« J’ai fait le larbin pour eux pendant 15 ans et on m’a viré comme une merde », débite Ali Madani, attablé à l’étage du KFC de Fréjus (83). Depuis trois ans, le postier de 41 ans est en boucle. Le 19 avril 2021, alors qu’il était responsable d’équipe dans le golfe de Saint-Tropez, son employeur l’a licencié. La Poste l’accuse d’avoir fait pression sur deux collègues féminines avec lesquelles il aurait eu des relations intimes. De son côté, Ali dénonce un acharnement, basé sur un faux témoignage, lié à ses origines et ses nombreuses alertes sur les dérives managériales du site. Entre blagues racistes et mensonges grossiers, les attestations de 48 salariés transmis à la justice, consultées par StreetPress, sont accablantes.
« Cette affaire est choquante. On ne peut pas briser la vie de quelqu’un sans aucun élément tangible », s’alarme Pierre Cuenca, délégué syndical CFDT. « J’étais un arabe qui dérangeait, un arabe de trop. Ils voulaient rester entre eux », estime Ali. L’ancien cadre a saisi les Prud’hommes pour licenciement abusif, harcèlement moral et discrimination liée à ses origines.
Bienvenue au bureau de poste toxique de Grimaud
Pour le Franco-Algérien, les galères commencent en 2019, lorsqu’il rejoint l’établissement de Grimaud, dans le Var. Après des années à gravir les échelons en acceptant des postes jusqu’en Savoie (73), le postier réussit à se faire muter près de chez lui. Le site est à trente minutes de Puget-sur-Argens, son village natal. Il est l’un des trois responsables d’équipe, en charge de 20 facteurs. Mauvaise surprise : l’ambiance est exécrable et le favoritisme règne. « Les chefs donnaient les tournées les plus compliquées aux Maghrébins ou ceux dont la tête ne leur revenait pas », confirme David, quadra nordiste qui a bossé huit mois dans l’agence en 2019, joint par StreetPress au téléphone. Dans son attestation, Youssef (1), facteur franco-tunisien, évoque une responsable qui lui aurait fait « des réflexions sur [ses] origines » et lui aurait balancé :
« On n’est pas au quartier. »
Ali, qui « ne supporte pas les injustices », prend parti pour les postiers harcelés. Selon lui, les deux factrices qui martyrisent leurs collègues ont le soutien des deux autres responsables. Dans le dossier judiciaire, huit factrices et facteurs témoignent avoir subi du harcèlement quand ils étaient à Grimaud, seulement soutenus par Ali. Parmi eux, Julien (1), victime d’homophobie, est par exemple insulté de « PD de merde qui roule du cul » par une factrice tandis qu’un responsable le salue d’un « bonjour Madame ». Julien alerte Monsieur R., le responsable des ressources humaines, qui fait l’autruche. Il y a aussi Maria (1), qui témoigne avoir quitté La Poste après son expérience à Grimaud pour « sauver sa vie » : « Aucun encadrant n’a pris de dispositions disciplinaires contre ces deux agents. » Ali résume, amer :
« Je me suis frotté à une direction qui ferme les yeux sur le harcèlement. »
En prenant la défense des discriminés, Ali est pris en grippe par les autres cadres. David, le facteur ch’ti, rapporte dans son témoignage un échange marquant. Alors qu’il se rendait dans le bureau du RH, il entend Monsieur R. lancer à un collaborateur :
« Au vu de son nom, c’est quand même étonnant qu’Ali soit monté aussi rapidement dans la hiérarchie en si peu de temps. »
« Ensuite, ils se sont mis à rire », complète David. D’autant qu’au goût du RH, Ali ne s’exprime pas assez bien pour un manager. Dans un mail, il lui demande de suivre un cours de « communication orale ». Autre sujet de discorde : les prestations sociales pour ses enfants, qui ne viennent pas, malgré les relances d’Ali. « Tu nous coûtes cher à Noël », lui aurait fait remarquer Monsieur R., un jour de décembre. Ali est également le seul cadre dont le nom n’apparaît pas dans l’organigramme officiel de Grimaud, contrairement à des salariés subalternes arrivés après lui. Dans son attestation, le saisonnier Reda (1) déclare :
« Ali Madani était le souffre-douleur de nos responsables. À mon sens, c’était de la pure jalousie. Aux pauses café, les gens disaient qu’ils auraient aimé l’avoir comme chef. »
Après 15 ans de métier, Ali Madani a été viré de La Poste sans ménagement. / Crédits : Lina Rhrissi
Faux témoignage et vidéo porno
À Grimaud, Véronique (1), factrice d’une cinquantaine d’années, a la réputation de ne pas apprécier les étrangers. « Je n’aime pas les arabes, c’est une sale race », crache-t-elle après s’être disputée avec un facteur d’origine maghrébine, une scène confirmée par une autre postière dans une attestation. Se retrouver sous les ordres d’Ali la met en rogne. À l’un de ses collègues, Véronique confie :
« Je n’aime pas les arabes et notre chef en est un. »
C’est principalement sur son témoignage que repose le licenciement d’Ali. Le 16 février 2021, il est convoqué par son N+1, Monsieur V., et par son RH. D’après Véronique, il aurait eu des relations sexuelles avec deux collègues sur son lieu de travail, aurait diffusé une vidéo porno sur son téléphone et aurait vendu des décodeurs pendant ses horaires professionnels. Dans un courrier envoyé à la justice, Ali écrit :
« Pendant une demi-heure, j’ai été humilié et j’ai subi un chantage consistant à brandir l’arme du licenciement pour faute grave afin de m’inciter à reconnaître la diffusion d’une vidéo pornographique. »
Deux jours plus tard, il est mis à pied et sommé de rendre son facteo – le téléphone pro des postiers, et ses clefs d’entreprise.
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Un conseil de discipline sans queue ni tête
Le mois suivant, un conseil de discipline lunaire se tient au siège régional à Nice (06). Pendant quatre heures, les élus de la CFDT venus assister Ali démontent une à une les accusations, démenties par tous les salariés qu’ils ont interrogés, à l’exception de Véronique. Les syndicalistes décrivent un dossier « monté de toute pièce ». Lorsque le verdict tombe, ils n’en croient pas leurs oreilles. Tous les griefs initiaux sont annulés et un qui n’existait pas dans la procédure est retenu pour justifier le licenciement pour faute réelle et sérieuse. Ali aurait menacé des collègues de représailles. Résultat : le cadre n’a jamais pu se défendre contre cette nouvelle accusation. Pierre Cuenca, secrétaire du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de Grimaud, était présent au conseil de discipline :
« On a essayé de l’accuser d’à peu près tout et il est finalement licencié pour des “pressions” alors qu’il n’avait plus aucun contact avec personne. C’est un dossier vide. »
Ali Madani a porté plainte au commissariat pour dénonciation calomnieuse contre Véronique, le directeur du site, et le RH. Interrogé par la police au sujet d’une salariée qui l’accuse de lui avoir attribué des propos mensongers, Monsieur R. répond : « Je n’y peux rien si elle a changé d’avis. »
Front pour la libération d’Ali
Après son départ, les collègues d’Ali noircissent le cahier CHSCT, sorte de cahier des doléances de l’instance représentative du personnel. Nombreux sont ceux qui louent ses compétences managériales et sa joie de vivre. Un facteur écrit :
« Je trouve que depuis le départ de Monsieur Madani, l’ambiance est très pesante, on ne sait plus à qui faire confiance. Je n’ai jamais vu autant de méfiance ! »
Trois pétitions sont signées par 140 agents qui l’ont connu et attestent de son professionnalisme et son honnêteté. La Poste aurait-elle paniqué face à cette vague de soutien ? Le 21 avril 2021, avant même d’en informer le principal concerné, le directeur du site réunit tous les salariés de Grimaud pour leur annoncer le licenciement d’Ali. Il leur interdit de parler de lui ou d’écrire à son sujet dans le cahier CHSCT. Selon un syndicaliste, la direction aurait ordonné à des agents de ne pas signer de pétition. Quant au supérieur hiérarchique direct d’Ali Madani, Monsieur V., qui a finalement témoigné en sa faveur, il aurait reçu un avertissement.
Selon nos informations, ni les deux autres responsables d’équipe de Grimaud, ni les factrices accusées de harcèlement ou de propos discriminatoires n’ont été sanctionnés. « Pourquoi avoir laissé passer “Je n’aime pas les arabes” ? Si ce n’est pas du racisme, c’est quoi ? », s’insurge Ali. Le délégué syndical Pierre Cuenca reconnaît :
« Je pense qu’Ali n’était pas tout à fait traité comme les autres. »
Racisme made in Fréjus
Ali était le seul agent en CDI d’origine maghrébine de Grimaud. « Ici, on est dans la zone la plus raciste du Var », explique l’enfant du pays. Son père Mohammed a travaillé toute sa vie comme agent de maintenance pour la mairie de Puget, village voisin de Fréjus. Le fief de David Rachline, vice-président du Rassemblement national (RN).
Ali avait 24 ans quand il a rejoint La Poste. « J’aimais tellement mon travail. Je ne leur ai jamais demandé une heure sup’. Comment ils peuvent mentir comme ça ? », bouillonne le père de cinq enfants, qui rembourse un prêt immobilier. Du jour au lendemain, ses revenus ont été divisés par deux. Dans un courrier, son médecin indique qu’il a « des troubles anxio-dépressifs majeurs suite au harcèlement au travail rapporté ». En arrêt maladie, Ali tient le coup grâce à un cocktail d’antidépresseur, d’anxiolytique et de somnifères :
« J’étais un mec nickel. J’avais tout dans ma vie. Ils me l’ont ruinée. »
Si ses plaintes au commissariat ont été classées sans suite, le délibéré de son audience du 23 août dernier aux Prud’hommes se fait attendre. L’un des conseillers – les juges non-professionnels qui siègent aux Prud’hommes – était directeur délégué régional La Poste pour la région Paca jusqu’en 2021. Un conflit d’intérêt en perspective ? Contactée, La Poste n’a pas souhaité commenter une procédure juridique en cours et précise qu’elle interdit « toute forme de discrimination ou de harcèlement ».
(1) Le prénom a été modifié.
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