec l’Union nationale des locataires indépendants de Nanterre (UNLI) . « On a réussi à négocier la fin de la facturation des médiateurs de nuit pour les locataires, mais pas le remboursement des quatre années de sommes indûment prélevées », regrette le président, Alexandre Guillemaud.
20% des 356 organismes se sont fait épingler pour « irrégularités » dans les charges. Un bailleur social sur cinq s’enrichirrait de manière illégal. / Crédits : Léo Derivot
Le collectif de locataires de Trappes, lui, est allé jusqu’au procès, qui a eu lieu le 13 mai dernier. « Il n’y a pas eu de débat sur le fond. Le bailleur a seulement essayé de remettre en cause la légitimité de l’association à défendre les locataires. Il voudrait que chaque personne fasse une procédure pour réclamer l’argent individuellement », raconte l’avocate Maître Rosse.
C’est ce qu’ont dû faire les 40 locataires du square Lénine à Montreuil, pour des charges indûment versées entre 2007 et 2009. En 2012, leur bailleur « Logirep » a été condamné au remboursement, mais aussi au versement de dommages et intérêts à chaque locataire pour le préjudice subi. Un exemple que certains locataires de Trappes, comme Kamel, trentenaire au blouson noir Adidas, sont prêts à suivre. « Moi je foncerai au tribunal, mais la majorité des locataires ne feront rien… C’est sur cette inertie que comptent les bailleurs pour ne pas avoir à rembourser l’intégralité des sommes dues. »
Les quartiers populaires se rebiffent
Le plus souvent, les locataires ne prennent pas conscience de l’irrégularité ou renoncent à se battre. « Quand on parle avec les gens, la plupart voit que tout augmente, mais ça passe comme une lettre à la Poste… », constate Kamel, locataire d’un HLM de Trappes depuis 1984. Il est furieux de voir les bailleurs « profiter de la misère des locataires, qui habitent dans des quartiers défavorisés, galèrent, n’ont souvent pas fait beaucoup d’études, et ne savent pas comment réagir à ça. » « On ne se pose pas de questions, on pense que les bailleurs sont honnêtes, qu’il y a l’État derrière pour contrôler », abonde Catherine Otabela, la présidente de l’Amicale de locataires d’Aristide Briand. Mais pour elle, quelque chose est en train de changer :
« Socialement, on a toujours associé pauvres et analphabètes, mais aujourd’hui les gens sont plus attentifs. On devient gênants parce qu’on ose demander des comptes. Ce qu’on aurait dû faire depuis toujours. »
Contactés par StreetPress, « l’Office municipal HLM » de Nanterre n’a pas donné de réponse et « Valophis Sarepa » n’a pas souhaité commenter l’affaire.
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