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    23/05/2018

    Les condamnés ont pourtant quitté leur domicile familial

    Cinq familles du 19e arrondissement expulsées à cause des trafics de leurs fils

    Par Clara Martot

    En juin 2014, la police mettait fin à un important trafic de crack. Près de quatre ans après, cinq familles, dont les enfants ont été condamnés, sont expulsées de leur logement social du 19e arrondissement.

    Cité Reverdy, Paris 19e – « Huit policiers étaient derrière la porte. Au même moment, huit autres agents sonnaient chez mes voisines. Au total, ils étaient une trentaine », raconte Irma. Ce mardi 22 mai à l’aube, les bleus toquent aux portes de cinq familles du quartier. Ils sont venus les expulser  :

    « Je sentais qu’ils allaient venir ce matin. Je ne dormais pas. Nous avons ouvert. Les policiers nous ont simplement dit : “Il faut partir”. Ma mère était comme sonnée. En fait, elle était tétanisée, inerte. »

    Un premier avis d’expulsion était tombé avant la trêve hivernale, un second après. Irma (1) savait donc l’expulsion imminente. Son père est au Mali, sa mère est reconnue handicapée et ses frères et soeurs ont quitté le F4 familial. Alors, Irma a presque tout géré toute seule : les angoisses des proches, les cartons, la paperasse. Jusqu’au dernier moment :

    « Je lui ai dit : “Maman, il faut qu’on prenne nos affaires.” Mais elle n’arrivait pas à réagir. Les policiers ont commencé à rigoler. J’étais aussi sous le choc. J’ai fermé ma gueule, et j’ai pris tous les sacs que j’ai pu prendre. Et on est sorties. Dehors, ma mère avait retrouvé sa parole. Elle avait toujours le regard vide. Mais elle a commencé à répéter en boucle : “C’est fini. C’est bon, c’est fini.” »

    Dehors, Irma retrouve le père de la famille D. L’homme de 82 ans, lourdement handicapé par une maladie, a lui aussi été expulsé. Son état de santé lui impose des soins quotidiens :

    « Une ambulance devait venir le prendre, comme tous les jours, à 9h. Il l’a donc attendue tout seul, dehors. Avec ses béquilles, et un sac plastique de médocs. »

    Deal au pied des tours

    Le bailleur social de la cité Reverdy, la RIVP, a poursuivi les familles en justice en 2016. En cause, l’implication de plusieurs fils dans un ancien trafic de crack. Le frère d’Irma est l’un des condamnés. Il a purgé sa peine et changé de quartier, explique sa soeur. Les autres familles assurent aussi que les enfants condamnés sont partis. De son côté, le bailleur considère qu’en hébergeant des dealers, les parents cautionnent en quelque sorte le trafic de l’époque. Il a donc demandé et obtenu de la justice l’expulsion des cinq familles.

    Vendredi 18 mai, soit quatre jours avant l’expulsion, le F4 familial est en friche. Les meubles sont à moitié vidés, des cartons s’entassent dans tous les coins. Des voisins s’invitent à boire le thé dans le salon. Irma justifie le désordre : « Désolée, on est en train de tout vider. Il reste les gros canapés. » Derrière, des rideaux fins laissent voir la rue déserte, un petit square à fontaine en fond. Irma pointe les fenêtres du doigt :

    « Vous voyez dehors ? C’est là que les clients du crack faisaient la queue. »

    A la cité Reverdy, le deal de crack nocturne a laissé place aux « bobos qui prennent l’apéro sur le canal », résume Marianne, une amie de la famille depuis trente ans, ravie quoiqu’un peu moqueuse. Jusqu’en 2014, la cité abritait le plus gros trafic de crack de Paris intra-muros : 200 clients toutes les nuits, selon les enquêteurs. « Les dealers se postaient dans le sas de l’entrée. Ils prenaient les poubelles pour monter une barrière et filtrer l’accès. Les consommateurs faisaient la queue de l’autre côté », retrace Irma, plantée devant sa fenêtre, cette fois côté rue :

    « Habiter au rez-de-chaussée, c’est un véritable malheur. Tous les soirs, on entendait les clients arriver. Les bagarres entre eux, les bagarres entre dealers, les embrouilles avec la police… Des gens venaient taper à la fenêtre pour avoir une fourchette, un mouchoir. »

    Perquisition au domicile familial

    Le 23 juin 2014, la police neutralise toute la chaîne du trafic. Des dizaines de camions investissent la rue. Entre le 19e arrondissement de Paris, Roissy et Aulnay-sous-Bois, une trentaine de suspects sont interpellés. Pour les enquêteurs, la famille d’Irma abrite forcément une nourrice du trafic. Lors des arrestations de juin 2014, elle débarque d’abord chez elle, à l’aube, avec les chiens. Aucune trace de drogue, mais 2.700 euros en petites coupures dans la chambre des parents. Irma se défend :

    « C’est l’argent d’une tontine, une communauté dont ma mère fait partie. Chaque membre contribue, et quand l’un d’eux a besoin d’aide financière, l’argent lui revient. »

    Le procès-verbal de la perquisition, que Streetpress a pu consulter, indique que la somme a été saisie avec des téléphones, deux montres de luxe, et deux cahiers de comptes. Avec des noms et des sommes. « C’est les membres de la tontine », insiste la mère d’Irma depuis le fond du salon. Mais l’un des frères d’Irma a déjà été condamné pour trafic. Les arrestations de 2014 se basent sur les conclusions policières de dix mois de surveillance. Le 20 novembre 2015, le frère d’Irma est de nouveau condamné, avec d’autres fils de la cité. C’est ce jugement qui permet à la RIVP d’ouvrir les procédures d’expulsion.

    La double peine

    Le commissaire central d’arrondissement de l’époque, Jacques Rigon, avait préconisé d’expulser une famille, sans mentionner d’autres noms. La RIVP décide d’en poursuivre quatre de plus. Une pratique qui fait bondir Adji Ahoudian, adjoint à la mairie du 19e arrondissement et soutien de la famille S. :

    « Même le commissaire n’était pas inquiété par plus d’une seule famille ! Pourquoi le bailleur a-t-il voulu en expulser quatre de plus ? »

    Arrive la convocation au tribunal pour le 9 juin 2016. Un courrier qui traîne aujourd’hui sur le sol du salon, avec tous les autres papiers qu’Irma espère pouvoir emporter dans l’expulsion. « Ils y ont retranscrit tout ce qui a été reproché à mon frère », résume Irma, blasée, en se penchant pour ramasser le papier. Dans sa lettre, le tribunal rappelle que le frère a été « identifié comme guetteur et approvisioneur ». Puis stipule que la famille a cautionné les actions du frère, puisqu’il considère que « des recettes du narcotrafic ont été retrouvées au domicile de la famille S ».

    Une seule famille fait appel

    Le jugement donne raison au bailleur. Un an plus tard, les cinq familles apprennent leur expulsion. Personne ne fait appel de la décision, sauf Irma.« Les autres ont été découragés par leurs avocat », assure-t-elle à genoux dans son salon, le nez dans les papiers. Elle extrait un bloc de la pile : « Ça, c’est ce qu’on a réuni après avoir fait appel. » Un dossier de 66 pages dans lequel les membres de la tontine reconnaissent par écrit que leurs noms sont dans les cahiers de comptes. La jeune femme sort d’une enveloppe 300 signatures de sa pétition, des dizaines de certificats de ses voisins et des cafés du quartier, assurant que la famille S. est irréprochable.

    « Tout le monde nous connaît ici. Mes parents étaient délégués de parents d’élèves, ils étaient dans le comité de voisinage, je suis éducatrice dans le quartier… Pour vous dire, on est tellement intégrés qu’on nous appelle les ‘babtous’ ! [toubab en wolof signifie blanc]. »

    A présent, Irma tourne ses espoirs vers son procès en appel « même si dans tous les cas, on est partis et que rien ne pourra réparer le mal qui a été est fait. » Sa famille a aussi pris un second avocat qui envisage de saisir le Conseil constitutionnel. Faute de mieux, après leur expulsion de mardi matin, Irma et sa mère sont allées chez un proche. Sur les cinq familles expulsées, une seule a pu trouver un logement pérenne dans les temps.

    1. Le prénom a été modifié à sa demande.

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