« Je tiens à vous signaler qu’au sein de l’agence Adecco, […] on procède à un tri ethnique des intérimaires. En effet, les intérimaires sont classés en fonction de leur couleur de peau. Une distinction est faite entre les noirs et les non-noirs. » C’est par ces mots que commence la lettre explosive envoyée par Gérald Roffat le 1er décembre 2000 à l’association SOS Racisme. À l’époque, il est étudiant en licence de ressources humaines à l’université Paris Créteil. Le jeune homme, métisse, vient de faire un stage de six mois dans l’agence Adecco de Montparnasse, dans le 14ème arrondissement de Paris (75). Ce qu’il a vu l’a révolté. « Le pire, c’est que le stagiaire qui m’a expliqué ce que j’allais faire, était noir », se souvient le volubile Gérald Roffat, aujourd’hui âgé de 47 ans. « Les gens autour de moi se racontaient des histoires pour se justifier, mais moi je trouvais ça malsain. Ce courrier est la porte de sortie que j’ai trouvée. »
Ce 28 septembre 2023, après une procédure exceptionnellement longue, les délits racistes dénoncés par le lanceur d’alerte vont finalement être jugés. Le groupe d’intérim Adecco et deux anciens directeurs de l’agence Paris-Montparnasse ont été renvoyés en correctionnelle le 25 juillet 2021 par la Cour d’appel de Paris pour « fichage à caractère racial » et discrimination à l’embauche. 500 intérimaires du secteur de l’hôtellerie-restauration en Île-de-France entre 1997 et 2001 en auraient été victimes. Ils sont aujourd’hui quinze à se porter partie civile. StreetPress a eu accès aux documents judiciaires dans lesquels quatorze chargés de recrutement ou de clientèle témoignent de leur participation au fichage.
Les blancs recevaient des appels, les noirs faisaient la queue
Dans sa lettre, l’ex-stagiaire Gérald Roffat déroule : « Pour chaque intérimaire, le chargé de recrutement indique la mention PR1 ou PR2. Il ajoute la mention PR4 quand il s’agit d’une personne de couleur. (…) Lorsqu’un client d’Adecco demande un intérimaire, il peut tout naturellement demander un BBR [pour “bleu blanc rouge”, NDLR] ou un non-PR4. » Résultat : les intérimaires noirs sont servis en dernier et souvent cantonnés à la plonge, loin des regards des clients.
Nathalie Cantal, 54 ans, a toute suite accepté d’être partie civile quand La Maison des potes, qui porte plainte aux côtés de SOS Racisme, l’a contactée il y a dix ans. « J’ai compris le pourquoi des choses ! », s’exclame la femme d’origine antillaise, intérimaire pendant moins de deux ans chez Adecco dans les années 1990 :
« Je ne suis pas restée longtemps car on m’appelait rarement. Il n’y avait que des boulots en bas de l’échelle, pour débarrasser ou faire la vaisselle. Jamais en salle, alors que j’avais une formation. »
Elle espère que ceux qui étaient à l’œuvre « vont être sanctionnés durement. »
« On ne voyait pas ce qu’il y avait derrière leur bureau, mais on le sentait », raconte quant à elle Adrienne Djokolo, 59 ans. La Française née en République du Congo avait 31 ans lorsqu’elle a commencé à faire des missions d’intérim pour Adecco en 1995. « On partait très tôt le matin à 7h s’asseoir à l’agence pour attendre une mission. On repartait bredouille s’il n’y avait rien. Il n’y avait que des noirs, des arabes, des indiens… » C’est quand Adrienne arrivait dans les restaurants qu’elle voyait les intérimaires « blancs » d’Adecco. « Ils nous disaient qu’eux n’avaient pas besoin d’aller à l’agence. On les appelait directement chez eux pour les missions », rembobine la grand-mère, aujourd’hui en CDI dans une entreprise de restauration collective.
Adecco plaide… le bien des discriminés !
Quand Samuel Thomas, alors vice-président de SOS Racisme, reçoit le courrier de Gérard Roffat en décembre 2000, c’est le coup de tonnerre. Adecco est un mastodonte : le géant franco-suisse est l’agence d’intérim numéro un en France et dans le monde. Son emprise sur le travail temporaire ne cesse de grandir – son chiffre d’affaires s’élevait à 5,9 milliards d’euros en 2022.
Illico presto, Samuel Thomas va frapper à la porte de la justice. Une procédure est lancée. Le 31 janvier 2001, un huissier va récupérer le fichier PR4 à Montparnasse. Bravache, le militant anti-raciste se rend dès le lendemain sur les lieux avec une caméra cachée. Il tombe sur le directeur de l’agence et la directrice régionale d’Adecco qui avoue que le code PR4 sert bien à repérer les « personnes de couleur ». Les révélations inondent les infos pendant quelques jours. Les aveux des responsables sont même diffusés au JT de France 3 le 4 février 2001.
Devant la justice, le directeur de l’agence Adecco de Montparnasse a bien tenté de rétropédaler : le fichier PR4 concernait en fait les intérimaires ne parlant pas bien français, ayant des difficultés pour lire, écrire ou compter. Autre justification : le fichage racial serait pour le bien des intérimaires discriminés ! En 2001, lorsque la directrice de l’agence de Montparnasse reconnaît ses fautes dans le micro caché sous la chemise de Samuel Thomas, elle se dédouane aussitôt :
« La liste qui a été saisie par l’huissier, elle existe, c’est vrai que c’est une liste de gens de couleur. […] Le matin on ne les envoie pas au casse-pipe sur certains sites. »
Sans doute pour supporter de faire partie d’un système aussi immoral, certains employés de l’agence ont intégré cette idée selon laquelle le fichage protégerait les noirs de « situations fort désagréables ». Un audit interne mené en 2000 par Adecco envoie valser cette version. « Cet argument peut cependant être porteur d’effets négatifs : partant d’une bonne intention on renforce le jeu de la discrimination car, de fait, on l’entérine. »
Un racisme qui n’est pas caché
Les témoignages des anciens employés d’Adecco auprès des enquêteurs sont accablants. « Le code PR4 indiquait que le stagiaire était noir ou nord-africain », confirme à la police Mylène D., assistante de recrutement de 1999 à 2000. Petite subtilité qui sent bon l’apartheid : pour les Maghrébins, le classement dépend de la gradation de leur carnation et de l’humeur de l’agent derrière le comptoir. « Les arabes, on les mettait parfois dans la catégorie PR4, mais pas systématiquement. On les y mettait quand ils avaient un teint foncé », corrobore l’hôtesse d’accueil Sabrina O. « Je classais les nord-africains en PR3 sauf lorsqu’ils étaient noirs », confie une autre employée aux enquêteurs.
L’agence Adecco aurait mis en place ce fichage racial pour répondre aux demandes pressantes des entreprises, qui ne se cachaient pas. « Parfois le client était très franc et disait carrément qu’il voulait un “BBR”, un “gaulois”, un “blond aux yeux bleus” ou “un bon français bien de chez nous” », révèle Karine C. hôtesse d’accueil puis assistante de recrutement. Il y a aussi cette autre fois où un client lui passe un coup de fil en furie. Karine lui a envoyé un intérimaire métisse et il n’est pas content :
« Il était hors de question qu’il mette en face de sa clientèle “une personne pareille”, et il m’a demandé de lui envoyer quelqu’un d’autre alors même que l’intérimaire était à côté de lui. »
Disney voulait un personnel blanc comme neige
Le nom d’un gros client revient sans cesse : Disney. Derrière les décors féériques et la bienveillance de Mickey se cachaient des managers aux demandes racistes. « Le pire c’était avec la société Eurodisney qui ne voulait que des personnes de type européen », déballe Mylène D. Il arrivait que les employés d’Adecco parviennent à faire valider à Disney des intérimaires d’origine antillaise ou d’Afrique de l’Ouest chrétienne car leur nom avait une consonance française. Mais une fois que ces derniers débarquaient dans les hôtels et restaurants du parc d’attractions à Marne-La Vallée (77), les responsables appelaient les permanents pour leur demander de « changer la commande ». Ni Disney ni aucun autre client donneur d’ordres d’Adecco n’est poursuivi.
Comment autant de salariés ont pu accepter de telles requêtes ? Selon une chargée de recrutement, concernant Disney, le potentiel que représentait le groupe américain était tellement important pour Adecco, qu’ils devaient fermer les yeux :
« Les salariés d’Adecco chargés de Disney subissaient une forte pression (…) car Adecco voulait obtenir le gros marché. »
Pression du chiffre
Lorsque les chargés de recrutements arrivaient dans l’agence de Montparnasse, la mécanique raciste était déjà bien huilée. Elle s’entretenait par mimétisme. « Tout le monde remplissait les dossiers de cette façon depuis des années et j’ai fait comme les autres », dit l’un des témoins. Quitte à anticiper les demandes des entreprises. L’ex-stagiaire Gérald Roffat raconte qu’il a entendu son responsable tendre une perche à un nouveau client en lui demandant « si cela le dérangeait d’avoir un intérimaire de couleur. »
Contactée par StreetPress, Laeticia Gomez – déléguée syndicale centrale CGT chez Adecco – estime que, vingt ans plus tard, la discrimination reste une demande des entreprises utilisatrices. Et que les employés sont toujours sous pression. « Les salariés permanents ont un revenu de base relativement bas et des objectifs à atteindre pour obtenir leur part variable, qui peut doubler leur salaire. C’est une rémunération qui repose sur l’exploitation des travailleurs intérimaires », estime la cégétiste. Elle prend l’exemple des indemnités de fin de mission que les permanents seraient encore incités à supprimer de façon arbitraire aux intérimaires.
« Les discriminations raciales n’intéressaient pas grand monde »
Quand Nathalie, l’une des victimes du fichage racial d’Adecco dans les années 1990 désormais employée à la ville de Paris, a appris que le procès arrivait enfin, elle n’en revenait pas. « Je croyais que c’était une affaire enterrée. » Pourquoi ce procès a-t-il mis plus de vingt ans à venir ? D’autant que, depuis la plainte déposée en 2001, des jurisprudences sont nées. Adecco a été condamnée à deux reprises pour des affaires similaires. En 2009, Adecco et L’Oréal ont été condamnés à 30.000 euros d’amendes pour « subordination d’offre d’emploi à un critère discriminatoire ». La marque de beauté avait demandé à son prestataire des « jeunes femmes BBR » pour ses présentations. En 2011, c’est en Belgique que le groupe d’intérim a été condamné à verser 25.000 euros de dommages et intérêts pour « pratiques illégales de discrimination à l’embauche ». Cette fois, l’agence avait utilisé le code BBB pour « Bleu Blanc Belge ».
« J’ai prêté serment en 1973 et c’est la première fois de ma carrière d’avocat que je vois une affaire aussi longue », assure maître Jacky Benazerah, l’un des nombreux avocats de SOS Racisme. La faute à plusieurs non-lieux ordonnés par les magistrats, qui ont obligé l’association antiraciste à faire appel trois fois. « Il faut se remettre dans les années 2000. Les discriminations raciales n’intéressaient pas grand monde », précise l’avocat. Un faible intérêt de la justice qui a persisté. En février 2023, toujours dans l’attente d’une date pour le procès deux ans après le renvoi en correctionnel, l’homme de loi a fini par écrire au garde des Sceaux pour secouer le cocotier :
« Quinze jours plus tard, on avait enfin une date de fixation ! »
On ne peut pas être racistes, on fait travailler des noirs !
Un argument brinquebalant de la défense semble aussi avoir convaincu les juges : même si c’était à la plonge et moins souvent que les blancs, les victimes du système raciste de l’agence ont pour la plupart travaillé. Un des magistrats qui a prononcé un non-lieu écrit que la discrimination à l’embauche ne serait pas établie puisque « les intérimaires figurant [dans la catégorie PR4] avait pour autant, obtenu un certain nombre de missions, et ce, en dépit de leur nationalité étrangère ou de leur couleur de peau. » L’ancien vice-président de SOS Racisme et président de la Maison des potes Samuel Thomas s’insurge :
« Ce stratagème qui consiste à dire : “Regardez on embauche beaucoup de noirs” a fonctionné parce que les juges ont une vision binaire du racisme qui ne prend pas en compte les différences de traitement. »
Des liens étroits avec le gouvernement
L’image publique entretenue par la firme a-t-elle pesé dans la balance ? Ses moyens démesurés lui permettent de mettre en œuvre une com’ pleine de bons sentiments. Hasard du calendrier : en 2002, soit un an après la plainte de SOS Racisme, le groupe lançait « La Fondation The Adecco ». L’organisme caritatif affirme contribuer « à un avenir du travail juste et inclusif. » Depuis peu, Adecco peut aussi compter sur l’entregent de Sibeth Ndiaye. En janvier 2021, six mois après avoir quitté l’Élysée, l’ancienne porte-parole du gouvernement d’Emmanuel Macron est devenue la secrétaire générale France du groupe. La Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) a autorisé cette reconversion à condition que l’ex-macroniste s’abstienne de faire du lobbying auprès du cabinet présidentiel. Reste qu’entre Adecco et l’État, les relations sont au beau fixe. En décembre 2021, la ministre du Travail d’alors Elisabeth Borne signait une convention de partenariat avec le groupe dans le cadre du volet « inclusion » du Plan relance.
« Adecco a fait en sorte que le gouvernement l’intègre dans sa communication contre les discriminations. Ça a servi d’écran de fumée incroyable », tacle Samuel Thomas. « Depuis que l’entreprise a été mise sous le feu des projecteurs, la direction fait très attention et forme les salariés à recruter sans discriminer », détaille la syndicaliste Laetitia Gomez. Joint par StreetPress, Adecco assure que la lutte contre « toutes les formes de discriminations » est une « priorité » à « tous les niveaux de l’entreprise ». La multinationale réaliserait notamment des campagnes d’appels mystères pour s’assurer qu’aucune discrimination n’a lieu dans ses agences.
Si elle est condamnée, Adecco encourt une amende de 1,65 million d’euros. Les deux directeurs d’agence, eux, risquent 330.000 euros d’amendes chacun et jusqu’à sept ans de prison. Les deux hommes ont continué à monter les échelons pendant plusieurs années. L’un a même fini directeur commercial en charge de la stratégie de 120 agences, avant de quitter l’entreprise en 2020.
« Il faut crever l’abcès et admettre que ça a existé », espère le lanceur d’alerte Gérald Roffat, désormais cadre dans une fondation qui œuvre pour plus de diversité dans les recrutements. Le militant Samuel Thomas conclut :
« Au nom des valeurs de la République, une atteinte à la dignité humaine de cette ampleur doit faire l’objet d’une sanction publique. Une entreprise ne peut pas obéir à des commandes racistes pour faire du chiffre d’affaires. »
Illustration de Une par Marine Joumard.
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