Samedi 16 février, place du Général-de-Gaulle à Lille – Laurent mène le cortège, vêtu de son vieil uniforme de la marine. De nombreux manifestants en gilet jaune viennent le saluer. Certains demandent à l’ancien militaire de calmer un homme nerveux, tout de noir vêtu. Il s’empresse de le rejoindre et n’hésite pas à crier :
« Si tu veux tout casser, tu fais une manif sauvage ! T’empêches pas les autres de manifester pacifiquement. »
Laurent a l’habitude de traiter avec les « rebelles ». L’ancien marin est aujourd’hui fonctionnaire dans une commune de la banlieue de Lille. Il s’occupe d’encadrer des personnes condamnées à des travaux d’intérêt général (TIG). En contact permanent avec des jeunes « aux parcours compliqués », il comprend la colère contre les institutions :
« Quand ça part en cortège sauvage, je suis le seul à les suivre. »
Il tente de les protéger tout en évitant la casse. Il n’a passé qu’un an au sein de la marine. Pourtant, Laurent a été le premier Lillois à porter son uniforme pendant les manifestations.
Laurent vs. le Black Bloc / Crédits : Guillaume Krempp
Mission protection
Le cortège arrive rue Solférino. L’arrosage rituel aux lacrymos fait reculer les manifestants. Dans un épais nuage blanc, Laurent enfile ses gants en cuir. Les yeux rouges, un militant lui demande quoi faire quand on reçoit une bombe lacrymo ou une grenade de désencerclement. « Surtout, ne pas la relancer » explique t-il. « Même avec les gants, ça peut être très dangereux. »
Les manifestants les plus habitués distribuent l’eau bénite du gilet jaune : le sérum physiologique. Partout autour, les street-medics s’activent. Depuis quelques semaines, sept anciens militaires nordistes se sont donnés une nouvelle mission : protéger ceux qui soignent. Ils ont même acheté deux paires de talkies-walkies pour rester en contact permanent avec eux.
Rue Léon-Gambetta, la tension monte entre les forces de l’ordre et les manifestants. Laurent tente de calmer les plus virulents d’entre eux. Ses camarades demandent aux CRS de ne pas bloquer les rues ou de ne pas charger… avec plus ou moins de succès. Ils sont convaincus d’être protégés par leurs bérets, leurs treillis et leurs médailles :
« Les policiers ne vont pas tirer sur leurs frères d’armes. »
Face à la gare Lille Flandres / Crédits : Guillaume Krempp
La grande muette et ses injustices
Quelques jours après la manifestation, sur le rond point de Leers (59), commune proche de Roubaix, une cinquantaine de personnes se retrouvent pour faire un barbecue. Autour d’une table blanche en formica, Laurent et trois camarades racontent leurs expériences de l’armée.
Marius, 28 ans, a été psychologiquement abîmé à l’armée. Il y rentre à 20 ans. « J’avais besoin de discipline et je voulais défendre mon pays » explique t-il. Près de Grenoble, il est formé au renseignement. Son rôle : télé-pilote de drone. En 2011, il part en Afghanistan. À son retour, il dort peu :
« Quand j’étais là-bas, j’entendais les roquettes siffler au-dessus de ma tête, j’ai continué à les entendre en rentrant. »
Un an et demi après, il « retourne dans le civil ». Après une « expérience formatrice, pleine de bons moments », Marius se souvient d’une fin difficile :
« L’armée, à cette époque, accompagnait mal ses soldats. Rapporter son mal-être était très mal vu. Les médecins avaient pour consigne de ne pas trop distribuer d’arrêt maladie. On était en sous-effectif constamment. »
Loïc (1), lui, est sur le point de quitter l’armée. Dans quelques jours, il sera « réformé », après de nombreux arrêts maladie. De sa formation, il se souvient des gifles quand il ne courait pas assez vite, des brimades constantes, des moqueries… Le jeune homme reçoit encore des messages et des photomontages. Ses anciens camarades l’humilient et se moquent de son engagement auprès des gilets jaunes. « Ils m’ont même conseillé de me suicider », lâche le jeune homme.
Après avoir commencé les démarches, il n’a finalement pas porté plainte. Aujourd’hui, il se sent mieux. « La solidarité que j’aurais dû trouver dans mon régiment, je l’ai trouvée chez les gilets jaunes. » Ces anciens militaires ont enfilé le gilet fluo avant tout pour dénoncer les conditions de travail et les maltraitances dans l’armée. Tous témoignent aussi de la difficulté à « retourner dans le civil ».
En position / Crédits : Guillaume Krempp
Jeté « comme un vieux mouchoir »
Dans un appartement de la ZUP de Lens (62), à quelques kilomètres de Lille, vivent Catherine, Ludovic et leurs six enfants. Depuis un accident pendant un exercice, l’ancien parachutiste touche 520 euros par mois. « Une pension misérable mais qui, au moins, restera à vie. » Après avoir été réformé de l’armée, il enchaîne les petits boulots. Rien de satisfaisant. « L’armée, quand t’es en bonne santé t’es un bon petit soldat. Dès que tu n’es plus apte, on te jette comme un vieux mouchoir », soupire t-il.
Chez le couple, le drapeau de Catherine est bien rangé derrière le bureau. Des photos de leurs six enfants ornent les meubles du salon. Sur l’un des cadres est posé le béret rouge de Ludovic. Sa femme le porte aux manifestations. Elle affiche ainsi son amour pour la patrie mais tient à dénoncer les injustices au sein de l’armée.
Poker face / Crédits : Guillaume Krempp
Un ancien militaire contre le LBD
À Paris aussi, quelques bérets militaires flottent au-dessus des gilets jaunes. Une semaine plus tard, vers 14h30, Alain Hoffmann traverse le pont du Carrousel. Malgré lui, le Franc-Comtois de 53 ans s’est lancé corps et âme dans un nouveau combat : l’interdiction du lanceur de balles de défense (LBD) et des grenades de désencerclement. « Ces armes soi-disant non létales », souffle-t-il. Avec le collectif Robes Noires et Gilets Jaunes, il s’est rendu à l’ONU à Genève pour témoigner des violences policières en France.
L’ancien tireur et chef de section au Tchad, en 1983, manifestait pour la première fois de sa vie le 1er décembre dernier. Ruban blanc autour du bras, en signe de pacifisme, il réglait son appareil photo quand une balle de LBD le frappe au cou, « à deux centimètres de la carotide ». Trois mois plus tard, la cicatrice s’efface. Mais il y a d’autres séquelles :
« Je consulte un psychologue depuis plusieurs semaines. »
L’air grave, Alain Hoffmann constate :
« Je me suis battu pour la France au Tchad. Et le 1er décembre, la France m’a tiré dessus. »
De retour en manif’ un mois plus tard, la peur au ventre, il décide de porter le béret et ses deux médailles militaires.
Lorsque Franck rejoint Alain, ils se prennent dans les bras comme des amis de toujours. Les deux anciens militaires ne se sont pourtant jamais vus. Ils ont échangé à travers la page Facebook « Soutien aux gueules cassées des Gilets jaunes », créée par le plus jeune. Le 1er décembre aussi, cet ancien surveillant de bases aériennes se prend la fameuse balle de caoutchouc. Près de 10 cm, 41 grammes, tirés à 333 km/h, entre les deux yeux.
Le regard souvent ailleurs, Franck évoque la longue liste des dégâts : traumatisme de la face, multiple fractures du nez, abaissement de la vue, cauchemars, perte de sensation dentaires, de la mémoire. « Parfois, je conduis, je sais même plus d’où je viens », lâche-t-il.
Franck et Alain à Paris / Crédits : Guillaume Krempp
La patrie et le fantasme du putsch militaire
Marius, Loïc et Laurent, les anciens militaires lillois ne se reconnaissent plus dans le système électoral. Ils fustigent le fonctionnement de l’Europe et de la France « qui traitent mieux les migrants que les SDF », les gros patrons qui se gavent, le gouvernement qui ment, les actionnaires les mieux lotis du monde.
Pour « remettre de l’ordre dans tout ça », il leur faudrait un militaire. Tous n’ont qu’un nom à la bouche, le Général de Villiers. En juillet 2017, après de multiples désaccords avec Emmanuel Macron, notamment sur le budget de la défense, Pierre de Villiers, chef d’état-major des armées, démissionnait.
« Il faut un homme de poigne »
Une poignée d’autres gilets jaunes, qui ne sont pas issus des rangs de l’armée voient également dans ce général (frère de l’homme politique Philippe de Villiers), l’homme providentiel. C’est le cas de Christophe Chalençon, porte-parole des gilets jaunes du Vaucluse. En décembre dernier, il déclarait sur l’antenne d’Europe 1 :
« Moi, je verrais bien le général de Villiers à la tête du gouvernement. Il a servi la France de gauche ou de droite. Aujourd’hui, c’est un homme de poigne qu’il faut à la tête du gouvernement. »
Mais dans un entretien donné au journal Le Point en décembre 2018, le général de Villiers, balayait d’un revers de main cette possibilité :
«Je suis un soldat et le resterai. Je ne suis pas un homme politique. J’ai du respect pour eux, mais ce n’est pas mon métier. »
L’idée de confier le pouvoir à un haut gradé est aussi un vieux fantasme de certains groupuscules d’extrême droite, également présents dans les cortèges des gilets jaunes. Dans leurs rangs, on trouve aussi des anciens de l’armée. A l’image de Victor Lenta, ancien parachutiste aperçu dans le service d’ordre de l’acte 10 à Paris. L’ex-membre du Bloc Identitaire et des Jeunesses Nationalistes s’était aussi engagé en Ukraine aux côtés des séparatistes pro-russe au sein d’une « Unité Continentale ». Certains de ces miliciens ont été aperçus lors des actes 8 et 9 dans la capitale.
Le mythe autour des CRS européens
Très peu partagée, même dans les rangs des gilets jaunes ou de l’armée, l’hypothèse d’un coup d’état militaire n’a aujourd’hui aucune chance de se réaliser. Laurent, lui, estime d’ailleurs que l’armée doit rester en dehors des querelles politiques. Mais il pense que les tensions entre le gouvernement et le mouvement ne vont pas cesser de s’accroître, jusqu’à la guerre civile :
« Et s’il y a une guerre civile, on ne sera pas du côté du gouvernement. L’armée ne prendra pas les armes contre son peuple, jamais. Macron, s’il veut la faire sa guerre, il la fera avec ses foulards rouges et les CRS européens. »
Le Lillois est sûr de lui, « les CRS européens ont déjà été utilisés contre les Gilets jaunes ». Sa preuve : une photo sur son portable. On y voit un CRS, avec, sur le bras gauche, plusieurs écussons qui correspondraient à l’EuroGenderFor, un groupement européen de gendarmes. Comme l’explique Checknews, cette photo a été prise bien avant le début du mouvement des gilets jaunes. Depuis mai 2018, elle a été partagée des milliers de fois. Elle constitue toujours, pour une partie des gilets jaunes, la preuve qu’une guerre contre le peuple se prépare.
Rencontre au sommet / Crédits : Krempp (63192)
Michel Bavoil, militaire militant
Depuis 2001, Michel Bavoil se bat pour les droits des militaires. Pour l’ancien capitaine d’infanterie de Marine, l’Europe a plutôt constitué un allié. Avant son départ à la retraite en 2001, il crée un syndicat pour l’armée : l’Adefdromil. Cette entrave au règlement militaire est mûrement réfléchie : « Je voulais saisir la Cour européenne des droits de l’Homme sur le sujet. » Treize ans plus tard, il obtient gain de cause. Plusieurs Associations professionnelles nationales militaires (APNM) ont été créées depuis.
Les inégalités au sein de l’armée, la difficile reconversion des militaires, le problème de harcèlement moral, voire sexuelle… Le septuagénaire a mené le combat sur toutes ces problématiques. Il comprend que des anciens de l’armée puissent revêtir le gilet jaune. Mais pour lui, le mouvement va trop loin aujourd’hui :
« Il faut interdire les manifestations avant que les étudiants s’y mettent à partir de mai-juin. »
Interrogé sur la probabilité d’un putsch, Michel Bavoil ne peut s’empêcher de pouffer. « Il manque un responsable charismatique au sein de l’armée », affirme-t-il. Du général de Villiers, le retraité engagé se souvient surtout de son opposition au droit syndical dans l’armée. Fier de sa phrase, il conclut :
« Les généraux n’arrivent pas à veiller aux intérêts de leurs subordonnés. Comment pourraient-ils veiller aux intérêts de la nation ? Impossible ! »
Cet article est en accès libre, pour toutes et tous.
Mais sans les dons de ses lecteurs, StreetPress devra s’arrêter.
Je fais un don à partir de 1€ 💪Si vous voulez que StreetPress soit encore là l’an prochain, nous avons besoin de votre soutien.
Nous avons, en presque 15 ans, démontré notre utilité. StreetPress se bat pour construire un monde un peu plus juste. Nos articles ont de l’impact. Vous êtes des centaines de milliers à suivre chaque mois notre travail et à partager nos valeurs.
Aujourd’hui nous avons vraiment besoin de vous. Si vous n’êtes pas 6.000 à nous faire un don mensuel ou annuel, nous ne pourrons pas continuer.
Chaque don à partir de 1€ donne droit à une réduction fiscale de 66%. Vous pouvez stopper votre don à tout moment.
Je donne
NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER