« Mon père m’a accompagnée à l’aéroport et m’a dit que j’étais courageuse. » En juillet dernier et pour la première fois, Inès, 23 ans, s’est rendue seule en Tunisie, le pays d’origine de sa famille paternelle. Elle y est beaucoup allée quand elle était petite, presque tous les étés. Avant que les habitudes ne se tarissent autour de ses huit ans. Difficile d’expliquer ses frustrations, mais dès l’adolescence, la franco-tunisienne ressent un manque à combler. Déjà, elle s’est promis d’apprendre l’arabe :
« J’avais trop honte de ne pas savoir le parler. Je le cachais presque : dans la rue, je disais les deux ou trois mots que je connaissais avec l’accent et j’essayais de couper court à la conversation. »
« Petite, je voyais mes copains d’origine maghrébine partir tous les étés. Ils parlaient tous leur langue natale. Je me sentais un peu à part », raconte cette fois Sarah. Avec ses 34 années de recul, la Franco-algérienne réalise qu’elle aurait voulu apprendre le kabyle enfant. « Mais mes parents avaient peur que je sois perdue à l’école avec deux langues. » Derrière cet apprentissage, les deux femmes ont des envies plus vastes : retourner sur les terres de leurs ancêtres et comprendre la culture de leur famille. Alors elles ont entrepris – comme Hélio et Charlotte – un voyage initiatique dans le pays d’origine de leurs parents, et par extension le leur. Tous ont grandi en France et ont pris l’initiative, plus ou moins soudaine, de partir renouer avec une partie de leur identité.
En juillet dernier et pour la première fois, Inès, 23 ans, s’est rendue seule en Tunisie, le pays d’origine de sa famille paternelle. / Crédits : Louisa Ben
Au départ, la culture des grands-parents
« Ma mère me dit souvent que j’ai fait mes premiers pas en Algérie et dit mes premiers mots en France », rit Sarah. Souriante, posée, la jeune femme est arrivée à l’âge de deux ans à Saint-Chamond, dans la Loire (42). Depuis, pour des raisons qui lui échappent, elle n’est jamais retournée dans son pays de naissance. Sa relation fusionnelle avec ses grands-parents maternels a participé à son envie de le découvrir. Les voir vieillir aussi :
« Je n’ai pas envie de retourner pour la première fois en Algérie pour les enterrer. C’est horrible. »
Elle tente à plusieurs reprises de se rendre de l’autre côté de la Méditerranée. Mais sa mère s’y oppose. « Elle est partie au début de la guerre civile », précise Sarah. De 1992 à 2002, la guerre civile algérienne fait entre 100.000 et 200.000 victimes. « Elle y est restée bloquée un temps. Pour elle, sur place, c’est terrible. » C’est finalement à l’âge de 28 ans que la Franco-algérienne profite d’un voyage organisé par sa grand-mère et son père pour décoller avec eux.
Sarah est arrivée d'Algérie à l’âge de deux ans. Pour des raisons qui lui échappent, elle n’est jamais retournée dans son pays de naissance. / Crédits : Louisa Ben
L’un des premiers voyages d’Hélio à Madagascar, autour de ses huit ans, se fait également avec sa grand-mère. Sa présence réconfortante et ses petits plats lui rappellent ses souvenirs au large du sud-est de l’Afrique. « En grandissant, des saveurs ou des musiques me reconnectaient à ces moments-là », contextualise l’artiste de 30 ans, qui se définit comme non-binaire (1). C’est lors du décès brutal de sa mamie, qu’iel (1) imagine la possible disparition de cette partie de son identité :
« Elle représentait le pont entre ma famille diasporique et celle au pays. Alors, des connexions risquaient de se perdre. »
« En grandissant, des saveurs ou des musiques me reconnectaient à ces moments-là », explique Hélio, artiste d'origine malgache de 30 ans. / Crédits : Louisa Ben
Conflictualité
Commence un travail de documentation et d’apprentissage de l’histoire de la culture malgache. Première découverte : Joseph Gallieni – qui a donné son nom à sa station de métro à Bagnolet (93) –, un administrateur colonial français ayant de son vivant, entre 1849 et 1916, activement participé à l’expansion et à la consolidation de l’empire colonial. « Des membres de ma famille ont été tués sous son ordre. C’est limite une humiliation pour moi de prendre cette station de métro ! », s’exclame Hélio.
« Mon rapport à ma blanchité ou à ma famille blanche est conflictuel », avance Charlotte, 28 ans, droite dans ses bottes. Brune et élancée, la jeune femme est née de l’union d’une mère Marocaine et d’un père Français. « Elle s’est séparée de lui parce qu’il a tenu des propos racistes. » Elle énumère les multiples événements, regards et réflexions qui l’ont éloigné de sa « marocanité ». La langue de sa famille maternelle ? « Ma mère ne me l’a pas transmis parce qu’elle pensait que ça allait être une charge, un handicap… ». C’est en arrivant dans un lycée bourgeois d’Aix-en-Provence (13) qu’elle commence à se questionner :
« On savait que je m’appelais Charlotte mais on me regardait d’un air circonspect en me demandant si j’avais des origines. »
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Ses interrogations naturelles d’adolescente et de descendante d’immigrés se sont mélangées à l’assignation identitaire que la société lui a accolée. Au gré des déménagements avec sa mère, qui l’élève seule, les disparités économiques se sont adossées à ces problématiques. En classe préparatoire littéraire, « certains avaient des ordinateurs Mac en classe, quand d’autres n’avaient pas l’argent nécessaire pour manger à la cantine ». Ce moment de frustration lui permet aussi de s’affirmer : elle part en Licence d’histoire de l’art et s’intéresse aux artistes maghrébins et, par extension, à l’histoire de l’Afrique du Nord. Mais là encore, sa détermination est motivée par un rejet. « Hors sujet », lui fait comprendre la professeure, qui aurait préféré une présentation axée sur l’influence occidentale sur le travail de l’artiste choisi, plutôt que sur les influences maghrébines qu’elle a décrites. « Je me suis sentie humiliée et niée », confie-t-elle. Charlotte a depuis décidé de consacrer ses recherches exclusivement aux travaux d’artistes maghrébins :
« C’est grâce à ça que j’ai réussi à investir mon identité. »
Chez elle, affiches, objets, déco, tout fait référence à ses prises de positions politiques (2). Elle collectionne même fièrement des timbres et cartes postales marocains. « Dans un contexte où l’islamophobie devenait invivable, et où la peur devenait omniprésente et commençait à détériorer mon quotidien, j’ai décidé de partir au Maroc. » (2)
Hélio, d’origine malgache, complète :
« Pour refaire corps avec cet héritage et pour faire justice à cette histoire coloniale, c’était important de ne pas laisser ce lien-là disparaître. »
« C’était important de ne pas laisser ce lien-là disparaître », complète Hélio. / Crédits : Louisa Ben
« Suis-je légitime ? »
« Qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-ce que je viens chercher ou prouver ? » En janvier 2023, Hélio décolle pour la première fois vers Madagascar avec sa grande-tante. Conscient du risque de désillusion, l’artiste redoute de ne pas trouver sa place ou la part de son identité présumée à ce stade :
« Même si tu essayes de ne pas avoir trop d’attentes, tu as toujours une partie de toi qui tente de panser un manquement ou une blessure coloniale ou familiale. »
Bonne surprise, ses cours de malgache lui permettent de comprendre la plupart des conversations. Toutefois, aux yeux de ses proches sur place et des habitants, Hélio reste un « vazaha », « étranger » en malgache. « Au début, c’était vexant. » « Au calme », tempère Charlotte :
« Je suis blanche et j’avais fait mon travail pour ne pas être vexée si jamais on niait ma marocanité. »
Ses proches l’avaient même préparé avant son départ. « Et en fait, je n’ai jamais été autant validée ! Ça m’a débloquée. » Pendant une excursion, le guide ne la croit pas lorsqu’elle explique s’appeler Charlotte, raconte-t-elle. Il décide de la renommer Fatima. La jeune femme réalise « qu’on la voit et la reconnaît comme étant membre du pays », elle aussi. (2)
Quant à Hélio, à Madagascar, iel a fini par « faire la paix avec ça ». Ça n’était pas tout à fait faux. Et la vexation venait davantage de ses propres frustrations à rassembler ses identités. « Au final, je me sentais vraiment bien là-bas, comme chez moi. »
« Je me suis sentie à la maison tout de suite », s’exclame Sarah, la Franco-algérienne de 34 ans, à propos de son voyage initiatique de 2018. « Je me baladais dans le village avec mon père et découvrais de nouveaux membres de ma famille. » Émue, la binationale raconte son passage dans la clinique qui l’a vu naître, située à une heure de leur village. Elle est même entrée dans la salle d’accouchement de sa mère et a pu discuter avec le personnel médical. Un moment suspendu dans le temps pour la jeune femme. Depuis, elle est retournée en Algérie cinq fois.
Pour son prochain voyage, elle voudrait d’ailleurs partir avec des amis issus, comme elle, de l’immigration algérienne. Certains s’y sont rendus lorsqu’ils étaient enfants, d’autres jamais. « Réapproprions-nous notre pays, qu’on y construise nos propres souvenirs. »
« Je me suis sentie à la maison tout de suite », s’exclame Sarah, la Franco-algérienne de 34 ans, à propos de son voyage initiatique de 2018. « Je me baladais dans le village avec mon père et découvrais de nouveaux membres de ma famille. » / Crédits : Louisa Ben
Et depuis ?
Dans sa chambre de bonne parisienne, Inès est submergée par l’émotion quand elle raconte l’entre-deux identitaire dans lequel elle se trouve, pas facile à vivre. Elle évoque aussi ses frustrations après son retour de voyage. Partie pour un stage de langue, elle considère s’être trop laissée dépasser par sa timidité :
« Je n’ai pas vécu la vie sociale que j’étais venue chercher parce que j’étais trop focalisé sur l’école. »
L’étudiante voudrait poser des mots sur les choses implicites que lui a transmises son père : « La culture, la gastronomie, la pratique, les gestes, la manière de voir les choses », énumère-t-elle. Pour remédier à ce sentiment d’inachevé, la jeune femme prévoit d’y retourner. Celle qui rêve d’une carrière dans la recherche s’intéresse également de très près à la Tunisie et voudrait, là aussi, y faire un stage.
De son côté Hélio, continue d’investir et de découvrir sa culture d’origine à travers son art. Iel a obtenu une bourse de l’Institut français et s’est rendu sur place une nouvelle fois afin de poursuivre ses recherches artistiques avec l’objectif à termes « d’y habiter deux mois par an ».
(1) Une personne est non-binaire quand elle ne se reconnaît ni comme strictement femme ni comme strictement homme. « Iel » est le pronom personnel qui permet de désigner une personne, quel que soit son genre.
(2) Sur la demande de Charlotte, nous avons retiré ses portraits et clarifier certains propos.
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