En ce moment

    30/10/2018

    Deal, violence et services civiques

    Au village Chinois, une asso se bat pour offrir une vie meilleure aux jeunes Guyanais

    Par Valérie Parlan

    Deal et violence rongent le Village Chinois, quartier déshérité de Cayenne en Guyane. L’asso des Frères de la Crik se bat pour offrir un autre horizon aux jeunes.

    Cayenne, Guyane (973) – Sortir de chez soi un matin pour vendre des t-shirts au profit des gamins du quartier. Quelques heures plus tard, sur le trajet du retour, se faire abattre froidement. Se lever pour donner un coup de main puis s’effondrer sous le coup d’un tir d’arme, ça, les potes de Sébastien London ne le digèrent pas. Pas loin de la scène du crime, sur le trottoir de la Maison de quartier de Village Chinois, Randy raconte :

    « C’était un peu avant la dernière Coupe du monde de foot. On s’était retrouvés au marché pour la vente des t-shirts France-Brésil. Cette action devait récolter de l’argent pour proposer une sortie aux jeunes. On l’a quitté en fin de matinée, pas loin de chez lui. Dix minutes après, il s’est fait descendre par deux types en scooter. »

    Devant les yeux de sa petite sœur, en pleine rue. « On ne sait pas qui a fait ça ni pourquoi. C’est ça, ici, tu meurs pour un rien, lâchement », commente-t-il le visage fermé.

    Le meurtre a eu lieu un mois plus tôt, le 9 juin 2018, mais la colère plombe encore les conversations dans le quartier, créé sur un petit bout de terre marécageux, insalubre, coincé entre deux canaux, à deux pas seulement des élégantes bâtisses coloniales du centre-ville. Sébastien, 24 ans, tout le monde le connaissait. Il vivait là depuis tout gamin avec sa famille. Agent de surveillance de la voie publique au sein de la police municipale, il s’était engagé dans la vie associative en décembre dernier.

    Les frères

    « Il avait envie d’apporter sa contribution à notre asso », se souvient Nahel Lama, le président et co-fondateur en 2011 des Frères de la Crik :

    « Une façon pour lui d’être auprès des jeunes en galère et de partager nos idées de respect et de citoyenneté. »

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/nahel_lama_fresque_vp.jpg

    Nahel ! / Crédits : Valérie Parlan

    Faire corps et front avec ses pairs. Un pacte fraternel que ce quartier populaire à la réputation délétère scelle depuis des décennies avec ses habitants. Parfois pour le pire. La cocaïne, produite en quantité industrielle par les cartels des pays voisins s’écoule à flot, charriant son lot de violence.

    Pour le meilleur aussi. Les collectifs de citoyens, comme les 500 Frères et les Grands Frères, nés lors du mouvement social de 2017, puisent leurs racines dans le faubourg. « Quand on évoque ce quartier, on pense criminalité et clandestinité. Mais le quotidien s’y construit aussi sur de la solidarité », défend Nahel, directeur adjoint aux affaires culturelles de la ville de Cayenne. Ce fils de bonne famille guyanaise est aussi le neveu de Bernard Lama, ex-gardien emblématique du PSG et champion du monde 1998. Le « négropolitain », comme il se qualifie, a été accepté là sans n’y avoir jamais habité. Parti étudier l’ethnologie et la sociologie à Paris, c’est son travail de mémoire universitaire sur le quartier, puis son bénévolat associatif, qui lui ont permis d’être adoubé par les habitants :

    « L’altérité, la respectabilité et la réputation ne sont pas de vains mots dans le quartier. »

    Ces valeurs cimentent le travail des trois médiateurs salariés et de la poignée de bénévoles. Pour garder le lien avec les jeunes, ils proposent des entraînements de boxe et de foot, la préparation du carnaval ou encore la fanfare de quartier.

    En ce jour de juillet, le petit orchestre joue en plein cagnard au bord du canal. La vingtaine de musicos est venue rendre un dernier hommage à Silo, un des leurs, chanteur de musique traditionnelle, décédé la veille d’une maladie. T-shirts noirs, regards tristes, tambours, caisse claire, trombone et bidons à l’unisson sont de sortie pour le pleurer « dans la dignité ». Miguel, l’un des jeunes musiciens, le chuchote tout fiérot entre deux morceaux :

    « C’est une grande famille ici. On est unis quand ça va et quand ça ne va pas. On est hyper solidaires, c’est notre force. »

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/mode_vp.jpg

    Dans les rues du Village Chinois. / Crédits : Valérie Parlan

    Une alternative au deal

    Le travail de l’asso passe aussi beaucoup par les échanges informels au coin d’une rue. « Il faut beaucoup se balader, accepter de se rencontrer sans prendre rendez-vous, traîner », sourit Nahel. « Cet endroit, c’est une petite Guyane, résume-t-il entre deux checks et poignées de main. On y retrouve toutes les richesses de son passé, de son peuplement depuis les années trente. Mais aussi toutes les failles de son présent dues au fonctionnement d’un département d’outre-mer à la peine. Dans tout ça, j’ose croire à l’espoir ».

    Ce rêve d’un lendemain meilleur, beaucoup de parents et grands-parents des jeunes du quartier pensaient le réaliser en débarquant au Village Chinois, qu’on appelle aussi la Crique ou Chikago. S’installer ici, c’était la promesse de la « grande » ville pour des Guyanais modestes désireux d’échapper aux affres de l’enclavement amazonien. Au mieux, trouver quatre murs pas chers et décrocher un vrai boulot. Au moins, squatter chez un cousin et « jober » à la journée.

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/fondateurs_freres_crik_vp.jpg

    Les fondateurs des Frères de la Crik / Crédits : Valérie Parlan

    Pour les migrants venus d’abord d’Asie puis du Brésil, du Surinam, de Guyana ou d’Haïti, c’était la porte d’un eldorado. Celui d’une France accueillante, avec ses bonnes écoles, ses beaux hôpitaux, ses grands chantiers du centre spatial de Kourou en demande de main d’oeuvre. Même sans papiers en règle, avec des entreprises locales peu regardantes sur le droit du travail, c’était la certitude de pouvoir être embauché en attendant d’être régularisé.

    Dans les années soixante-dix, le Village Chinois fut aussi un haut lieu de la vie nocturne :

    « À cette époque, le coin a pris son autre nom, celui d’un bar célèbre du quartier, Chikago. Dans les mémoires, cette période est restée fastueuse. C’était les grandes heures de la tradition du carnaval, des dizaines d’établissements qui attiraient les meilleurs danseurs de rumba, le rhum qui coulait à flot… »

    Et sur les trottoirs, comme le raconte un ancien policier, « des putes au kilomètre ». Puis les pétards des fêtes d’antan ont fini par laisser la place aux détonations des flingues. Celles des règlements de comptes. Ce n’étaient plus l’alcool, les filles ou les petits jobs qu’on s’arrachait mais les kilos de cocaïne.

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/fanfare_1_vp.jpg

    La fanfare funèbre. / Crédits : Valérie Parlan

    Alors quand Nahel a fondé l’asso des Frères de la Crik, l’idée était de proposer une autre voie :

    « En tant que grands frères, nous voulions proposer aux jeunes des raisons de se tenir droit. Changer leur vision du no future et du tout-coke, leur redonner la fierté de l’identité guyanaise. »

    Une lutte quotidienne. Avec des réussites et des échecs. Quelques secondes après avoir bavardé avec un jeune, Nahel l’aperçoit en pleine conversation avec un individu dont il connaît le pedigree. Il commente, amer :

    « Et voilà un exemple concret : on peut parler de projet professionnel avec un jeune comme maintenant et, cinq minutes après, le voir discuter au coin de la rue avec un dealer. »

    Dans ce quartier où le chômage crève le plafond, les trafiquants recrutent. Dealer, guetteur mais aussi mule entre la Guyane et la métropole. Chaque mois, des centaines d’hommes et de femmes chargés de capsules bourrées de coke embarquent à bord des vols quotidiens entre Cayenne et Orly pour arroser l’hexagone d’une poudre hyper rentable. Achetée en moyenne entre 3.000 et 4.000 euros le kilo en Guyane, son prix est multiplié par dix en passant au-dessus de l’Atlantique. La mule empoche, elle, 3.000 euros. Un pactole dans ce département au chômage et à la précarité endémiques et où 40% des jeunes décrochent de l’école, sans diplôme.

    Combien de « petits préférés » de Nahel, comme il les appelle, vont et viennent entre le quartier et la prison de Rémire-Monjoly en Guyane ?

    « C’est pas compliqué : ici, beaucoup ont déjà fait la mule, veulent la refaire ou rêvent de tenter le truc. Y’a encore pas longtemps, je voulais proposer à un des gars un poste en service civique. Raté, il vient de prendre un an ferme. »

    Dans le quartier, les coursiers de la coke sont vite repérés. Surtout à leur retour de métropole. Leur grand trip : avant le vol vers Cayenne, ils écoulent leurs billets tous frais dans les galeries marchandes de Châtelet-Les Halles. Nippés comme des princes, ils exhibent leur nouvelle garde-robe. « Ils friment et narguent à fond », réagit Randy. Parce que dans cette société à la virilité ostentatoire, l’être et l’avoir passent par le paraître.

    La place des femmes

    Si les femmes sont relativement épargnées par les affres du trafic de stupéfiants, leur vie n’est pas facile pour autant :

    « Les filles et femmes ont moins de place que les hommes, dans un espace public où ça roule quand même beaucoup des mécaniques et où c’est parfois violent ! Nous sommes aussi confrontés, en Guyane, à des maternités très précoces, des études abandonnées trop tôt… »

    Cette question de la valorisation des jeunes femmes est d’ailleurs l’une des thématiques choisies pour le nouveau projet de l’association : le recrutement de jeunes en service civique. Lancée début octobre, l’initiative consiste à former « des médiateurs juniors qui interviendront sur des domaines comme la prévention contre la drogue, le décrochage et l’insécurité scolaires ainsi que les questions de citoyenneté ».

    Malaury vient de parapher son contrat de service civique. Elle n’est pas du coin, mais y retrouve beaucoup de ses potes rencontrés au collège. Désormais étudiante, elle va donner un coup de main à l’asso pour travailler auprès des jeunes filles de Village Chinois :

    « Je veux leur redonner confiance. C’est pas une fatalité d’être de ce quartier, on peut aussi réussir, même loin des beaux quartiers de Cayenne et du rêve de la métropole. Bon d’accord, faut pas se mentir, ici c’est l’endroit de tous les vices parce qu’il y a l’argent facile de la drogue, de la prostitution… Mais si elles suivent à l’école et se forment, elles peuvent aussi avoir un avenir. »

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/interieur_maison_de_quartier_vp_.jpg

    Dans la maison des associations. / Crédits : Valérie Parlan

    Demain c’est loin

    Pour les membres de l’asso, Village Chinois a déjà un peu changé. Adossé au mur de la maison de quartier, Xavier le claironne. Ok, Sébastien London vient de se faire tuer de plusieurs balles, « mais faut pas croire, toute cette sale réputation de ghetto, c’est du passé. La vie est plus calme maintenant ». Cette mauvaise réputation qui leur colle à la peau le met en rogne :

    « Les gens pensent qu’en venant ici, ils n’auront affaire qu’à des voleurs et des braqueurs ! Faut le dire, y’a des jeunes qui veulent s’en sortir par le haut. »

    Village Chinois, après plusieurs chantiers de réhabilitation urbaine, des dizaines de projets sociaux et de plans contre l’insécurité et la délinquance, « offre, c’est vrai, une existence plus tranquille », reconnaît Nahel Lama :

    « Mais on est encore bien loin du compte sur les conditions sanitaires, environnementales et sociales dignes d’un département français. »

    Former des citoyens solides plutôt que réanimer des naufragés surnageant dans « une république trop oubliée de Paris », les médiateurs et Nahel le savent, « ça demandera encore une énergie folle ». Déjà, la signature des contrats de services civiques est une nouvelle victoire. Mais il y aura encore des coups à prendre. A éviter et à rendre. Ambitieux, mais pas insurmontable pour Nahel qui est aussi, côté ring, « Bob Sapp », champion d’arts martiaux mixtes (MMA) et fondateur du club des Combattants guyanais.

    https://backend.streetpress.com/sites/default/files/remise_diplome_vp.jpg

    L'équipe. / Crédits : Valérie Parlan

    « C’est comme sur le ring, faut garder l’esprit hyper combatif. Vu le contexte de tensions actuelles dans le “peyi”, on sent qu’une explosion sociale est encore possible. Cette fois, si ça craque, ce sera plus violent que la contestation pacifique de 2017 », craint Nahel. On dit en Guyane qu’il y a des saisons pour les émeutes. L’une, au printemps. L’autre après la rentrée de septembre, juste avant le Père Noël et le Touloulou du carnaval. Alors ces dernières semaines, Nahel guette les petits comme on surveille le lait sur le feu :

    « En cas de nouvelle colère populaire, il ne faudrait pas grand chose pour que certains se transforment en terroristes urbains. »

    Cet article est en accès libre, pour toutes et tous.

    Mais sans les dons de ses lecteurs, StreetPress devra s’arrêter.

    Je fais un don à partir de 1€
    Sans vos dons, nous mourrons.

    Si vous voulez que StreetPress soit encore là l’an prochain, nous avons besoin de votre soutien.

    Nous avons, en presque 15 ans, démontré notre utilité. StreetPress se bat pour construire un monde un peu plus juste. Nos articles ont de l’impact. Vous êtes des centaines de milliers à suivre chaque mois notre travail et à partager nos valeurs.

    Aujourd’hui nous avons vraiment besoin de vous. Si vous n’êtes pas 6.000 à nous faire un don mensuel ou annuel, nous ne pourrons pas continuer.

    Chaque don à partir de 1€ donne droit à une réduction fiscale de 66%. Vous pouvez stopper votre don à tout moment.

    Je donne

    NE MANQUEZ RIEN DE STREETPRESS,
    ABONNEZ-VOUS À NOTRE NEWSLETTER