« Je ne suis pas un enfant de chœur, vous savez ». Il n’est pas loin de 21h quand Ivan Ginioux nous dépose aux abords de la porte de Vincennes, au volant de sa Citroën C6, après un après-midi d’interview. Trois heures durant, dans le bureau de son imprimerie adossée à un garage, dans lequel il conserve une dizaine de voitures de collection, l’homme à l’élégance so british, nous a narré 40 ans de vie politique, qu’il a toujours contemplée depuis les coulisses. Imprimeur officiel du Parti socialiste, et depuis peu d’En Marche, monsieur Ginioux a des kilos d’anecdotes. Il a connu tout le monde : Hollande, Mitterrand, Rocard, Bérégovoy, Joxe, Valls, Jospin, Delanoë et même Michel Debré, le père de la Ve République. Il est, tel un élément de décor de la vie politique française, aussi invisible que permanent.
« Il n’a jamais fait de magouilles, c’est ce qui fait sa longévité », vante Daniel Vaillant, ancien ministre de l’intérieur de 1999 à 2001, et camarade de longue date. Dans la voiture, justement, on évoquait avec lui la réputation sulfureuse de ses confrères. De Bygmalion, le prestataire de l’UMP et véritable machine à cash pendant la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007, à Riwal, le cabinet de conseil lié au Front National, les sous-traitants ont souvent été l’outil des basses œuvres des partis politiques. Mais Ginioux le jure, il n’a jamais versé là-dedans :
« Toute ma vie, quand j’ai eu affaire à un homme politique, je me suis demandé où il fallait mettre le curseur de sa vertu et de son honnêteté. »
Vieux monde
Ginioux représente à lui tout seul la quintessence de ce vieux monde, que raillait le candidat Macron. Son charme suranné et ses manières doucereuses. Il est un costard Prince de Galles. Des boutons de manchettes lustrés. Une moustache bien dessinée. « Ginioux, il est vieille école de chez vieille école », analyse de son côté Grégoire Potton, actuel trésorier d’En Marche et ancien directeur général du parti pendant la dernière campagne présidentielle :
« Mais c’est une personnalité attachante, excessive. Comme sortie d’un roman. »
C’est à l’occasion de la campagne 2017 que le jeune homme découvre les manières de l’éternel imprimeur du Parti socialiste, propulsé prestataire principal d’En Marche. Au terme de la campagne victorieuse, Ginioux aurait par exemple fait parvenir une caisse de champagne au siège du parti, gênant par là-même aux entournures les cadres d’En Marche. « On partage la même nostalgie avec Ivan… Celle d’une bonne table, de belles bagnoles », rebondit Daniel Vaillant. Ah ça, Ginioux aime les bagnoles. Il collectionne des Citroën – « J’ai vendu mon Aston Martin » – et tout ce qui touche à l’univers de la marque. Autant dire que les Vélib, ce n’est pas vraiment sa tasse de thé :
« Je me suis fait flasher à 172 km/h la dernière fois, mais je suis déjà allé plus vite. »
Il collectionne aussi les affiches d’un illustrateur d’avant-guerre ou encore les toiles de maître. Dans une vitrine trône une collection de jouets André Citroën. Au mur de son garage, une impressionnante enfilade d’affiches originales de mai 68. Sa préférée, sans surprise, fait de la marque au chevron le parangon de la révolte ouvrière. Lors des émeutes de mai, Ivan, tout juste trentenaire, était déjà jeune patron. Il possédait une imprimerie rue de Ménilmontant et vivait loin de Paris, dans une maison de campagne, où il s’était réfugié lors des événements. Pour lui, pas de pavé, ni de molotov :
« Je venais tous les jours en DS noire, pour voir si mes employés n’avaient pas tout brûlé. »
Imprimerie clandestine
C’est dix ans plus tôt qu’Ivan Ginioux débute un compagnonnage qui le mènera au cœur du parti à la rose. À l’époque, une petite bande menée par les dénommés Bérégovoy, Vaillant, Jospin, Rocard ou Delanoë, fomente leurs mauvais coups autour d’une imprimerie clandestine de Villemomble (93). La presse appartient au père de Ginioux. On lui doit la parution de nombreux tracts dissidents et de la revue “Vérité-Liberté”:http://catalogue.sciencespo.fr/ark:/46513/sc0000114166, qui dénonce les crimes de l’armée française en Algérie. Sympathisant du Parti socialiste autonome (PSA), de l’Union de la gauche socialiste (UGS) ou encore de la Nouvelle Gauche, Ginioux exècre la vieille SFIO, fondée en 1905 sous le patronage de Jaurès :
« On était l’extrême gauche. »
Lui et ses copains sont tous engagés contre la sale guerre. « Ivan était un militant anti-Algérie Française », se souvient Daniel Vaillant. Ensemble, ils évitent la conscription généralisée de justesse. « Je m’étais inscrit en chirurgie dentaire à la fac. C’était une combine pour bénéficier d’un sursis ». À partir de 1957, ils se battent pour qu’une enquête soit ouverte sur la mort de Maurice Audin, jeune mathématicien militant du parti communiste algérien kidnappé puis assassiné par l’armée. « C’était pas du pipi de chat à l’époque, on voulait arrêter la torture. Il y avait une unité profonde entre les militants. Pas comme aujourd’hui », tacle-t-il finalement. Le petit Ginioux est le plus jeune de la bande. « J’étais un camarade apprécié », se souvient-il :
« J’ai même été candidat pour le PSU à la demande d’Edouard Depreux, le secrétaire général. »
Ce sera à Bergues, dans le nord de la France, en 1962. Ginioux y vit sa première campagne électorale. Il perd alors face Paul Reynaud, une figure de la IIIe République qui mène alors sa dernière bataille.
Coulisses de campagne
Depuis, la fièvre de la politique ne l’a jamais quitté. « Lors de la campagne, on l’avait, lui ou ses équipes, au téléphone quasiment tous les jours », se souvient l’une des chevilles ouvrières de la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron. L’octogénaire est sur le point de rempiler. Aux Européennes, il imprimera pour En Marche, le Parti socialiste et… Génération.s, le parti de Benoît Hamon. « Si on l’a pris, c’est parce que lui et son équipe sont très compétents », poursuit ce cadre de la majorité :
« L’imprimerie, c ’est un marché quasiment fermé: il faut connaître les rouages, les astuces. Et lui, il connaît ça par cœur. »
Ginioux a en effet des heures de vol au compteur. Depuis 1970, il est l’imprimeur officiel du PS. Il a aussi ponctuellement travaillé pour d’autres candidats comme Jean-Pierre Chevènement en 2002 mais aussi, plus étonnant, pour la droite. « En 1981, un émissaire de Michel Debré vient me voir et me demande d’être son imprimeur », raconte-t-il :
« J’ai demandé à Mitterrand son autorisation. Il a répondu : “Que Ginioux fasse ce qu’il a à faire.” »
Depuis 40 ans, il n’a pas manqué une campagne. Et passé des nuits à éplucher professions de foi ou bulletins de vote. « Pour le premier septennat de Mitterrand, lors de la campagne, j’avais passé 5 heures avec Pierre Bérégovoy [directeur de campagne de François Mitterand puis Premier ministre] à débattre sur la place d’une virgule ! Il m’avait fait chier », bougonne-t-il faussement. À propos de Jospin :
« C’était un mec extraordinaire, mais psychorigide. En 2002, il nous a manqué 170.000 voix [pour passer au 2nd tour, ndlr]. Après la campagne, avec Vaillant, on faisait l’inventaire de toutes celles qu’on avait perdues. »
Et de Ségolène Royal :
« Je savais qu’elle perdrait en 2007. Je sentais pas mal de dérives dans la campagne. »
« En 2012, j’ai veillé à ce qu’Hollande le choisisse », se souvient Daniel Vaillant. « À En Marche, on l’a soumis à un processus d’appel d’offres », raconte un intime de la campagne d’Emmanuel Macron :
« Ça ne lui a pas trop plu, je crois qu’il préfère discuter de contrats autour d’une bonne table que de remplir des tableurs Excel. »
À propos d’Emmanuel Macron, d’ailleurs, on l’interroge, lui qui a toujours sa carte au PS :
« – Est-ce qu’il est socialiste ?
– Non, mais il l’a été
– Qu’est-ce qui vous plaît chez lui ?
– Il a la France au cœur. Le patriotisme, ce n’est pas un gros mot. »
Grande gueule
On pourrait noircir des pages et des pages avec les instantanés de campagne que Ginioux garde en mémoire. La fois où il a croisé Valls et sa femme place de la Bastille, le soir de la victoire de Mitterrand en 1981. La fois où l’ancien Roi-Soleil du PS lui a fait une accolade, lors de sa victoire en 1988. « C’est la dernière fois où je l’ai vu ». La rancœur, tenace, qu’il tient à l’égard de ceux qu’il juge responsables de la faillite actuelle du PS. « Je ne peux plus passer rue de Solférino ! Ça me rend malade de savoir qu’on a vendu le siège ». La plus croustillante ? La visite impromptue de Vincent Lapierre, vidéaste star de la fachosphère en pleine campagne des régionales de 2015. Ce dernier espérait passer incognito : « Il s’est présenté comme un étudiant mais ça n’a pas fonctionné. » Ginioux prévient alors la police :
« Ç’a été toute une histoire. Le préfet est même venu. J’ai été retenu toute la soirée. »
Mais ce ne serait pas faire honneur au bonhomme. Certes, il est un animal politique. Mais Ginioux en a aussi ras le costard du milieu et de ses vicissitudes :
« Vous savez, je ne me fais pas d’illusions sur les amitiés dans ce milieu. »
C’est peut-être une coquetterie, mais l’homme est plus enclin à parler de sa passion pour André Citroën, des ouvrages qu’il édite à son sujet et de sa doctrine industrielle que d’évoquer les bruits de couloirs ou les coups fourrés. Dans le temps, d’ailleurs, Ginioux n’imprimait pas que pour les pol’. Il dirigeait un mastodonte du secteur, L’Avenir graphique, installé à Torcy, en banlieue parisienne. Il avait des centaines d’employés et jouissait d’une solide réputation. « Il imprimait même Télé Z », rigole son vieux copain Vaillant. Mais bon, l’expérience a tourné court. « Je n’ai jamais été bon pour les business plans », concède-t-il. Ni pour garder sa langue dans sa poche. Avant les gilets jaunes mais après la polémique du « pognon de dingue », il nous confiait son indignation du moment :
« Il faudrait donner un peu d’argent aux gens qui en ont besoin. La honte, c’est qu’il n’y ait pas un logement pour tous les Français. »
Ça, Ginioux ne l’a jamais dit au président :
« On devait prendre un café ensemble, mais ça ne s’est pas encore fait. »
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