Je venais d’atterrir à Paris. C’était il y a deux semaines à peine. J’étais en vacances en Colombie, où je suis née. J’ai été humiliée au guichet de la police des frontières, en plein milieu de l’aéroport. Ce jour-là, on m’a bien fait comprendre que je n’étais qu’une pute trans’ qui méritait de rentrer dans son pays.
« Qu’est-ce que vous venez faire en France ? ». J’y habite depuis 15 ans.
J’ai d’abord croisé un homme en arrivant au guichet. Il a été très avenant et m’a salué poliment : « Bonjour Madame ». Tout allait bien jusqu’à ce qu’une femme prenne le relais. Elle était postée juste derrière lui. C’était sans doute sa supérieure. « Donnez-moi ça ! », elle lui a lancé.
Elle a dit « ça », oui. Et elle m’a prise à part devant tout le monde en regardant ma carte de séjour.
« – Qu’est-ce que vous venez faire en France ? ».
C’est la première chose qu’elle m’a demandée. Je lui donne mes papiers. Elle poursuit :
« – Vous savez que les papiers ne sont valables que jusqu’à demain ? »
Ma carte de séjour expirait le lendemain, mais je n’étais pas dans l’illégalité sur le moment. J’avais le droit de rentrer sur le territoire. Mon titre de séjour était en cours de renouvellement quand je suis partie en vacances et je savais très bien qu’à mon retour de Colombie, ils allaient m’emmerder à Roissy, mais je ne m’attendais pas à ça.
Je dois demander de nouveaux papiers chaque année, depuis 10 ans. Ce parcours du combattant, c’est la carte de séjour « vie privée et familiale ». On me l’a accordée pour des raisons de santé : je suis séropositive.
« Vous travaillez monsieur ? »
Depuis 10 ans, que je renouvelle ce papier une fois par an, j’étais persuadée d’avoir cumulé des droits, d’être « légitime », comme on dit.
La flic a pris son téléphone pour appeler la préfecture. Je suppose que c’était la préfecture, car elle m’a demandé ensuite si j’avais une convocation pour aller chercher ma nouvelle carte de séjour.
Elle a levé son menton, m’a regardée de haut :
« – Vous travaillez, Monsieur ? »
« – Oui, je travaille en tant que directrice pour une association d’aide aux personnes trans’ ».
J’ai exercé mon métier de travailleuse du sexe pendant 20 ans. Une fois que j’ai eu assez de sous de côté, j’ai arrêté pour soutenir la communauté. On a fondé l’association Acceptess T avec des amies pour lutter contre l’exclusion sociale et les discriminations des transgenres.
Elle m’a lancé au moins huit « Monsieur » en s’adressant à moi. / Crédits : Sarah Lefèvre
« – Ah… Il dit qu’il travaille… », a-t-elle répondu à l’autre bout du fil, toujours avec le même mépris.
Elle le faisait exprès. Elle m’a lancé au moins huit « Monsieur » en s’adressant à moi.
Discrimination ordinaire, en uniforme
« C’est comme si elle m’avait dit : “Je te mets-là et tu ne peux rien faire, tu pourras pas t’en sortir, t’es piégée.” »
Giovanna Rincon, femme transgenre
Je suis l’unique personne de la file qui a eu le droit à un interrogatoire et devant tout le monde. Tous les gens qui attendaient dans la file nous entendaient. On était juste à côté. Heureusement que je sais où je vais, que je suis habituée à me défendre. Imaginez la même séquence avec une femme trans’ plus fragile, en plein milieu d’un aéroport ? C’est comme si elle m’avait dit : « Je te mets-là et tu ne peux rien faire, tu pourras pas t’en sortir, t’es piégée. »
Elle m’a rendu mes papiers. Et m’a dit :
« – Au revoir Monsieur. » Elle persistait !
J’ai fini par m’énerver :
« – Mais ça va pas ou quoi ? Qu’est-ce qui vous donne le droit de nous traiter comme ça ? Vous n’avez qu’un uniforme. Rien ne vous autorise à nous humilier ! »
Lors de son dernier voyage en Colombie, elle a franchi la première étape : inscrire “sexe féminin” sur son extrait d’acte de naissance. Elle pourra bientôt faire la même chose sur l’ensemble de ses papiers d’identité, en Colombie, comme en France.
« – Oui monsieur, au revoir Monsieur. », répétait-elle.
J’ai insisté et elle a menacé de ne pas me laisser « entrer sur le territoire »…
Je vais porter plainte pour discrimination, délit de faciès et transphobie direct. Je m’appuie sur la loi relative à l’égalité et la citoyenneté, décision du conseil constitutionnel du 26 janvier 2017, qui s’est prononcé sur l’introduction de la notion d’identité de genre dans différentes dispositions pénales réprimant la transphobie. J’ai un témoin, mon partenaire qui était avec moi et qui a enfin compris ce qui se passe au quotidien.
« Qu’est-ce qui vous donne le droit de nous traiter comme ça ? Vous n’avez qu’un uniforme. Rien ne vous autorise à nous humilier ! »
Giovanna Rincon, femme transgenre
On est trans et on a (aussi) droit à la vie privée
François, mon compagnon français, était devant moi et avait déjà passé le portique. Il s’est demandé ce qui se passait quand il a vu la flic m’éloigner du guichet. Il a réussi à me rejoindre et le plus fabuleux dans l’histoire, c’est qu’il a réalisé à ce moment-là ce que l’on vit au quotidien. Il ne se rendait pas compte de cette violence raciste, transphobe et putophobe.
Après coup, il m’a dit :
« – On est mal barrés en France. On ne peut plus dire que la police est là pour nous protéger. Et puis, quelle dignité pour les femmes cette personne défend-elle ? »
Heureusement que François sait tout de ma vie : elle aurait pu sortir tout mon casier judiciaire devant lui. J’ai été arrêtée plusieurs fois pour racolage quand j’étais travailleuse du sexe.
Ça m’est déjà arrivé une fois lors d’un contrôle routier. On était quatre dans la caisse avec des amis. J’ai donné mes papiers au flic qui m’a posé plein de questions sur mon passé. Mes amis riaient parce qu’ils savaient, mais si j’avais été avec des inconnus ? Il n’en savait rien lui, après tout. Quel est le droit à la vie privée pour nous les personnes trans’ ? En fait, tout est lié à notre apparence. Si tu es conforme aux normes binaires, tu es à l’abri de toute discrimination. Quand tu es grosse ou noire et que l’on voit que tu es trans’, on te méprise pour plusieurs facteurs : transphobie, xénophobie, racisme, putophobie… C’est la totale.
Le délit de faciès au guichet a des implications au quotidien
Le délit de faciès au guichet, c’est une question qui entrave l’accès aux droits et à toute sorte de bénéfices sociaux comme le logement, la santé, l’emploi, l’éducation. Quelle mesures pourrait-on prendre pour s’attaquer au délit de faciès pour les trans’ et pour tout le monde en général ?
« Il faut une vraie convergence de tous, contre tout délit de faciès. » / Crédits : Sarah Lefèvre
Je pense que nous avons besoin de travailler beaucoup contre la dictature des apparences. Nous devons faire valoir le droit des personnes d’être ce qu’elles sont pour lutter, non seulement contre la transphobie, mais aussi contre toute autre forme de discrimination. Le délit de faciès est très présent dans la société française. Il faut nous donner plus de places à nous, associations trans, pour rencontrer les collégiens, les lycéens, les pouvoirs publics et l’ensemble de la société civile auprès de laquelle nous devons lutter contre les préjugés.
Oui, d’autres minorités sont victimes de délit de faciès, mais sont-elles toutes sensibles au délit à ce que nous vivons nous ? Il faut une vraie convergence de tous, contre tout délit de faciès. La question trans’ ne doit être ni oubliée, ni mise dans l’indifférence.
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