« Allez les radasses ! » Sur scène, Ghost Elektra, grande perche longiligne coiffée d’une perruque bleu acier, sanglée dans une combinaison noire en résille, empresse son public à lâcher un billet pour ses performeuses. « Le botox, ça coûte cher à mes copines ! » Sa gouaille, sa personnalité piquante et son apparence intimident, avec son allure de pin-up mélangée à une reine des ténèbres tendance méchante Disney. Connue pour avoir fait partie des bâtisseuses de la nuit drag à Paris, la reine de 35 ans organise ce dimanche de juin son annuel Marché drag et queer. Depuis 2020, la petite institution réunit 80 artisans LGBTQI+ et 3.000 visiteurs, ce qui en fait l’un des plus grands événements de la communauté. Une scène qui tend à s’étendre, avec les succès récents des émissions de la franchise Drag Race, le télé-crochet des drag queens. D’anciennes candidates dont la suissesse Moon et l’espagnole Onyx Unleashed la rejoignent justement sur scène pour l’inévitable show de clôture du Marché, ovationné par le public.
Sur scène, Ghost Elektra, coiffée d’une perruque bleu acier et sanglée dans une combinaison noire en résille, empresse son public à lâcher un billet pour ses performeuses. / Crédits : Louisa Ben
D’anciennes candidates dont la suissesse Moon la rejoigne sur scène pour l'inévitable show de clôture. / Crédits : Louisa Ben
« L’économie drag peut encore se développer en France. Ghost est une des bonnes personnes pour le faire », contextualise en aparté Renata, une exposante avec sa marque de vêtements Janike Sommar. Cette année, Miss Elektra a pour la première fois étendu son Marché hors de Paris, à Montpellier, Lyon et Nantes. « Elle a fait beaucoup plus pour la commu que ce qu’elle pense. Elle a du mal à être appréciée à sa juste valeur », assure Cookie Kunty, forte personnalité de la seconde saison française de Drag Race qui a commencé à la même époque que Ghost. Cette dernière s’est d’ailleurs éclipsée, pour laisser briller les autres et retourner en coulisse se charger de l’organisation. Peut-être y restera-t-elle. Ce bout de scène doit être le dernier tour de piste de la surnommée « business bitch » du drag.
À 35 ans, et huit ans de carrière drag au compteur, Ghost Elektra raccroche les talons pour se consacrer à la production d’événements. / Crédits : Louisa Ben
Boss du commerce et langue de feu
« Faut s’activer chérie. » En coulisses, Ghost presse gentiment une baby drag qui n’a pas fini de mettre ses faux ongles. En public, tout roule ! Ghost maîtrise son équipe et son planning. En réalité, elle raconte facilement le stress que lui cause toute cette coordination. Ce que confirme Nathalie, créatrice de bijoux : « Elle est plus sensible qu’il n’y paraît ». Respectée par ses pairs, la queen a la réputation d’être une forte personnalité. « Ce n’est pas facile de travailler avec elle », reconnaît Cookie Kunty qui lui a donné sa première scène et lui diagnostique un (trop ?) grand perfectionnisme. Quand on fait remarquer à l’intéressée qu’elle a la réputation d’être un peu « chaotique », elle rétorque : « Pas plus que d’autres ! », du tac au tac. Elle reconnaît néanmoins avoir « le sang chaud » et le regret de quelques sorties assassines sur Instagram.
Ghost maîtrise son équipe et son planning. / Crédits : Louisa Ben
En coulisses, Ghost presse gentiment une baby drag qui n’a pas fini de mettre ses faux ongles. / Crédits : Louisa Ben
Le 9 février 2023, elle poste une vidéo où elle n’est ni maquillée ni habillée en drag. Lenny, l’homme derrière la drag-queen, déroule son parcours face caméra. Ghost apparaît quelques secondes plus tard, en tailleur rose cintré, col enflammé, perruque blonde sculpturale. En légende assassine est écrit :
« Étant donné que je ne ferai probablement jamais partie de la franchise, voici ma tape pour la saison 1 de Drag Race France. »
Pourtant sollicitée pour le casting de l’émission, la queen n’a pas été sélectionnée dans la shortlist. Vexée de ne pas avoir été retenue, elle a publié sa candidature. « C’était clairement un geste de frustration », reconnaît-elle aujourd’hui. Elle serait trop indocile pour le programme, pense-t-elle savoir. Cookie, sa collègue pionnière de la scène drag, a notamment été cyberharcelée pour sa franchise lors de la diffusion de la saison 2. « Ça n’était que de la taquinerie. Le public, malheureusement, n’est plus capable de voir ça », la défend Ghost. Qui – tout en saluant le rôle de l’émission dans l’assouplissement des normes de genre ces dernières années – regrette le temps où les looks venaient sans chichi de H&M et les vannes étaient bien moqueuses. « Des choses qui étaient OK il y a quelques années ne le sont plus aujourd’hui, parfois je trouve que ça va quand même trop loin. » C’était donc « presque » mieux avant, râle-t-elle, ajoutant :
« La réalité, c’est que je n’ai pas besoin de cette émission pour réussir. »
Le parcours de Ghost raconte l’évolution d’une culture, avec son lot de combats et de galères. / Crédits : Louisa Ben
Dark Mother
C’est à New-York, il y a plus de dix ans, que Ghost a fait ses premiers pas en tant que club kid, un courant punk cousin du drag. Son nom est directement inspiré de son make-up de l’époque, « avec un teint blanc, un peu clownesque ». À l’époque, Lenny atterrit dans la Grosse Pomme après avoir fait un premier stop à San Francisco en Australie. Ses études d’anglais semblent être un prétexte pour quitter le Val d’Oise, où il a grandi avec sa belle-mère. Ses deux parents sont décédés quand il était jeune, évoque-t-il, pudique. De retour à Paris, il travaille comme traducteur freelance, mais le drag s’invite à nouveau sur sa route quand un ami lui propose de le maquiller pour sortir un soir :
« J’adorais comment les gens me regardaient. »
« À nos débuts on performait sur un cageot de 1m50 sur 1m50 et on nous donnait 30 euros. » / Crédits : Louisa Ben
« J’adorais comment les gens me regardaient. » / Crédits : Louisa Ben
Lenny s’achète une palette des pinceaux pour préciser les contours du visage de Ghost. Les choses deviennent sérieuses le jour où la reine brune performe à la JeudiBarrés, la soirée hostée par Cookie Kunty dans le quartier de Bastille. Elle se choisit une spécialité qui colle à son tempérament : cracheuse de feu. La machine est lancée, et tout est à construire :
« À nos débuts on performait sur un cageot de 1m50 sur 1m50 et on nous donnait 30 euros. »
Ghost s'est jetée dans la bataille pour que leur art soit reconnu. / Crédits : Louisa Ben
Mais avant de pouvoir enflammer les scènes d’Europe, il a fallu batailler pour que les shows drags se fassent une place en soirée. Avec les copines de l’époque, Ghost se jette dans la bataille pour que leur art soit reconnu :
« Les gens avaient du mal à voir le drag comme une valeur ajoutée. On nous proposait de danser comme des poufs sur la musique du DJ. »
Il a fallu batailler pour que les shows drags se fassent une place en soirée. / Crédits : Louisa Ben
Le drag est bien plus que ça, elle le sait. Lenny, déjà populaire pour ses looks sur Tumblr, lance Ghost sur Instagram, qui devient une des queens les plus suivies d’Europe :
« Ça paraît ridicule parce que je devais avoir 9.000 followers. Mais à l’époque, en 2018 environ, c’était beaucoup ! »
« Elle était terrible, son téléphone sonnait quand c’était l’heure du post », se souvient sa collègue Enza Fragola. « Elle arrêtait tout pour poster. Mais ça a été efficace. » Elle comptabilise aujourd’hui presque 40.000 abonnés. Rares sont les queens à en cumuler autant sans passer par la case Drag Race.
Ghost est devenue une des queens les plus suivies d’Europe. / Crédits : Louisa Ben
Conquérir la capitale
Ghost Elektra voyage, bookée en Europe ou aux USA. La cadence s’accélère quand elle se lance dans la production événementielle : lassée de devoir choisir entre une soirée drag ou une soirée goth avec son mec, elle décide de fusionner ces deux univers. Elle lance la Tech Noire. L’entreprise est audacieuse : Ghost ne fait du drag que depuis un an, mais le succès est au rendez-vous. Grâce à son réseau international, l’organisatrice fait venir la star berlinoise Hungry – « une copine » – à sa première soirée. Surtout, elle fédère une communauté esthétique allant du punk à l’horreur. Pourtant, il faut encore batailler pour convaincre les lieux comme le Trabendo d’accepter des soirées drag ou tout simplement LGBTQI+. Qu’importe, Ghost se fraye un chemin et devient la reine des queens sombres.
Ghost Elektra a aussi lancé la Tech Noire. / Crédits : Louisa Ben
Pendant ces années de dur labeur, elle peut compter sur son compagnon, DJ résident de leur soirée la nuit et astrophysicien le jour. La passion pour la musique les réunit, mais Ghost gère désormais seule ses soirées :
« C’est difficile d’avoir deux capitaines sur un bateau et la nightlife, c’est un milieu compliqué. Je ne sais pas si on survivrait en étant tous les deux dedans. »
Dernier tour de piste, vraiment ?
Le Covid a été l’occasion pour Ghost de changer son équilibre. Son activité passe à 70% de production pour 30% de drag environ – contre l’inverse avant pandémie. L’événementiel n’est pourtant pas beaucoup plus reposant que le drag. Si le Marché est un succès public dès sa première édition en 2020, les entrées sur donation des trois premières éditions permettent tout juste à la queen de retomber sur ses pattes. Raison pour laquelle il est devenu payant en 2024. Il faut avoir les reins solides pour soutenir tout ça et avec l’âge, les problèmes de dos font souvent grimacer de douleur la reine :
« Faire du drag cinq fois par semaine, c’est vraiment s’abandonner. »
Elle en a marre, raconte-t-elle, de devoir être chauve et rasée tout le temps, et de ressembler à « un tic-tac ». Ce sentiment de perte de soi traverse tôt ou tard tous les artistes selon la pionnière :
« Tu mets un masque, tu crées un personnage, tu dois toujours faire rire, divertir et c’est épuisant. D’autres queens vont te dire que non, mais elles mentent. »
Alors terminado : elle vient de ranger Ghost au placard pour redevenir Lenny a temps plein.
Ghost en a marre, raconte-t-elle, de devoir être chauve et rasée tout le temps. / Crédits : Louisa Ben
Cette rentrée, la queen a toutefois fait une apparition à la 45ème édition de la Tech Noire, ses soirées qu’elle organise en club. Était-ce bien la der des der cette fois ? « À d’autres ! », répondent des collègues qui ne croient pas à cette retraite anticipée. En tout cas, Lenny est déjà en train de réfléchir à son prochain projet : « La réalité, c’est que produire des événements, c’est beaucoup de travail et de stress. Il faut être en club tous les week-ends jusqu’à 8 heures du matin, constamment regarder vers le futur [pour anticiper les tendances]. » Ouvrir un lieu culturel est une piste, « mais si c’est un truc qui ferme à minuit ».
Lenny vient de ranger Ghost au placard pour redevenir Lenny a temps plein. / Crédits : Louisa Ben
Article d’Apolline Bazin avec les photos de Louisa Ben.
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