« Je vous remercie d’être là Louise parce que voyez-vous, ces derniers temps, j’ai du mal à trouver une oreille attentive », attaque Charles Sobhraj. Le vieil homme au pull jacquard assis face à moi est un tueur en série français, incarcéré au Népal. Un grillage nous sépare. Autour de nous, les détenus et leurs familles aux bras chargés de nourriture défilent. Pour eux, le temps de parole semble chronométré. Mon interlocuteur, lui, prend son temps. Charles Sobhraj, surnommé par les médias le Serpent ou Bikini Killer, est accusé d’avoir assassiné en Asie, dans les années 70, entre 3 et 12 touristes selon les versions.
J’ai appris son existence par hasard, en discutant avec mon coloc népalais en avril dernier. Un matin, café fumant à la main, Dipil m’interpelle :
« Au fait Louise, tu sais qu’il y a un serial killer français enfermé à Katmandou? »
Le tueur en série qui reçoit les journalistes en prison
Je l’ignorais mais l’histoire m’intrigue. Je ne tarderai pas à découvrir que je ne suis pas la seule journaliste intéressée par l’histoire. Après un passage à l’ambassade de France pour avoir l’autorisation de visite, le 6 avril à 10h15, je me retrouve au parloir de la prison centrale de Sundhara. Charles Sobhraj accepte de me rencontrer. L’homme aime les médias.
Le serial killer ressemble aujourd’hui à un petit papy dont le corps frêle est éprouvé par les années de réclusion. Néanmoins, il ne perd pas le Nord :
« Vous savez, je suis sur le point de sortir un livre avec le journaliste français Jean-Charles Deniau et une série pour Channel 4 avec Nick Hall qui sera sans doute ensuite diffusée sur Netflix, c’est pour cela que je dois d’abord m’assurer que mes collaborateurs sont d’accord pour que je vous parle. »
Pas mal de littératures traitent du sujet. /
Emprisonné depuis plus d’une décennie au Népal, Charles Sobhraj, malgré son grand âge, se rêve encore en haut de l’affiche. Je lui laisse mon numéro pour qu’il le communique aux journalistes censés me donner leur bénédiction.
Un peu plus tard dans la journée, un numéro français s’affiche sur mon téléphone portable. Au bout du fil, Jean-Charles Deniau, auteur de plusieurs dizaines de documentaires et de sept livres d’enquête :
« Je travaille sur le sujet depuis 13 ans donc sans vouloir faire de la censure, si vous voulez faire un sujet sur Charles, ce sera sans lui. »
Je ne peux m’empêcher de rebondir :
« Ok, donc vous faites quand même de la censure… »
Il enchaîne :
« Je vous demande d’attendre quelques mois pour reprendre votre travail sur Charles dans la mesure où nous devons sortir un livre bientôt. »
Ce premier échange est un brin tendu. Mais plus tard, de retour à Paris, j’ai recontacté Jean-Charles Deniau, l’un des meilleurs connaisseurs du dossier. Il a accepté de me raconter l’histoire de ce sérial killer accro aux médias.
Comme un sentiment de déjà-vu
Après ma rencontre avec le « bikini killer », je rentre chez moi un peu fébrile mais décidée à poursuivre mes entretiens au parloir. Une semaine plus tard, je retourne donc à la prison de Sundhara. Cette fois-ci, Charles me fait patienter près d’une heure. « Que fait-il? » demandé-je à un gardien. « Il se rase et se lave », me sourit le jeune homme. Je me souviens alors que Charles est connu pour son pouvoir de séduction et de manipulation.
« Vous n’avez pas eu le coup de fil de mon ami ?», m’interroge Charles dès qu’il m’aperçoit. La seconde entrevue dure moins longtemps, Charles n’est pas très à l’aise. « Vous savez, comme je vous l’ai dit, j’ai des contrats d’exclusivité. » Il marque un temps d’arrêt. « En revanche, Louise, j’aimerais vous aider à faire décoller votre carrière ». « Parlons-en demain », dis-je avant de tourner les talons.
Quelques heures plus tard, sentiment de déjà-vu : la sonnerie de mon smartphone retentit et un autre numéro étranger apparaît. Cette fois-ci, l’indicatif est celui du Royaume-Uni. Le son est haché. La voix, lointaine, est presque inaudible. « Bonsoir, je m’appelle Nick Hall, je viens d’avoir Charles au téléphone et il m’a demandé de vous dire d’arrêter de venir au parloir. » Agacée par ces injonctions, je répète ce que j’ai dit à son confrère une semaine plus tôt. Deuxième visite, deuxième ordre d’abandon. Pourquoi, et surtout comment, Charles Sobhraj à l’ombre depuis plus d’une décennie suscite encore autant d’intérêt ?
Meurtres, évasions et interviews
Au fil des années, de nombreux documentaires retracent son parcours. Côté livres, Charles n’est pas en reste. Une dizaine d’ouvrages racontent sa vie. Les plus célèbres sont ceux rédigés par Thomas Thompson et Charles Neville. Au-delà des films et des livres, Charles est aussi la coqueluche des médias : depuis les années 70, des centaines de colonnes de journaux et d’émissions de radio lui sont consacrées à travers le monde. Bollywood a même adapté son histoire au cinéma. Son histoire fascine.
Il a même inspiré Bollywood... / Crédits : .
Né le 6 juin 1944 à Saïgon, c’est dans les années 60 que le Serpent commet ses premiers larcins et atterrit derrière les barreaux. A l’époque, il a 19 ans et écope de trois ans de réclusion. Il tente ensuite de se ranger, quand il rencontre sa première épouse. Mais en 1970, il récidive. « Trop habitué à vivre dans le luxe », indique Jean-Charles Deniau au micro de RTL, qui consacre au Bikini Killer une émission en octobre dernier. Le Serpent retourne en prison pour le vol d’une voiture. Il est rapidement libéré et quitte la France pour Bombay, en Inde. Depuis la capitale économique du pays continent, Charles, qui collectionne les identités, reprend les vols et les trafics de pierres précieuses.
Comme à son habitude, Charles voit les choses en grand. Il décide donc de braquer la bijouterie de l’hôtel gouvernemental Ashoka à New Delhi en passant par la chambre de la chanteuse et danseuse Gloria Mandelik après l’avoir séduite et lui avoir promis un emploi dans son « casino de Macao ». Le plan initial échoue mais avec un complice, ils inventent un autre scénario et s’emparent des bijoux. Ils sont interpellés à l’aéroport de New Delhi quelques heures plus tard. Dépeint par les médias comme un homme intelligent, c’est à ce moment-là que la légende de Charles commence véritablement à s’écrire.
Jusqu’au milieu des années 70, il n’a encore tué personne. Avec sa nouvelle compagne, une infirmière canadienne, il commence à arnaquer et détrousser des touristes, souvent junkies, après les avoir endormis avec un mélange de somnifères et de drogues. Certains, comme le Français Luc Salomon, y laissent la vie. « Charles ne pouvait pas ne pas savoir que le mélange somnifères et drogues serait explosif », assure Jean-Charles Deniau :
« Néanmoins, il a été acquitté pour toutes ces affaires parce qu’il n’y avait pas de preuves de sa culpabilité dans ces décès. »
Avec ses complices, à cette même période, il voyage à travers toute l’Asie. Il emménage finalement en Thaïlande. Son appartement sera la dernière demeure de certains touristes retrouvés pour certains en partie carbonisés. _« Il y en a au moins trois qui ont sans doute été assassinés par Charles Sobhraj », raconte Jean-Charles Deniau.
C’est aussi à ce moment-là qu’éclate une autre affaire, celle dite du Bikini Killer : Sobhraj aurait étranglé au moins une jeune femme avant de l’habiller d’un bikini. Il aurait ensuite abandonné son corps sur une plage, pour que les autorités pensent à une noyade. Il est soupçonné de cinq autres meurtres à cette même période. Au cours de notre second entretien, je le questionne à ce propos :
« A priori vous vous êtes confié à Charles Neville sur le déroulé d’un meurtre à Pattaya au cours d’un des entretiens menés pour la rédaction de votre biographie »
Lunettes au bout du nez, Charles marque un temps d’arrêt. « Je n’aime pas parler de lui, il m’a trahi et puis, vous savez, il est mort », me dit-il. Quand je lui demande frontalement s’il est coupable de certains meurtres, Charles Sobhraj nie.
Après l’affaire du Bikini Killer, il est recherché par Interpol. Il retourne en Inde et écope d’une peine de 12 ans après avoir tenté de droguer un groupe de 30 touristes originaires de Tarbes. Il parvient à s’échapper de prison une première puis une seconde fois, mais finit par se laisser rattraper. But de la manoeuvre? Voir sa peine indienne prolongée et éloigner le mandat d’extradition thaïlandais où il encourait la peine de mort jusqu’en 1997. Cette même année, sa peine se termine et il regagne la France après 21 ans d’emprisonnement à la prison de Tihar à Delhi. Obnubilé par la notoriété et l’argent, à peine libéré, au micro de RTL, il déclare :
« D’abord, je pense négocier pour mes contrats. »
Il reste dans l’Hexagone jusqu’en 2003, année où il s’envole vers le toit du monde. La légende raconte que Charles Sobhraj a été arrêté après avoir été reconnu par un journaliste dans les rues de Katmandou. « C’est comme vous dites, un mythe », commente Jean-Charles Deniau. En 2004, il est condamné à perpétuité pour le meurtre de deux touristes en 1975 au Népal. Jean-Charles Deniau qui, s’il ne doute pas que l’homme ait tué à certaines occasions, trouve cette affaire bancale :
« J’étais dans la salle d’audience le jour du procès et les seules preuves étaient des documents falsifiés et le livre du journaliste Thomas Thompson »
Pour le journaliste comme pour Maître Isabelle Coutant-Peyre, son avocate française, il y aurait une machination orchestrée, en grande partie, par Herman Knippenberg, un ancien consul des Pays-Bas en poste en Thaïlande au moment de l’affaire du Bikini Killer.
Il rêve toujours de faire fructifier ses crimes
Dans les premières minutes de notre premier entretien, carnet de santé à l’appui, il évoque immédiatement ses problèmes de santé. Il m’explique en penchant son visage émacié dans ma direction :
« Comme j’ai bientôt 74 ans et des problèmes cardiaques, je vais faire jouer l’article 186 du code népalais qui octroie une réduction de peine de 50% aux septuagénaires parce qu’il faut que je me fasse opérer. Mais hors de question de faire ça ici, au Népal. »
Charles pense bientôt regagner la France en homme libre :
« Mon dernier procès a été jugé illégal par une instance internationale et j’ai demandé 7 millions de dollars de dommages et intérêts. »
Son avocate Maître Coutant-Peyre confirme ses propos:
« J’ai fait condamner le Népal par le Comité des Droits de l’Homme des Nations unies pour toutes les violations possibles du pacte international des droits civils et politiques : fabrication de preuves, violations du contradictoire, violation de la présomption d’innocence… Le dossier népalais est vide ».
Après une opération à coeur ouvert au Népal, en juin dernier, Charles est toujours emprisonné à Sundhara. « Quand je sortirai, je partirai avec Nick Hall réaliser le documentaire en retraçant mon itinéraire en Asie », m’avait-il indiqué avec un franc sourire lors de notre dernière entrevue. « En 1997, il pensait vendre ses droits 15 millions de dollars à Hollywood », complète Jean-Charles Deniau au micro de Jacques Pradel sur RTL en octobre dernier.
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